Gianni Versace s’expose: «Le bon goût n’existe pas» (en images)

Gianni Versace aux côtés des mannequins Carla Bruni et Naomi Campbell lors du Rhythm of Life Fashion Ball à Londres, en 1992. © getty images

Le Groninger Museum accueille la plus grande exposition de tous les temps dédiée à Gianni Versace. Le couturier italien, roi du kitsch et du glamour, est décédé il y a tout juste vingt-cinq ans.

Si Gianni Versace a sans doute été le couturier le plus important de sa génération, peut-être est-ce (aussi) parce que la concurrence allait mal. Dior était ringard et Gucci dans le creux de la vague. Chanel, la belle endormie, ne serait tirée de son sommeil que vers 1983 par Karl Lagerfeld. Ni Louis Vuitton ni Prada n’étaient alors actifs dans la mode. Et Yves Saint Laurent avait perdu de sa superbe.

La grande époque de la haute couture française faisait partie du passé et il faudrait attendre 1981, avec l’arrivée de François Mitterrand à la présidence, pour que l’Hexagone se réveille et que la génération des Jeunes Gens Mödernes fasse souffler un vent nouveau. De leur côté, l’Italie, et Milan en particulier, étaient montées directement après la Seconde Guerre mondiale dans le train du modernisme, à travers aérodynamisme, gratte-ciel, design industriel à couper le souffle, musique pop pétillante et cinéma de renommée internationale.

Marbre et déesses grecques

Giovanni Maria Versace arrive à Milan en 1972, juste avant son 26e anniversaire. Il a grandi à Reggio de Calabre où, après une formation en architecture, il a travaillé quelques années pour sa mère, qui régnait sur l’empire textile local, avec un magasin et un atelier où une douzaine de couturières réalisaient des robes de mariée à la chaîne. «A Milan, d’une certaine façon, Versace se sent alors comme un migrant, raconte Karl von der Ahé, l’un des curateurs de l’exposition Gianni Versace Retrospective, à voir à Groningue, aux Pays-Bas, jusqu’en mai prochain (voir aussi notre encadré). Il vient des régions pauvres du Sud, ce qui le rend différent non seulement en tant qu’individu mais aussi en tant que créateur. Son origine est importante si on veut réellement comprendre qui il est.»

Avec Kate Moss, en 1993.
Avec Kate Moss, en 1993. © photos: getty images

L’Italien commence comme couturier indépendant pour des marques telles que Callaghan, Complice, Genny et surtout Byblos, dont l’esthétique «sea, sex and sun» présente certaines convergences avec le vocabulaire que le créateur développera plus tard. Il y travaille en 1975 et 1976, soit une année avant de lancer sa propre marque en compagnie de son frère aîné, Santo, en tant que directeur commercial, et de sa sœur cadette Donatella, qui lui vient notamment en aide pour le stylisme. Une boutique voit le jour presque immédiatement, à la via della Spiga.

Un an et demi plus tard, Versace présente son premier défilé au théâtre de Lippstadt, à 50 kilomètres de Dortmund, à l’invitation du légendaire entrepreneur Albert Eickhoff, décédé récemment. Les mannequins Jerry Hall et Pat Cleveland sont de la partie. Sur les quelques photos floues qui sont restées de ces shows, on reconnaît déjà bien le style du créateur: un groupe de déesses grecques pose sur des escaliers, dans des tenues blanches inspirées par les ruines du Reggio de Calabre de sa jeunesse et des mythes de ses cours de latin et de grec à l’école secondaire. En haut de l’image, figurent trois mannequins sur des balançoires, dans des tons pastel tout en contraste.

Avec Karen Mulder, Linda Evangelista et Carla Bruni après le défilé Versace au Ritz, à Paris, en 1992.
Avec Karen Mulder, Linda Evangelista et Carla Bruni après le défilé Versace au Ritz, à Paris, en 1992. © photos: getty images

Le couturier aime le bleu ciel et le rose, l’or et les grandes épingles de sûreté dorées – comme dans la robe noire en soie que l’actrice Elizabeth Hurley portait en 1994 sur le tapis rouge de la première du film Quatre mariages et un enterrement, peut-être la plus célèbre de ses réalisations. Il chérit le marbre et les imprimés jungle, les divas et Dionysos, les angelots et les temples. Il adore le sexy. En guise de logo pour sa marque, il choisit une représentation de Méduse, beauté transformée par une Pallas Athéna jalouse en monstre terrifiant, avec une tête couronnée de serpents ondulants et un regard pétrifiant.

Elizabeth Hurley dans son iconique robe Versace, à l’avant-première de Quatre mariages et un enterrement avec Hugh Grant, en 1994.
Elizabeth Hurley dans son iconique robe Versace, à l’avant-première de Quatre mariages et un enterrement avec Hugh Grant, en 1994. © photos: getty images

Des gens sans tabous

Si Gianni Versace est porté aux nues, on méprise ses bimbos et himbos vêtus de ses tenues baroques, qui s’affichent souvent dénudés dans des campagnes signées Richard Avedon et Bruce Weber, notamment. «Il est, sans aucun doute, le fantasme de tout rédacteur photo, écrit The Guardian en 1994. Trop téméraire, trop vulgaire, trop sexy, le premier misogyne de la mode, selon certains.» Aux yeux de la police du bon goût d’alors, le styliste crée des habits pour les prostituées.

Lui prétend justement que le bon goût n’existe pas. Il estime qu’il faut être libre de faire et de porter ce que l’on veut: «Avec mes créations, je veux en premier lieu délivrer un message de liberté. Je fais des vêtements pour les riches et les pauvres, pour tout le monde, mais surtout pour les gens sans tabous. Les tabous empoisonnent la vie.»

De même cette citation exhumée par le magazine britannique Another il y a quelques mois: «Beaucoup d’hommes ont peur des vêtements, peur de se rendre ridicules, peur que leurs amis leur demandent pourquoi ils ne portent pas de veston ou de cravate. Mais qu’un chef de la mafia puisse entrer dans un restaurant parce qu’il arbore une cravate alors que l’on me refuse parce que j’ai seulement enfilé un tee-shirt, c’est contraire à toute morale.» Dans le livre Men Without Ties, consacré à la mode masculine de Versace, on retrouve ses messieurs tout en muscles habillés de chemises en soie XXL imprimées de décors baroques – tous boutons ouverts – et de jeans blancs.

Avec sa sœur Donatella.
Avec sa sœur Donatella. © photos: getty images

Dans ses campagnes de pub et ses shows, les femmes sont, elles, époustouflantes. L’Italien est associé à juste titre au phénomène des supermodels des années 90. Au défilé automne-hiver 1991, Naomi Campbell, Cindy Crawford, Linda Evangelista et Christy Turlington reprennent en chœur Freedom! 90 de George Michael au moment du final, en présence de Carla Bruni, Claudia Schiffer et Stephanie Seymour.

Les mannequins sont alors des popstars. La mode n’est plus seulement un business, mais aussi du pur entertainment.

«Versace a déclaré dans plusieurs interviews qu’il voulait être un créateur de son temps, et il l’était, plus que tout autre, souligne Karl von der Ahé, curateur de l’exposition néerlandaise. Et cela vient du fait qu’il comprenait les changements de la société. Armani a toujours été Armani. Un styliste élégant, bourgeois, du Nord. Versace était le créateur favori des nouveaux riches des années 80, les entrepreneurs qui avaient fait fortune à Wall Street, les épouses de footballeurs, les industriels de Russie et d’Europe de l’Est après la chute du communisme.

A côté de cela, il y avait les nouveaux médias de masse, MTV, la télévision commerciale de Berlusconi en Italie. Les gens aisés s’étaient jusque-là toujours cachés dans leurs châteaux. Mais les nouveaux riches voulaient être vus, sur le tapis rouge, dans leurs tenues extravagantes. Versace les a compris et leur a donné ce qu’ils voulaient.»

Bosseur et cultivé

Avec Armani, Versace impose Milan comme l’une des capitales internationales de la mode. Il ouvre la voie à des marques comme Dolce & Gabbana et, plus tard, Gucci, au temps où Tom Ford est à la direction artistique. On peut voir son influence dans le monde entier, de Guess aux Etats-Unis à Escada en Allemagne. Sa propre griffe devient un empire, avec des parfums à succès, une ligne de meubles et différentes marques satellites: Versace Jeans, V2, Versus, mais aussi de la haute couture, qu’il présente à Paris.

«J’ai commencé comme stagiaire au bureau des relations publiques de Versace à Paris en 1989, raconte Caroline Charles, qui gère aujourd’hui sa propre agence dans la capitale française. Finalement, j’ai travaillé presque vingt-cinq ans pour la maison. J’étais là quand il a présenté pour la première fois son défilé au Ritz, en janvier 1990. Je me souviens qu’il avait emmené toutes ses couturières et qu’il y avait fait loger toute son équipe. Après chaque show, il nous envoyait une petite carte ou un mail pour nous remercier de notre travail. Il était toujours très attentionné, et très curieux. Il me faisait toujours part des listes de livres et de disques dont il voulait chaque fois deux exemplaires. Un peu comme Karl Lagerfeld, avec qui il était très ami. Il était particulièrement cultivé. Il aimait l’art, nous devions le tenir au courant de toutes les nouvelles expositions à Paris. D’un autre côté, il pouvait littéralement nous hurler dessus si quelque chose tournait mal en coulisses. C’était une entreprise familiale. Lorsque j’ai eu des enfants, il voulait les voir régulièrement, le plus souvent le lendemain du défilé.»

Lire aussi: Milan Fashion Week: J-LO et sa jungle dress de Versace

Claudia Schiffer défile pour Versace à Paris, en 1995.
Claudia Schiffer défile pour Versace à Paris, en 1995. © photos: getty images

Gianni Versace est un grand bosseur, qui aime se coucher tôt, vers 22 heures. D’après les rumeurs, il préfère les bons repas aux soirées sur le dancefloor. Il déclare aussi que l’argent ne l’intéresse pas – «mais le dépenser, ça oui!». Il collectionne des antiquités et des œuvres d’art, et investit énormément dans l’immobilier. Dans le «triangle d’or» milanais, il achète le prestigieux palazzo de la famille d’éditeurs Rizzoli, dans la via Gesù, qui est aujourd’hui encore le siège principal de Versace. Son jardin sert d’ailleurs souvent de décor aux défilés de la marque. Il possède aussi une imposante maison sur le lac de Côme, baptisée la Villa Fontanella, et un penthouse à New York, qu’il échange plus tard contre un hôtel particulier de six étages avec de nombreuses œuvres de Picasso et Rauschenberg aux murs. Il n’a toutefois pas de maison ou d’appartement à Paris, où il séjourne toujours dans la même suite du Ritz.

Le gala de bienfaisance en faveur de la recherche contre le sida, organisé par Versace à New York, en 1992.
Le gala de bienfaisance en faveur de la recherche contre le sida, organisé par Versace à New York, en 1992. © photos: getty images

Une fin violente

Autre point de chute de prédilection du styliste italien: Miami Beach. C’est, en quelque sorte, à la fois le Dubai et l’Ibiza des années 90, soit le terrain de jeu favori des nouveaux riches, mais aussi un pays des merveilles pour les homosexuels où Gianni Versace – qui a fait son coming-out en 1995 – et son partenaire Antonio D’Amico, rencontré en 1982, se sentent libres. Le créateur y possède une villa datant de 1930, la seule habitation privée du célèbre Ocean Drive dotée d’un accès direct à la plage: la Casa Casuarina, achetée en 1992.

Tout s’écroule sur le seuil de ce merveilleux palais baroque le 15 juillet 1997. Une semaine auparavant, Versace présente son défilé haute couture au Ritz à Paris. Celui-ci détonne par son côté sobre et sombre, avec des crucifix d’inspiration byzantine. De la Ville lumière, le couturier s’est envolé avec son compagnon pour New York, et ensuite jusque Miami pour deux semaines de vacances, ainsi que pour préparer l’entrée en Bourse de la marque, prévue en septembre.

Le 14 juillet, le couple s’en va voir dans un cinéma local Contact, un film de science-fiction avec Jodie Foster. Le lendemain matin, Gianni Versace part avant le petit-déjeuner acheter des journaux et des magazines au kiosque du coin: Vogue, People, Newsweek, Entertainment Weekly, The New Yorker. Sur le chemin du retour, sur le seuil de la Casa Casuarina, il est abattu à 8h40 par Andrew Cunanan, 27 ans, un tueur en série qui a déjà assassiné quatre autres hommes cette année-là. Le créateur italien a tout juste 50 ans.

Carla Bruni dans un tailleur rose Versace, en 1995.
Carla Bruni dans un tailleur rose Versace, en 1995. © photos: getty images

Cette mort violente ne s’effacera jamais des mémoires, comme celle de John Lennon survenue sept ans plus tôt. Et l’héritage créatif de Versace est suffisamment solide pour lui survivre. Et pour grandir. Grâce à sa sœur Donatella, qui fait en sorte que la marque ne se démode jamais. Celle qui n’a cessé de puiser dans les idées, le glamour et le vocabulaire visuel de Gianni fait de Versace un monument pour son frère tout en écrivant sa propre histoire.

Gianni Versace Retrospective est à voir au Groninger Museum jusqu’au 7 mai. groningermuseum.nl

Versace aux Pays-Bas

Au Groninger Museum, dans le nord des Pays-Bas, se tient en ce moment une grande exposition consacrée à Gianni Versace. La rétrospective s’arrête à sa mort, en 1997. La marque qui porte son nom n’a pas été impliquée. Ce qui est, de nos jours, plutôt rare. Un grand nombre d’expositions dédiées à la mode sont en réalité des campagnes publicitaires déguisées. «Lorsque nous avons mis sur pied notre première installation sur Versace en 2016, nous avons contacté les avocats de la griffe et reçu le feu vert, expliquent les organisateurs Karl von der Ahé et Saskia Lubnow. Mais nous avons toujours précisé que nous n’étions pas liés à la société Versace. Nous sommes totalement indépendants et nous pouvons montrer tout ce que nous voulons, comme nous le voulons. Nous nous concentrons aussi sur Gianni Versace, la rétrospective ne parle pas de Donatella.»

«C’est notre quatrième projet autour de Versace, et le plus grand à ce jour. Nous avons commencé avec cinq collectionneurs qui voulaient nous prêter des pièces. Aujourd’hui, nous pouvons montrer à peu près toutes les tenues auxquelles on pense quand on parle de la marque italienne. Nous travaillons toujours principalement avec des collections privées, des collectionneurs et d’anciens collaborateurs de la griffe. En outre, nous recevons aussi pour la première fois deux robes en prêt du Metropolitan Museum de New York. Le musée nous a fourni la légendaire robe bondage d’Elizabeth Hurley et la robe que portait la princesse Diana pour la couverture de Vanity Fair. Nous présentons des vêtements, mais aussi des catalogues, des publicités, des photos de shootings pour des magazines et des vidéos. Le visiteur peut ainsi se faire une idée de ce que Gianni Versace a pu représenter à son époque et pourquoi il a eu tant de succès.» Gianni Versace Retrospective est à voir au Groninger Museum jusqu’au 7 mai. groningermuseum.nl

La Princesse Diana dans un tailleur rose Versace, en 1995.
La Princesse Diana dans un tailleur rose Versace, en 1995. © photos: getty images
Gianni Versace avec «ses» supermodels pour la collection printemps-été 1991.
Gianni Versace avec «ses» supermodels pour la collection printemps-été 1991. © photos: getty images
Donatella Versace et Elton John à New York, en 1991.
Donatella Versace et Elton John à New York, en 1991. © photos: getty images

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