« Gris et mornes » ou comment la fantaisie a disparu des vêtements pour hommes
Talons hauts, perruques, dentelles, nœuds… Il y a 200 ans encore, ces artifices faisaient partie de l’arsenal de ces messieurs comme de ces dames. Une fantaisie qui n’a plus lieu d’être, et qui pose question: pourquoi la mode masculine est-elle devenue si sobre?
Harry Styles en lainage pastel et collier de perles. Brad Pitt en tailleur-jupe. L’hybride de veste de costume et de cape théâtrale de Colman Domingo. La robe à jupon de tulle d’Eddie Redmayne. Ces tenues, audacieuses et flamboyantes, sont l’apanage des célébrités, qui ne se risquent toutefois pas à les arborer en dehors des tapis rouges ou du Met Gala. Où elles marquent tout de même les esprits, car il faut bien l’avouer: la mode masculine est ennuyeuse. Et ce n’est ni une insulte, ni un jugement de valeur, mais bien un constat.
Couleurs sombres, coupes sobres, de la rue aux rayons des boutiques, le choix de modèles et de fantaisies est bien plus limité pour les hommes que pour les femmes. Et si cela semble désormais être une norme acceptée, il n’en a pas toujours été ainsi. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se promener dans un musée et admirer les cols de dentelle et autres pantalons bouffants en brocart chamarré immortalisés par les grands maîtres, de Rembrandt à Van Dyck.
Du passé au présent
«Du XIIIe au XVIIIe siècle, il y avait une certaine porosité entre les vestiaires masculins et féminins», décrypte Nicola Brajato, chercheur en mode et genre à l’université d’Anvers, qui note toutefois qu’hier comme aujourd’hui, une distinction opérait selon le sexe. «Les hommes montraient leurs jambes, par exemple, alors que les femmes les cachaient sous de longues jupes jusqu’au début du XXe siècle. Mais du reste, coupes, tissus et accessoires étaient relativement similaires, et la différence se marquait plus selon la classe sociale qu’en fonction du genre.»
Ainsi les pauvres avaient-ils peu de vêtements, presque tous d’occasion, tandis que pour l’aristocratie, la flamboyance était une manière de souligner son pedigree et sa richesse. «Il y avait un impératif social, explique Aurélie Van de Peer, sociologue de la mode. Si vous faisiez partie de la noblesse, vous deviez suivre les règles stylistiques. Les femmes comme les hommes étaient ostracisés s’ils ne le faisaient pas. Un peu comme si, aujourd’hui, vous ne preniez pas soin de vos dents ou bien, en tant que femme, vous ne vous rasiez pas les poils des aisselles.»
Au cours du XVIIIe siècle, toutefois, tout change. Les Lumières apportent un nouvel éclairage sur la science, la philosophie, la politique, mais aussi les dogmes sociaux. D’ailleurs, lorsque Benjamin Franklin et Thomas Jefferson sont envoyés en 1776 à Paris en tant qu’ambassadeurs des Etats-Unis fraîchement indépendants, ils refusent de se soumettre au style vestimentaire de la Cour, dont le faste ne correspond pas à l’idée qu’ils se font de la démocratie.
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Liberté, égalité, fraternité…
Quelques années plus tard, la monarchie française est abolie, et alors que le Vieux continent est drainé économiquement par les guerres napoléoniennes, l’idée de «costume démocratique» gagne du terrain. Dans son ouvrage de 1930 titré La psychologie des vêtements, le psychologue britannique John Flügel parle de «grande renonciation masculine» pour désigner la disparition des couleurs et fioritures du vestiaire masculin dès la fin du XVIIIe siècle. «De manière abrupte, les hommes renoncent aux ornementations et autres enjolivements colorés, qui deviennent l’apanage des femmes.»
Ces messieurs, eux, doivent se cantonner à un style sérieux et ascétique, symbole d’élégance et de maîtrise de soi. Une évolution que Flügel attribue à la Révolution française, l’Ancien régime ayant fait place aux notions de liberté, égalité et fraternité, lesquelles riment stylistiquement avec uniformité et simplicité.
… capitalisme.
Surtout qu’après des siècles d’oisiveté de bon ton, le travail est en train de devenir une occupation respectable, en ce compris pour les couches supérieures de la société, pour lesquelles gagner de l’argent devient la définition même du succès. «Le costume tel que nous le connaissons aujourd’hui prend forme, raconte Aurélie Van de Peer, qui rappelle que plus qu’un simple uniforme, ce dernier fait aussi office de message codé. En adoptant un style sobre, on signifiait aux autres qu’on ne se préoccupait pas des vêtements, parce qu’on se consacrait tout entier à gagner de l’argent. C’était aussi une manière de signaler une prise de distance par rapport au corps, et une primauté de l’esprit sur le matériel.»
Et si notre psychologue britannique y voyait une «renonciation», pour Nicola Brajato, c’est un bien grand mot: «Cela donne l’impression qu’il s’agit d’un changement calculé, ce qui n’est pas le cas. Même si cette transformation progressive a bien sûr modifié l’expression de la masculinité.»
«D’autant que les Européens exportent cette idée de sobriété vestimentaire dans tous les pays qu’ils colonisent, si bien que le costume sombre devient un uniforme et un symbole de pouvoir presque partout dans le monde. De pouvoir blanc», décrypte Chloe Chapin, docteure en American Studies de l’université de Harvard. Qui souligne qu’aujourd’hui, ce vêtement a même colonisé l’imaginaire: là où le mot «jupe» évoquera diverses images mentales, le «costume pour hommes», lui, a une association visuelle précise.
Inégalité des sexes
«Les choses ont changé à la fin du XVIIIe siècle. La consommation excessive de choses frivoles est désormais considérée comme féminine, tandis que la masculinité fait fi de la vanité stylistique. Le début du XIXe siècle devient alors le moment zéro de la mode masculine telle qu’on la connaît aujourd’hui», explique le Dr Brajato. C’est que l’idée que nous nous faisons de la masculinité est encore très proche de celle d’alors, et elle est régie par des normes qui restent strictes, voire même claustrophobes.
Le sociologue Fred Davis n’affirme-t-il pas que commettre des erreurs vestimentaires en tant qu’homme est une sorte de suicide social. Si les femmes peuvent porter à peu près tout ce dont elles ont envie en 2024, la réciproque n’est pas vraie pour les hommes, regrette Nicolas Brajato, selon qui ces derniers sont tenus à l’écart de la mode par le carcan de virilité qui leur est imposé.
Les vêtements pour homme, rebelles, mais pas trop
Et ce malgré des tentatives d’ouverture dans les années 60 et 70, âge d’or du peacocking et de son armada de velours orange, pantalons pattes d’éléphant, chaussures à plate-forme et coiffures bouffantes. «Ces expérimentations vestimentaires ont accompagné l’évolution de la société, alors plus prospère et soudain plus ouverte aux droits des minorités. C’est comme si la mode sortait d’une longue hibernation», sourit Nicola Brajato. Même si, ainsi que le rappelle le Pr Chapin, la sobriété était toujours de mise, et pour chaque David Bowie ou Prince, il y avait dix hommes politiques en costume trois pièces anthracite. Et si les punks à chien des eighties ont revendiqué leur singularité, ils l’ont fait à coups d’épingles de nourrice et de jeans déchirés, pas de jupes ou de robes pour hommes: même les rebelles ont leurs limites, semble-t-il.
«Dans les années 80, la mode masculine a de nouveau évolué vers l’uniformité», explique le Dr Brajato. Et ce, toujours en raison de l’évolution de la société: «Les femmes prennent de plus en plus de place, sur le lieu de travail et dans l’espace public, et avant même de s’en rendre compte, on parle d’une crise de la masculinité. Une crise qui s’accompagne de règles vestimentaires strictes.» Ce n’est donc pas un hasard si les créateurs de mode qui remettent le passé au goût du jour vont plutôt s’inspirer de la relative liberté des seventies. Même si, plutôt que les costumes ajustés de Raf Simons, Monsieur Tout-le-monde semble aujourd’hui préférer un mélange de tenues casual chic pour le bureau et sportswear pour la ville – le tout, dans une palette qui reste plus sombre (oserait-on dire plus terne?) que l’équivalent au rayon féminin.
Star-système
Et cela vaut aussi pour les pages de ce magazine, même si, dans notre rapport de tendances des Fashion Week Hommes, trenchs en denim et autres capes sont à l’honneur. Ainsi que l’explique notre journaliste mode Jesse Brouns, «la mode masculine a longtemps été moins expérimentale, ce qui veut dire que les créateurs ont aujourd’hui une plus grande marge de manœuvre dans ce domaine. On remarque l’influence de la K-pop, des créateurs qui jouent avec l’idée d’androgynie, des marques comme Nike qui sortent une chaussure de sport rose en édition limitée… Ceux qui le souhaitent et qui en ont les moyens peuvent s’habiller de manière très expérimentale. Aujourd’hui, les stars osent de plus en plus les vêtements qui ne ressemblent que de loin au smoking classique. Mais ces modèles sont souvent conçus par un styliste, en collaboration avec une grande maison».
Raison pour laquelle ce qui se passe sur les podiums et les tapis rouges est intéressant dans son contexte, mais se répercute rarement dans les boutiques lambda, affirme notre compatriote Koen Van Weverberg, qui propose ses services de tailleur avec Schaap Tailors. «Ce sont des images fantaisistes qui ne sont tout simplement pas portables au quotidien. Mes clients recherchent la beauté et la qualité, mais dans une gamme classique. Il est possible que nous réalisions un costume rose dans un beau tissu une ou deux fois par an, mais cela demande une dose de confiance en soi et de je m’en-foutisme qui est rare. Le consommateur moyen n’est pas prêt à ça. Si les hommes veulent être extravagants, ce sera plutôt avec une voiture flamboyante ou une montre de luxe.»
D’ailleurs, s’il s’est lui-même promené en jupe dans les rues de Gand dans sa jeunesse, vingt ans plus tard, il ne s’y risquerait plus, confiant qu’avec l’âge, ses goûts sont devenus plus affirmés, mais aussi, plus conservateurs.
«Mes étudiants me demandent parfois si la mode masculine changera à nouveau un jour, confie Nicola Brajato. Tout est une question de rapport au genre. Tant que notre idée de la masculinité ne change pas, la mode pour hommes restera claustrophobe et uniforme. Car si je peux me promener dans la rue à Anvers avec une belle chemise à fleurs Dries Van Noten, je ne peux pas le faire dans le petit village du nord de l’Italie d’où je viens sans me sentir scruté.» Une injustice à laquelle s’ajoute, ou peut-être plutôt découle, une différence d’approche. Des recherches menées aux Pays-Bas sur les raisons pour lesquelles les gens choisissent leurs vêtements montrent ainsi que les femmes parlent plus souvent du «plaisir» de bien s’habiller et que la femme moyenne voit la mode davantage comme une forme d’expression personnelle que l’homme. «Ces derniers veulent avant tout ne pas se faire remarquer, ni y consacrer beaucoup de temps», conclut Aurélie Van de Peer. Vivons bien, vivons discrets? Pour être bien dans ses baskets, il s’agit encore souvent de faire ceinture, en attendant que la mode masculine retourne un jour peut-être sa veste.
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