La chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker se confie sur 40 ans de rapport au vêtement

Anne Teresa De Keersmaeker dans un blazer de la collection automne-hiver 21-22 de Dries Van Noten. En raison du Covid, le créateur belge a réalisé un film présentant sa collection, dans lequel on voit la chorégraphe danser. © Casper Sejersen / Artistry Global

Cela fait quarante ans qu’Anne Teresa De Keersmaeker danse avec sa propre compagnie, Rosas, tantôt en robe transparente, tantôt en chemise. Les vêtements ont souvent guidé ses chorégraphies et aujourd’hui, l’expo Echo, au ModeMuseum à Anvers, porte sur ses souvenirs liés à ce dressing si particulier.

Lundi matin. Les bureaux de Rosas, à Forest, ont déjà démarré la semaine sur les chapeaux de roue. L’endroit est en pleine effervescence, comme on peut s’y attendre dans les studios d’une compagnie de danse primée au niveau international. Demain, une délégation de danseurs rejoindra Barcelone pour un projet, tandis que le reste de l’équipe se rendra à Lyon pour la 20e Biennale dédiée à cet art du mouvement.

L’été 2023 n’aura pas été des plus calmes pour la danseuse, chorégraphe et fondatrice de Rosas, Anne Teresa De Keersmaeker (63 ans). Il y a notamment eu le Festival d’Avignon, où deux de ses créations ont été présentées. Ainsi d’Exit Above, dont la première a eu lieu en mai dernier et qui a depuis fait l’objet d’une tournée dans plusieurs villes. La Malinoise a toutefois réussi à trouver du temps pour monter Echo, l’expo qui débutera mi-octobre au musée de la mode d’Anvers. Elle portera sur les souvenirs attachés à nos vêtements avec en fil rouge trois artistes: Anne Teresa De Keersmaeker, la créatrice Simone Rocha et l’artiste Louise Bourgeois. «Le MoMu m’a demandé si j’avais quelque chose à proposer sur le thème des vêtements et des souvenirs, confie-t-elle. Cette question m’a plu, car les vêtements jouent un rôle important dans mes chorégraphies.»

Dans le film Sola du MoMu, Anne Teresa De Keersmaeker porte la robe de son spectacle Violin Phase (1981).

De quelle façon?

Je danse depuis cinquante ans, dont quarante avec Rosas. Les premières années, il arrivait souvent que ma tenue de répétition devienne le costume de la représentation finale. Je respecte le choix de certains danseurs d’opter pour une tenue confortable, mais j’ai toujours pensé que mes habits, du tissu à la couleur en passant par la forme, contribuaient à déterminer mes mouvements. J’aime répéter immédiatement dans le bon costume et je danse très différemment en jupe et en pantalon. Ma première représentation en solo remonte à 1981. Il s’agissait de Violin Phase, une chorégraphie créée en observant ma robe tourbillonner devant le miroir.

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Racontez-nous…

J’avais 21 ans et j’étudiais la danse à la NYU à New York. Lorsque les salles de cours se libéraient le soir, j’y dansais sur la musique Violin Phase de Steve Reich. Je portais une robe vintage rose à imprimé floral. Alors que je me mouvais à travers la pièce, j’ai vu dans le miroir à quel point cette robe volait avec majesté. Cette image a été le point de départ de cette première chorégraphie. Mais après trois jours passés à tournoyer, mes pieds étaient recouverts d’ampoules. Une boutique sur St Mark’s Place vendait des chaussures de la marque canadienne Roots, dont la semelle spéciale est conçue pour améliorer la posture. J’y ai ajouté une semelle supplémentaire, et ces chaussures sont devenues presque orthopédiques, et tellement robustes qu’on pouvait les utiliser à la manière des pointes dans un ballet. Pour moi, les chaussures sont souvent aussi importantes que le costume. Elles représentent votre relation avec le sol, la terre. Ces chaussures Roots sont revenues plus tard dans Rosas danst Rosas. A l’instar de cette robe vintage, que j’ai ensuite teinte en noir parce que je trouvais le rose trop romantique. Des répliques de cette robe reviennent dans plusieurs spectacles. Tout a donc commencé en 1981 avec une robe vintage et des chaussures orthopédiques.

Dans l’expo, vous passez en revue les tenues des plus de 60 de vos créations. Par où commence-t-on un tel travail?

Ce fut un gros boulot. Nous avons réalisé trois films pour l’expo. Le premier s’intitule Vocabularium. Deux danseurs de Rosas, Cynthia Loemij et Boštjan Antončič, y dansent de courts extraits de diverses représentations des 40 dernières années, chacun dans le costume de l’époque. C’était très intéressant de parcourir nos archives de cette manière. Les gens se souviennent souvent d’un costume plutôt que des mouvements qui l’accompagnent. En regardant tous ces fragments l’un après l’autre, on obtient un bel aperçu de l’évolution des costumes de la compagnie.

Dans les années 80, il s’agissait presque exclusivement de vêtements féminins, provenant souvent de ma propre garde-robe ou des pièces vintage que nous avions recoupées. Plus tard, nous avons ajouté des modèles pour hommes et des tenues plus fluides de plus en plus souvent conçus par un styliste. Dans le deuxième film, je danse dans la robe de Violin Phase. C’est une compilation de mouvements de Violin Phase, de ma première représentation de Asch en 1980, et de mon dernier solo, The Goldberg Variations, en 2020. Dans la troisième vidéo, on me voit à côté d’un portemanteau sur lequel sont suspendus des costumes différents d’un spectacle particulier. J’évoque la relation entre ces costumes et la danse, ainsi que les collaborations avec les stylistes.

A quels critères une tenue de danse doit-elle satisfaire?

Un danseur doit pouvoir bouger librement et se sentir bien. J’aime le vieux crêpe et la façon dont ce tissu tombe autour du corps. Le poids et les plis sont formidables. Malheureusement, on ne trouve plus de tels tissus aujourd’hui. Autre critère important: la lisibilité de la chorégraphie. Un costume peut sublimer un mouvement ou le rendre flou. Pour Rosas danst Rosas (1983), les danseuses portaient des chaussures Roots, des leggings et des chemises aux manches retroussées. C’est une image que j’adore: les manches retroussées. Dans la médecine chinoise, le bras représente la volonté.

Les chemises aux manches retroussées dans Rosas danst Rosas (1983).

Après, il y a eu Elena’s Aria en 1984. Une histoire d’immobilité, d’attente, de silence, de fragilité. Cela s’est traduit par des robes courtes et serrées et des talons hauts, limitant les mouvements.

Quand avez-vous commencé à collaborer avec des stylistes?

A partir des années 90. Pour Mozart/Concert Arias (1992), j’ai eu le bonheur de travailler avec le costumier Rudy Sabounghi. Rosas n’était alors que la compagnie de danse de la Monnaie, et nous avons pu puiser dans le stock de l’opéra et dans ses archives. C’était incroyable, car les ateliers de l’opéra possédaient un savoir-faire impressionnant. Il n’existe plus de grands studios dotés d’un tel savoir-faire. Ma collaboration avec Dries Van Noten a commencé en 1997, pour Just Before. Il a fini par dessiner les costumes de cinq productions.

Pour Once, en 2002, j’ai travaillé avec Anke Loh. Je lui ai donné des vêtements m’appartenant, qu’elle a modifiés. J’ai également imaginé neuf créations différentes avec An D’Huys. Tim Van Steenbergen, Ann Weckx et Anne-Catherine Kunz m’ont également beaucoup apporté. Et puis, il y a eu des collaborations ponctuelles avec Carine Lauwers, Inge Büscher, Lila John, Ester Manas et Fauve Ryckebusch. Pourtant, j’ai toujours regretté de ne pas avoir trouvé quelqu’un comme Marion Cito, la costumière attitrée de Pina Bausch. Marion Cito a largement contribué à définir son œuvre. J’ai travaillé avec de nombreux créateurs fantastiques, mais jamais avec une telle continuité.

Au fil des ans, la couleur est devenue un élément central de vos costumes…

C’est dû à ma première collaboration avec Dries Van Noten. Pour Drumming, en 1998, j’ai dit à Dries et à Jan Versweyveld, qui s’occupait de l’éclairage et du décor, que je voulais travailler avec du blanc et de l’orange. Jan m’a créé un sol orange et Dries des costumes dans des nuances du blanc à l’orange vif.

Le spectacle Drumming de 1998, pour lequel Dries Van Noten a dessiné les costumes.

Avec ma chorégraphie et la musique de Steve Reich, nous formions un quatuor puissant. Puis, j’ai commencé à utiliser les couleurs plus souvent, pour renforcer une histoire. Le rouge ne raconte pas la même chose que le saumon. Pourtant, cette période a été suivie d’une période noire, la couleur des tenues des musiciens. Une chorégraphie est plus lisible si les danseurs sont vêtus de noir.

Après une période de couleur, la chorégraphe a opté pour le noir, notamment dans En Attendant (2010).

L’amour des vêtements est-il un héritage familial?

Nous étions cinq enfants à la maison, tous très proches les uns des autres. Pour une famille catholique, cela signifiait une communion chaque année au mois de mai. Ma maman se faisait faire une nouvelle robe à chaque fois. Un homme venait alors avec une grosse valise pleine de tissus qu’il étalait dans le salon pour que ma mère puisse choisir. Elle se rendait ensuite chez la couturière pour le patron et les mesures.

Etes-vous aussi amatrice de mode?

Les belles tenues sont un de mes plaisirs coupables, oui, mais j’aime les transmettre quand je ne les porte plus. Ces dernières années ont été marquées par une prise de conscience de l’impact de la mode sur l’écologie et l’éthique. J’achète de plus en plus de pièces d’occasion. Nous disposons également d’archives impressionnantes de costumes. Nous évitons de créer de nouvelles pièces et nous consultons notre stock lorsque nous créons une chorégraphie. Réparer, rafistoler, recopier: c’est aussi un fil conducteur pour nous.

Pour le spectacle Exit Above (2023), Aouatif Boulaich a choisi des tenues streetwear ludiques et colorées.

Que portez-vous à la maison?

Je consacre mon temps libre au jardinage. Récemment, j’ai acheté un pantalon en cuir de cerf. Pour la végétalienne pure et dure que je suis, un tel pantalon n’est pas le choix vestimentaire le plus responsable qui soit. Mais c’est une pièce fantastique avec laquelle on peut tout faire. (rires)

« La ménopause a apporté plus de changements pour moi que la maternité »

Echo traite également de la maternité et de la façon dont celle-ci modifie les choix vestimentaires de certaines femmes. Vous avez deux enfants, cela a-t-il influencé votre style?

La naissance de mes enfants a changé ma vie. Ils sont ce que j’ai de plus précieux. Le plus grand défi est de combiner la maternité et la vie de couple avec une carrière de danseuse et de chorégraphe. Le corps est le support qui reflète le plus le passage du temps. A cet égard, la ménopause a apporté plus de changements pour moi que la maternité. La transition a été plus brutale. Votre corps change, et en tant que femme et danseuse pour qui le corps est une partie importante de l’identité, je n’ai pas apprécié que mon enveloppe change à ce point: j’ai perdu en souplesse.

J’ai aussi été confrontée à une autre réalité: avec l’âge, les kilos s’accrochent. Je peux encore porter certains costumes, mais cela demande de la discipline, en termes d’alimentation et d’habitudes de vie. Les gens disent parfois que je ne devrais pas me conformer à un idéal de beauté. Mais pour moi, ce n’est pas une question d’esthétique. Il s’agit de me sentir bien. Hors de question cependant de me priver de tout. Pour continuer à danser à mon âge, je dois travailler ma condition physique tous les jours. Je fais des choix. Quelqu’un m’a dit un jour que les Amérindiens organisaient une fête lorsqu’une femme entrait en ménopause, pour célébrer une période de liberté nouvelle. Cette image m’a plu. Est-ce que cela fait que le processus se déroule en douceur? Pas du tout. Je ressens une certaine nostalgie lorsque je regarde de vieilles photos de moi.

Echo, wrapped in memory, au MoMu, à Anvers, dès le 14 octobre. momu.be/fr/exhibitions/echo

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