Jacqueline Harpman s’en est allée

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Ecrivaine et psychanalyste, Jacqueline Harpman est partie suite à une longue maladie. En février 1999, elle était l’invitée du Vif Weekend, pour une carte blanche sur la mode et les âmes.

Carte blanche A propos des robes et des âmes par Jacqueline Harpman SPÉCIAL MODE

Dès l’instant de ma naissance, il apparut que je ne suivais pas les critères de la mode: j’avais cinquante-quatre centimètres, cela faisait cinq ou dix de plus que ce qui était prescrit par les statistiques. A cette époque, cela ne me troubla pas et je passai quelques années dans une bienheureuse ignorance du drame qui se préparait.Ma mère, qui voyageait beaucoup et me voyait peu, m’achetait parfois une robe dans une boutique élégante, à Paris ou à New York.- Quelle taille, Madame?- 10 ans.Pour la carrure, cela allait car j’étais maigre comme un clou, mais la longueur!

Il en est une qui m’a laissé un souvenir cuisant, j’en ai parlé ailleurs: la cicatrice est toujours là. En soie naturelle, une griffe célèbre que j’ai oubliée, qualité d’avant-guerre, donc inusable, du plus joli imprimé rose clair sur rose foncé, le corsage tout en nid-d’abeilles fait main, à peine si elle arrivait au bas de ma culotte Petit Bateau.- Elle a coûté une fortune. Tu la porteras.Je fus au supplice. Je regardais mes longues jambes en forme d’allumettes s’agiter sous les fronces en pensant que les autres filles avaient l’ourlet au genou. Par bonheur, elles ne la virent pas et ne purent pas me brocarder car je n’étais autorisée à la porter que le dimanche, pour le déjeuner en famille où nul n’aurait osé discuter les choix de ma mère, une personne qui savait se faire respecter. Comme c’était l’été, je ne pouvais même pas prétendre que j’avais froid. Je me sentais exhibée. Mais j’avais de la ressource, et ma mère commit l’imprudence de permettre que j’aille jouer avec mes cousins: il ne me fallut pas cinq minutes pour l’orner d’un accroc gigantesque et irréparable.On conçoit que la minijupe m’ait laissée de glace.

Aujourd’hui, les mannequins ont un mètre quatre-vingts – comme moi -, elles portent des minis qui montrent de longues cuisses finement galbées, des mollets nerveux, je les admire et je sais bien que, à leur place, je me sentirais le cul nu. Moi, je rêve de crinolines, de grandes houppelandes que l’on se jette sur les épaules d’un geste négligent, de chevelures dénouées qui flottent dans le vent, le cheval galope à travers les vallées, un amant interdit attend l’amante coupable, et j’enfile des jeans unisexes pour aller au marché en sachant que je ne trouverai pas à me garer dans les rues encombrées.

Parfois les couturiers me font rêver: ils proposent des robes admirables, de grandes chasubles de bure pour couventines vicieuses, des capes de fourrure avec un col que l’on relève, on ne voit plus que les yeux sombres d’une femme qui cache un secret, je rêve un instant puis je calcule le prix en semaines de travail ou en droits d’auteur sur les exemplaires vendus et, avec un soupir de regret, je feuillette les catalogues de vente par correspondance.

Une ravissante en robe de voile double épaisseur se promène au soleil avec un jeune homme plus beau que nature, polo havane et pantalon de toile, tantôt ils recevront leurs amis dans le salon tout en bois naturel, coton écru traité contre le rétrécissement pour les coussins, avec des jus de fruits et sans cigarettes, le rêve! Il me faut cette robe, cet homme et ce bonheur-là, payables par mensualités, garantis grand teint et lavables en machine.- Non, Madame, on ne vend pas le monsieur avec le polo.- Mais sans le monsieur, le polo ne m’intéresse pas!

Il faudrait être une autre. Je suis sûre, vêtue de ce tailleur, avec ce manteau, je ne serais plus la même, j’entrerais dans une vie différente, mon âme changerait, elle aurait 20 ans dans un corps de 20 ans, je serais légère. Adultère, peut-être, allez savoir? L’idylle.

Il est des esprits grognons qui prétendent que la mode est chose futile, fugace. Ils nous trompent. C’est le rêve, et rien n’est moins futile que le rêve, qui permet d’endurer la réalité. Ils voudraient peut-être que je compte mes rides, que je pense à la cellulite, que je demande à mon médecin où en est mon cholestérol et me soucie, bientôt, du service funèbre au crématorium?

On voit bien, regardant les chroniques de la mode, que les femmes ne vieillissent jamais. D’année en année, elles ont 18 ans, et que l’on ne vienne pas me dire que ce ne sont pas les mêmes: je reconnais bien leur teint sans défaut, leurs longs cils qui chargent le regard d’indicible, leurs seins menus comme les pommes volées à l’Arbre de la Science, instigatrices de tous les péchés, elles avancent impassibles en soulevant la luxure et l’envie dans les coeurs. Objets dociles des inventeurs de mythes, elles affirment l’immortalité des corps, sinon celle des âmes, et, pendant quelques minutes, je veux, dupe enchantée, ne plus me souvenir de moi et me rêver, parée de cette redingote de drap couleur de crépuscule, princesse altière qui ne se retourne pas, je parcours les salles surchargées d’ornements que Louis II de Bavière offrit à sa folie, les courtisans et les ministres défaillent éblouis, j’ignore les ravages que je crée, je règne au royaume de l’illusion.

Mais les hommes défaillaient-ils vraiment?Les poètes le disent, les historiens sèment le doute, la vérité doit être aux mains des sociologues, dont je ne suis pas. Il est certain que le chagrin d’amour n’est plus à la mode, même si l’on en souffre encore. Il ne se porte plus en écharpe, on ne s’en drape pas, on prend du Prozac et, si l’on croit les nouvelles qui nous viennent d’Amérique, le Prozac qui était un remède est passé mode.

Cela pose une question sérieuse: comment se fait le glissement de la mode aux usages du temps? Je crois que c’est vers 1925 que les robes ont remonté de la cheville aux genoux et, au train où vont les choses, je me demande si elles ne vont pas céder la place aux pantalons. L’abandon progressif de la jupe est bien plus qu’une mode: c’est une façon de vivre et de sentir qui change.En vérité, nous le savons bien, la mode n’est pas que dans la vêture, elle est aussi dans la pensée et là tout devient beaucoup plus complexe.

Il me revient soudain une phrase lue il y a bien longtemps, je ne sais pas où, ni qui en était l’auteur – un homme, bien entendu: « Le féminisme? Peuh! cela passera comme les petits pois! » Je ne cite peut-être pas avec exactitude, aussi ne discuterai-je pas des petits pois, ni de leur digestion, mais je me souviens de mon étonnement devant tant de sottise. Le féminisme, qui était un mouvement social fondé sur la revendication légitime du droit à l’égalité, proclamé dès la Révolution française par laDéclaration des droits de l’hommeet du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », a été longtemps considéré comme une extravagance de dames excitées. De nos jours, ce genre d’homme dirait: de mal baisées. Je suis trop ignorante pour en connaître correctement le contexte sociologique, il me semble que les femmes travaillaient et que leur travail était indispensable à la société industrielle qui se mettait en place, mais que si le travail était égal, le salaire ne l’était pas. Les suffragettes voulaient voter: il était de bon ton que l’on se moquât d’elles. Se souvient-on que le vote des femmes ne fut acquis en Belgique qu’en 1949?

Quand je pense au chemin parcouru depuis la robe de soie rose, je suis émerveillée. J’ai changé de monde. Quelle mère songerait aujourd’hui à imposer à sa fille une robe qui lui déplaît? On me disait que les hommes sont supérieurs aux femmes: je regardais autour de moi et je fronçais les sourcils, j’y voyais mes professeurs, des femmes d’une intelligence brillante. Au cours d’Histoire, on m’expliquait que l’instruction avait, longtemps, été interdite aux filles: après quoi, on les déclarait inférieures.- Ben tiens! Dans ma candeur, je fus prise de fou rire lorsque j’entendis que je ne sais plus quel concile s’était préoccupé de savoir si les femmes avaient une âme, je croyais sincèrement que le professeur plaisantait. J’étais priée de considérer comme supérieur au mien, qui devait se contenter d’être beau et se taire, le sexe masculin qui comportait Pétain, Laval, Hitler et Mussolini. Me prenait-on pour une idiote et devais-je, étant fille, cesser de réfléchir?

Ces ravissantes qui occupent les pages des journaux de mode, ce sont des femmes qui travaillent. Elles se lèvent tôt, elles suivent des régimes très stricts car leur beauté est leur gagne-pain et doit être tenue en bon état comme les instruments d’un artisan, s’il fait soleil et qu’elles présentent la mode d’été, on ne doit pas voir qu’elles grelottent dans la robe qu’elles font flotter au vent sur les plages de la mer du Nord, je me demande si elles ne sont pas terrifiées car elles savent qu’elles n’ont que quelques années devant elles, après quoi il faudra soit avoir fait de grosses économies, soit trouver un autre métier, elles ne rêvent pas, elles triment, c’est moi qui rêve. Je les regarde et je les envie? Oh! pourquoi pas? J’envie bien les héroïnes de mes propres histoires, qui ne vieillissent jamais, puisque le roman s’arrête.

Moi, sauf Alzheimer, je peux vieillir. Avec un peu de chance, je serai même de celles dont on pense qu’elles ont dû être très belles. Je vois fort bien la scène: elle se passe dans quelques années. Un homme de 30 ans qui aime mes livres me regarde avec émotion, il efface par la pensée mes pattes d’oie, il rend leur châtain sombre à mes cheveux, il ôte les tavelures de mes mains et soupire:- J’aurais dû naître plus tôt et vous rencontrer.Je souris. Je ne le détrompe pas. Je ne lui dis pas que, lorsque j’étais jeune, je ne me trouvais pas jolie, que j’étais timide et maladroite, que j’aurais rougi s’il m’avait regardée mais qu’il serait passé sans me voir. Je reçois l’hommage avec le calme mensonger des grandes dames. Il parle à une fille que je n’ai pas été, il parle à un rêve.Quoi de plus exquis que d’être le rêve d’un autre?

Jacqueline Harpman

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