Exclu mode: les habitudes de consommation des Belges

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Isabelle Willot

En ces temps de pandémie, Le Vif Weekend s’est penché sur la fashion sphère noir-jaune-rouge au travers d’une grande enquête. Les chiffres, commentés par des experts, dressent un panorama très instructif.

Nous avons vécu le confinement, avec son lot de stupeurs, d’effondrements, d’élans de solidarité. Un virus inconnu a forcé de grands pans de l’économie à retenir leur souffle, l’industrie de la mode y compris. Et par ricochet, les boutiques, les après-midi de shopping et les heures passées dans les cabines d’essayage. Restait l’achat en ligne… Beaucoup d’entre nous ont aussi émis le désir d’acheter belge, mais se sont sentis perdus.  » Il s’est avéré que ce n’était pas aussi agréable, lisse et facile que nous l’avions espéré, commente Ruth Goossens, rédactrice en chef du Vif Weekend et de Knack Weekend. Cela nous a fait réfléchir. Cette crise changeraient-elle définitivement nos comportements ? Les désirs de shopping physique seraient-ils bouleversés ? La durabilité et le local deviendraient-ils primordiaux ? Nous avons cherché des réponses par le biais d’une enquête.  » Du 25 juin au 5 juillet dernier, juste après la fin du lockdown, Roularta Research – pour les magazines Weekend mais aussi les autres titres féminins du groupe de presse ( Gael, Femmes d’aujourd’hui, Flair et leurs pendants néerlandophones) – a donc diligenté une étude online, soit 52 questions ouvertes et fermées, avec un taux de participation élevé – le panel s’élève à 3 133 répondants, issus de toute la Belgique.

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Les résultats se concentrent essentiellement sur les réponses données par les femmes – 91% des répondants étant de la gent féminine – de tous âges, de moins de 25 ans (7%) à 65 ans et plus (25 %) qui suivent les tendances (84%), détestent la foule durant les soldes (90%), trouvent que les marques belges devraient mieux communiquer sur leur belgitude (95%) et se disent prêtes à payer davantage pour une mode durable (76%). Tous ces chiffres encourageants, étonnants même, dressent un panorama très complet du secteur, que nous décryptons ici en profondeur.

Le prix : argument massue

A la question  » A quoi faites-vous attention quand vous achetez des vêtements ? « , plus de huit sondées sur dix (84%) répondent :  » le prix « . Suivent d’autres arguments, par ordre décroissant : le modèle et la coupe (76 et 59%), la couleur (53%), la durabilité (38%) et plus loin, le label mode belge (16 %).

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En tête des marques nationale connues et reconnues, Natan culmine à 51 %, devant Essentiel Antwerp (41%). Et quand on demande à quelles griffes nos enquêtées pensent spontanément quand il est question de création noir-jaune-rouge, aux côtés de Walter Van Beirendonck, Ann Demeulemeester, Dirk Bikkembergs et Dries Van Noten, on retrouve logiquement Edouard Vermeulen pour Natan. Le couturier s’en réjouit, avec modestie. Il sait que sa belgitude est boostée par la garde-robe médiatisée de la Reine Mathilde – même si ce qu’elle porte ne devient pas forcément un succès commercial.  » Historiquement, rappelle Marine Verdussen, directrice du bureau de communication de la griffe, la famille royale a contacté la maison Natan pour l’habiller et cela s’est transmis à la génération suivante.  »

Exclu mode: les habitudes de consommation des Belges

L’argument du prix, Edouard Vermeulen ne s’en étonne guère.  » Avant, les femmes entraient dans ma boutique et achetaient plusieurs pièces; aujourd’hui, elles réfléchissent, regardent le prix puis choisissent. C’est le cas surtout depuis l’arrivée des chaînes de fast fashion, de leurs propositions peu onéreuses et des remises affichées. C’est la raison pour laquelle j’attache une grande importance au rapport qualité-prix. Je veux conserver la qualité de mes matières premières, et j’y songe toujours quand je les choisis et que je construis mes collections. J’aime rappeler que tout chez moi est produit en Belgique, en Roumanie et en Italie, où l’on sait que la main-d’oeuvre est plus chère qu’ailleurs et que ce sera déterminant sur le prix de revient.  » Voilà pourquoi il a ouvert au public son atelier de couture de la place Brugmann.

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Une envie de montrer la création  » made in Belgium « , une transparence aussi, un effort de pédagogie même. Qui pourrait peut-être peser dans la balance, surtout quand on sait que 95% de nos sondées trouvent que les marques belges devraient communiquer plus clairement qu’elles sont de ce Royaume.

Le local : mal identifié et à valoriser

Il est clair que, à lire les résultats de notre enquête, le label noir-jaune-rouge est loin d’être bien identifiable. Une répondante sur cinq ne parvient même pas à mentionner une seule marque belge et quatre sur dix un créateur du plat pays. 42 % n’ont d’ailleurs jamais entendu parler des Six d’Anvers. Pas étonnant dans le fond car ce vocable fut donné par la presse étrangère à ce groupe de jeunes créateurs issus de l’Académie royale des beaux-arts de la cité portuaire qui firent parler d’eux dès le mitan des années 80.

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Ils s’appelaient, et s’appellent toujours, Dirk Bikkembergs, Ann Demeulemeester, Walter Van Beirendonck, Dries Van Noten, Dirk Van Saene et Marina Yee, c’était il y a perpète et  » la mode a la mémoire courte « , précise Kaat Debo, directrice du Modemuseum à Anvers.  » Il est facile d’expliquer que les jeunes ne les connaissent pas (74%). Une marque comme celle de Dries Van Noten appartient au segment supérieur, ils n’ont pas assez d’argent pour se l’offrir. De plus, on voit rarement la mode belge à la télévision. Cela ne correspond pas à la culture des célébrités d’aujourd’hui. Et puis, dans la mode et dans d’autres secteurs créatifs, les Belges doivent d’abord réussi à l’étranger avant d’avoir du succès ici…  »

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Quand il s’agit de définir la mode belge, il est logique que la qualité vienne en tête (52%), puis la cherté (40 %), la créativité (35%) suivis de loin par l’avant-gardisme (8%).  » Se vendre comme belge a donc des avantages, analyse Laure Capitani, coordinatrice de Wallonie Bruxelles Design Mode. Mais aussi des inconvénients. Les gens pourraient faire une croix dessus à cause du prix. C’est donc à double tranchant de communiquer sur sa belgitude. Il y a un subtil dosage à trouver pour présenter tous les arguments, en sachant que l’on ne parle forcément pas à tout le monde. Nous soutenons les entreprises belges, et c’est évident que, pour nous, acheter des marques nationales présente une série d’aspects positifs : on soutient l’économie locale, on obtient plus facilement des informations sur les produits et l’histoire de la maison, on peut avoir un contact avec les créateurs plus aisément et pour certains, l’expérience d’achat renforcée par la rencontre avec le créateur, cela a beaucoup de valeur. Enfin, on trouve des vêtements de qualité, ce qui signifie que l’on peut les porter longtemps, d’autant plus s’ils ont une valeur affective.  »

Or, d’après les chiffres, la cause  » verte  » titille les consommateurs et si elle est belge tant mieux, puisque 80 % des femmes sondées annoncent qu’elles achèteraient volontiers des labels d’ici et une sur quatre reconnaît que la crise du Covid-19 lui en a fait prendre conscience. Sans chauvinisme ni protectionnisme mal placés, juste en une attitude engagée qui veut que nous nous serrions tous les coudes.

Exclu mode: les habitudes de consommation des Belges
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En juin, une nouvelle campagne #Jachetebelge/Ikkoopbelgisch est dont venue à point nommé rappeler les talents de chez nous. En une conjonction des forces, elle réunit les trois organismes chargés de soutenir la mode à Bruxelles (MAD Brussels), en Flandre (Flanders DC) et en Wallonie (WBDM). Si 54,7 % des répondantes la connaissent en version langue de Vondel, seuls 14,4 % savent de quoi il retourne en francophonie – la différence tient notamment à son lancement antérieur au Nord. Via cette mission de sensibilisation, la plate-forme entend faciliter l’accès à l’information pour tous ceux que cela intéresse d’acheter local.

L’online : je t’aime moi non plus

Autre point interpellant, pour dénicher des vêtements et des chaussures, 74% des sondées préfèrent le shopping dans un commerce physique, selon notre enquête.  » Ce résultat ne m’étonne absolument pas : il est logique, commente Gordy Pleyers, professeur à l’UCLouvain et spécialiste des phénomènes d’influence. La mode fait partie des produits dits  » de recherche « , dont les caractéristiques peuvent être évaluées avant l’acte d’achat grâce à la possibilité de les inspecter en les voyant, en les touchant et en les sentant.

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 » On constate donc que, malgré toutes les technologies virtuelles modernes proposées par les marques, le consommateur garde un réel besoin d’essayer une pièce avant de l’acquérir.  » Il faut aussi souligner qu’il n’y a pas de parcours type au niveau de l’habillement, précise Angy Geerts, professeur de marketing à l’UMons. Par exemple, une personne peut repérer un article en ligne, décider de l’essayer en magasin et ?nalement l’acheter sur l’e-shop. Dans tous les cas, le passage en boutique reste nécessaire pour la recherche d’expérience… sauf si le client connaît la marque et lui accorde sa con?ance.  » Ce qui explique pourquoi trois sondées sur quatre déclarent faire du shopping online sur le webshop de leur magasin préféré.

Exclu mode: les habitudes de consommation des Belges

Et qu’en est-il du budget ? La majorité dépensent entre 50 et 250 euros par mois : 35% des sondés déboursent entre 50 et 100 euros ; 32% entre 100 et 250 euros. Un budget relativement léger qui ne surprend pas Angy Geerts.  » D’après des études universitaires, on retrouve plusieurs macro-tendances qui impactent le secteur du prêt-à-porter depuis des années. Il y a tout d’abord un intérêt des acheteurs vis-à-vis des enseignes comme Primark qui proposent du neuf à un prix très attractif. Ensuite, paradoxalement, on voit un intérêt pour une consommation plus ré?échie : les gens se tournent vers la slow fashion, les boutiques de seconde main et s’interrogent sur les paramètres de prix. En?n, on remarque aussi un regain d’intérêt pour les pièces plus onéreuses que l’on s’octroie une fois de temps en temps. Tout cela in?uence bien évidemment les dépenses.  »

Et la pandémie que nous vivons actuellement ne va certainement pas faire décoller le budget fringues des Belges. 65% d’entre elles déclarent que la crise liée au coronavirus a in?uencé leur comportement d’achat et une répondante sur deux affirme acheter moins de vêtements par rapport à l’ère pré-Covid-19.  » L’acheteur actuel ne perçoit plus du tout sa situation ?nancière de la même manière qu’avant – et ce, qu’il ait subi une perte de revenus ou pas, éclaircit Angy Geerts. Il laisse moins de place aux dépenses non essentielles, aux ‘achats plaisir’.  » Ce qui se répercute inévitablement sur l’industrie de la mode.

Les soldes : fans, mais jusqu’à un certain point

Et les soldes alors ? D’après notre enquête, 88% des répondantes estiment qu’il ne faut pas les supprimer. Un chiffre qui rassure Christine Mattheeuws, présidente du Syndicat Neutre pour Indépendants (SNI), puisqu’il représente également la voix des commerçants affiliés à l’organisation interprofessionnelle. En effet, entre 85 à 90% de ceux-ci partagent la même opinion. Si l’événement reste donc incontournable en Belgique, aussi bien pour les acheteurs que les vendeurs, il perd cependant du terrain au ?l des ans. Et, bien évidemment, il y a plusieurs causes à ce phénomène.

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Tout d’abord, l’émergence des réductions ponctuelles au cours de l’année à l’instar du Black Friday, des ventes de mi-saison, de diverses braderies mais surtout des offres conjointes – actions où le consommateur béné?cie d’un pourcentage ou de la gratuité d’un article à la condition d’en acheter plusieurs – qui peuvent légalement prendre place lors de la période de pré-soldes.  » Nous regrettons l’époque où le client était incité à attendre le début des soldes et, bien sûr, nous souhaiterions davantage de gardes-fous pour encadrer ces pratiques « , explique Benoît Rousseau, directeur juridique faisant office de porte-parole pour le Syndicat Des Indépendants et des PME (SDI).

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 » Les consommateurs ont l’habitude d’aller d’une ristourne à une autre, renchérit Christine Mattheeuws. De nos jours, payer un article au prix plein n’est plus la règle. Ce n’est pas tenable !  » Ensuite, inévitablement, la concurrence transfrontalière, online ou non, se rajoute à une équation déjà bien compliquée. Ainsi que le réchauffement climatique : les vagues de chaleur à la belle saison dissuadent les consommateurs de se déplacer et les hivers trop doux les incitent à laisser les pièces chaudes sur les tringles.

Cette année, suite à la pandémie, les soldes estivales ont été postposées au 1er août pour permettre aux commerçants d’écouler leurs stocks importants en faisant de meilleures marges. Une idée qui fait sens depuis longtemps pour le SNI et le SDI – hors crise sanitaire, bien entendu.  » Habituellement, les boutiques liquident déjà leurs pièces alors que la saison commence à peine « , illustre Benoît Rousseau. Pour Comeos, par contre, les mauvais chiffres des soldes d’été de 2020 s’explique, en grosse partie, par ce report.  » On a changé les habitudes des Belges et ceux-ci ont effectué leurs achats à l’étranger « , déplore Déborah Motteux, porte-parole de la Fédération du commerce et des services. Une chose est certaine : les chiffres sont  » catastrophiques « , selon les trois organismes interrogés qui s’accordent sur la diminution de 40% du chiffre d’affaires par rapport à l’année passée. La cause ? Ils pointent du doigt la restriction imposée par le gouvernement de faire ses achats seul. Ce qui empêche tout  » fun shopping « , celui qui est dispensable, au détour d’une balade, avec son (ou sa) partenaire, ses enfants, ses ami(e)s. On ne croise donc, dans les rues commerçantes, que des individus faisant des emplettes nécessaires.

La durabilité : une préoccupation croissante

Dernier point remarquable de cette étude : une sondée sur deux assure acheter de la mode durable… mais pas tout le temps. Les francophones semblent y faire davantage attention que les Flamandes : elles sont 9,6% (contre 4,9% côté néerlandophone) à en faire une préoccupation majeure. A l’inverse, seules 4,7% d’entre elles ne s’en soucient pas du tout contre 13,7 % au nord du pays. Des deux côtés de la frontière linguistique, on se dit prêt (76%) à payer davantage pour une mode durable, tout en admettant que cela dépend quand même du montant demandé. La mode durable n’est d’ailleurs perçue comme  » chère  » que par 3% des répondantes. Si l’on s’intéresse plus spécifiquement à la mode belge, seules 28,3% des femmes interrogées la considèrent durable et 17,6% produite de manière éthique.

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Parmi les critères entrant en compte pour l’achat d’un vêtement, la durabilité est plébiscitée par 38% des répondantes, un pourcentage identique à celui de l’importance accordée à la marque. On notera aussi que 33,6% des femmes francophones interrogées s’inquiètent du pays de production contre 13,4% seulement du côté des sondées flamandes. Une préoccupation trois fois plus importante chez les plus âgées (31% pour les plus de 65 ans) que chez les plus jeunes (10% pour les moins de 25 ans).

Ces chiffres sont jugés plutôt encourageants par Saana Abdessalem, coordinatrice d’achACT, une ASBL visant à améliorer les conditions de travail dans l’industrie de l’habillement, notamment.  » En 2020, plus personne ne veut porter des vêtements entachés par l’exploitation humaine, se réjouit-elle. Le consommateur se préoccupe clairement de la manière dont sont produits ses vêtements. L’enjeu consiste donc à l’avenir à faire mieux coïncider ces envies de consommer avec ce que les marques et les enseignes pratiquent… ou prétendent pratiquer « . Car le secteur reste très opaque : l’association peine encore aujourd’hui à obtenir des informations claires sur la manière dont les travailleurs du textile sont réellement rémunérés. Et s’ils peuvent compter ou non sur le salaire dit vital qui devrait leur permettre de vivre dignement et même d’économiser un peu pour faire face à l’un ou l’autre coup dur.

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Mais qu’entendent vraiment les sondées par durabilité ? Pour 72% d’entre elles, il s’agit bel et bien de vêtements fabriqués dans des conditions de travail honnêtes et sûres. Une conscience plus élevée (86%) chez les moins de 25 ans. Ce sont elles aussi qui s’intéressent (47,9%) à la présence de matières recyclées. Arrive ensuite, pour toutes (70%), l’idée que ces pièces pourront être portées longtemps. Et enfin qu’elles sont produites dans le respect de l’environnement (68%).  » Opter pour des produits de meilleure qualité devrait enrayer la course à la consommation frénétique, plaide Saana Abdessalem. Cela va à l’encontre du mantra de la fast fashion qui propose une multitude de collections par an afin de nous pousser à acheter des vêtements Kleenex que l’on porte quelques fois et que l’on jette. Un business model générateur de pollution massive. « 

Pour la militante, les chiffres de l’enquête démontrent que le consommateur, s’il est réellement prêt à changer son comportement d’achat, peut avoir une réelle influence sur la mode de demain. A condition qu’il se remette vraiment en question.

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