Ian Griffiths, un punk chez Max Mara

© MATTEO CARASSALE

L’ex-punk britannique Ian Griffiths dirige la griffe italienne Max Mara depuis plus de trois décennies. Et garde en tête son passé contestataire, preuve en est son dernier défilé Croisière, à Berlin. « Une déclaration politique », dit-il. Un enfant terrible dans une maison classique: contre toute attente, le désordre est sublime.

Partout où il passe, une définition le suit aux basques: « Le plus influent des créateurs dont vous n’avez encore jamais entendu parler. » Dans chaque interview, chaque rencontre, chaque coulisse, c’est à peu près la même rengaine. « Cela me colle à la peau, observe l’intéressé en riant. Mais peu importe, je ne me suis pas lancé dans la mode pour devenir célèbre. » Il n’a pas de page sur Wikipedia, à peine 5500 abonnés sur Instagram et, il y a encore deux ans, son nom n’était connu que de quelques initiés. Contrairement à d’autres poids lourds du calendrier de la mode milanais, Max Mara, son employeur depuis trente-deux ans, a toujours préféré que ses talents créatifs restent en retrait pour mieux laisser parler les collections.

Il faut dire que la carrière de Ian Griffiths se résume en quelques lignes. En 1987, alors qu’il n’est qu’un simple étudiant au London Royal College of Art, il remporte un concours qui lui ouvre les portes de Max Mara… et il n’en est plus jamais reparti. « Bien sûr, j’ai été approché par d’autres maisons au fil des années, mais je n’ai jamais rien accepté pour une raison simple: je ne me vois pas travailler pour une autre enseigne. D’ailleurs, quand je vois le jeu de chaises musicales qui se répète à chaque nouvelle saison dans le secteur, je me demande parfois comment un créateur peut partir chez une autre marque et se mettre immédiatement à tout révolutionner. Il m’a fallu vingt ans pour avoir mon mot à dire chez Max Mara. Ce qui m’a laissé le temps de connaître la maison de fond en comble. »

Automne-hiver 19-20.
Automne-hiver 19-20.© IMAXTREE

Fini avant d’avoir commencé

Depuis sa nomination au poste de directeur artistique – un titre qu’il estime superflu et qui désigne simplement, selon lui, le styliste ayant le plus d’ancienneté -, l’humble natif du Derbyshire n’a cessé de produire en toute discrétion des classiques toujours plus subtils, entre la chemise blanche éclatante, l’impeccable pantalon cigarette ou l’incontournable manteau Teddy Bear. « De vrais vêtements pour de vraies clientes, résume-t-il. C’était aussi la vision d’Achille Maramotti, le fondateur de Max Mara, lorsqu’il a lancé la marque. Même lorsque nous organisons des défilés qui, bien sûr, s’apparentent toujours un peu à des shows, je veux que les femmes présentes dans la salle puissent s’identifier à ce qu’elles voient. Chaque collection est le résultat d’une somme d’idées, mais le travail de réflexion qui la sous-tend ne doit pas se voir dans le produit fini. Je ne veux pas que quelqu’un regarde mes créations et s’extasie sur mon intelligence. Tout ce qui compte, c’est que les vêtements soient beaux et qu’on prenne plaisir à les porter. »

Je regarde ce qui se passe dans le monde, mais sans me soucier des modes.

Les tendances non plus ne l’intéressent pas. « De toute façon, l’évolution de la mode a complètement gommé cette notion. Dans les années 80 et 90, il y avait encore cinq tendances par saison. Aujourd’hui, c’est cinq par jour. Personnellement, je regarde ce qui se passe dans le monde, mais sans me soucier des modes. Cela n’a aucun sens de s’y attarder dans un contexte de communication instantanée où tout est déjà passé avant d’avoir eu le temps de vraiment commencer. Quand on a une identité solide comme celle de Max Mara, pourquoi vouloir en changer à chaque nouvelle saison? »

Collection Resort 20.
Collection Resort 20.© SDP / PATRICIA PIATKE

Un punk en costume

Le Britannique arbore au quotidien un costume fabriqué sur mesure par un tailleur de Savile Row. « Quand on a porté un jour un costume millimétré pour son corps, le reste donne l’impression d’être du carton », avoue-t-il. Autres signes de reconnaissance: un mouchoir en soie méticuleusement plié dans la poche de poitrine et une raie sans pli dans ses cheveux bruns. Probablement le punk le mieux habillé du globe. « Etudiant, je passais ma vie en boîte. J’avais commencé l’architecture à Manchester, mais j’ai arrêté après un an parce que j’étais trop occupé à guindailler. Je vous laisse imaginer la réaction de mes parents: leur enfant sage s’était écarté du droit chemin! », se souvient-il en souriant. « Avec le recul, ces années à Manchester ont pourtant été les plus formatrices de ma vie. Je fabriquais mes propres vêtements, j’entrais gratuitement dans toutes les boîtes. » Lorsque Margaret Thatcher menace d’appeler les sans-emploi sous les drapeaux pour la guerre des Malouines, il décide de reprendre des études de mode, à Londres cette fois. « Mais j’ai gardé ce côté rebelle, même si cela ne se voit plus forcément de l’extérieur. »

Comment un punk se retrouve-t-il à travailler pour une marque ultraclassique comme Max Mara? « Je me suis souvent posé la question. Qu’est-ce qui les a poussés à me choisir? » L’homme reste un instant plongé dans ses pensées. « Vous savez, au fond, Max Mara a toujours été une marque rebelle, car on peut être classique sans être conservateur. Quand Maramotti a lancé la maison dans les années 50, il ciblait un public émergent relativement nouveau, celui des femmes qui travaillaient – et il a été le premier à le faire! Quand on regarde les choses sous cet angle, il n’est peut-être pas si étonnant qu’ils aient choisi un rebelle comme moi. »

Automne-hiver 19-20.
Automne-hiver 19-20.© IMAXTREE

Bauhaus et Bowie

L’air de rien, le passé contestataire de Ian Griffiths est encore bien vivace, comme en témoigne son dernier défilé Resort pour Max Mara, organisé à Berlin à la veille de l’été – l’année du 30e anniversaire de la chute du Mur, et ce n’est pas un hasard. « Je voulais faire de cet événement une déclaration politique sur l’ouverture et la destruction des barrières, qui me semblait d’autant plus cruciale à l’heure où les Etats-Unis parlent de construire un nouveau mur. N’avons-nous vraiment rien appris de l’histoire? »

Le créateur connaît bien la capitale allemande: « Je travaillais déjà pour Max Mara lorsque j’y ai mis les pieds pour la première fois, mais mon lien avec la ville remonte bien plus loin, au temps où j’étais étudiant en art, dans les années 80. Bowie, le Bauhaus, Marlene Dietrich… Ils faisaient partie de mon univers. Toutes ces influences se retrouvent dans la collection au travers d’un tailleur blanc ou d’un trench-coat, des modèles portés autant par Bowie que par Dietrich. Il existait entre le « thin white duke » et l’ange bleu une grande admiration mutuelle, même s’ils ne se sont jamais rencontrés en personne. Lorsqu’ils ont partagé l’affiche de C’est mon gigolo de David Hemmings, elle a tourné ses scènes à Paris et lui à Berlin! Ils avaient également en commun de se distancier des conventions. L’actrice a porté des costumes pour homme dès les années 30, à une époque où c’était impensable. Non seulement elle a réussi à faire passer la pilule, mais en plus, elle est devenue la comédienne la mieux payée de son temps. Bowie et Dietrich étaient aussi tous les deux passés maîtres dans l’art de manipuler leur image pour faire passer des messages vers l’extérieur, ce qui a été déterminant pour les stylistes de ma génération. Car au fond, n’est-ce pas l’essence de notre métier? »

Collection Resort 20.
Collection Resort 20.© SDP / PATRICIA PIATKE

Peur de rien

Il y a deux ans, Ian Griffiths sort de l’ombre. « Après trente années, ils ont compris qu’ils pouvaient me faire confiance », commente-t-il en riant. Le créateur doit toutefois rapidement rendre des comptes lorsqu’il décide, en février dernier, de recruter Halima Aden pour le défilé automne-hiver de Max Mara. En effet, c’est alors la toute première fois qu’une marque italienne fait appel à un mannequin voilé pour présenter sa collection. « Sur Bond Street à Londres, personne ne s’étonnerait de voir une femme en costume Max Mara porter le hijab. Pourquoi en irait-il autrement dans un défilé? Je vous avoue que je ne m’attendais pas à ce que cela suscite autant de réactions – toutes positives, heureusement! Avant l’événement, j’ai contacté notre président, monsieur Maramotti, pour l’informer de mon intention. Tant que cela ne risquait pas de détourner l’attention de la collection elle-même, cela ne lui posait aucun problème. Je lui ai répondu un peu naïvement que je ne pensais pas que cela se remarquerait… Le jour suivant, c’était dans tous les journaux. »

Collection Resort 20.
Collection Resort 20.© SDP / PATRICIA PIATKE

« Vous savez, Max Mara est présent dans plus d’une centaine de pays. Si vous voulez que des femmes partout dans le monde s’identifient à votre marque, il faut en tenir compte dans votre communication. En Ecosse, la National Gallery propose actuellement une exposition consacrée au thème de la mode et de la diversité, The Body Beautiful. On y trouve notamment une photo du mannequin Halima Aden accompagnée d’une de mes citations… et je n’en suis pas peu fier! On critique volontiers le secteur de la mode, mais c’est aussi une industrie qui s’adapte très rapidement. Quand elle bouge, elle ne marche pas: elle court! », dit celui qui, cultivant la modestie jusqu’au bout des ongles, n’a jamais salué la foule à la fin d’un défilé.

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