La mode, ses conséquences et son évolution, « nous concernent tous »

Défilé Issey Miyake du 1er mars 2020 © GETTY IMAGES

Dans son dernier livre, la journaliste américaine Dana Thomas en appelle à Platon pour affirmer que l’industrie de la mode doit changer. La tempête pandémique gonflera-t-elle les voiles d’un mouvement plus durable ?

Vous souvenez-vous de la tirade  » bleu céruléen  » du film Le Diable s’habille en Prada ? Le personnage de Meryl Streep explique à la nouvelle recrue (Anne Hathaway) que le  » pull bleu  » qu’elle porte et pense avoir sélectionné en se moquant de la mode était le produit de choix de créateurs passé à la moulinette des podiums, des magazines spécialisés et de la réappropriation par le prêt-à-porter bas de gamme avant de finir sur son dos.  » Ce n’était que quelques phrases d’un film, j’ai essayé de faire ça dans tout un livre « , résume malicieusement Dana Thomas, correspondante du New York Times à Paris et notamment auteure de l’ouvrage Luxe & Co révélant les dessous d’une industrie fondée sur le bluff. Ici, la journaliste part d’une affirmation simple : la mode est l’affaire de tous, la mode est politique.

La mode, ses conséquences et son évolution,
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Etant l’un des principaux employeurs au monde, rémunérant la majorité de sa force vive en dessous des minimums vitaux, polluant à outrance lors de la production, et poussant à la surconsommation, c’est l’ensemble de notre société qu’elle drape.

L’industrie de la mode doit être modérée, courageuse, conseiller les gens et être juste, ne pas être obsédée par le gain.

Entre la publication anglophone de son bouquin Fashionopolis, fin 2019, et la sortie de sa version française, cet été, l’épidémie de coronavirus a bousculé le jeu de quilles. Aujourd’hui, ce n’est plus à un blockbuster hollywoodien mais au poème The Road Not Taken de Robert Frost qu’elle fait appel pour condenser son propos :  » Deux routes divergeaient dans un bois. Quant à moi, j’ai suivi la moins fréquentée. Et c’est cela qui changea tout. « 

Vous plantez le décor dès le titre, Fashionopolis, quelque part entre Fritz Lang et la philosophie grecque…

J’ai inventé le terme qui me faisait penser à Metropolis bien sûr, notamment suite à une photo envoyée par une amie d’une pile de vêtements qui m’évoquait une tour, comme sur l’affiche du film. Lors des recherches pour ce livre, j’ai aussi lu Aristote quand il parlait de Platon et l’idée de  » polis « . Je suis retournée dans les écrits du philosophe qui évoquaient les quatre vertus nécessaires à une cité juste : la sagesse, le courage, la modération et la justice. Voilà ce que je demande à l’industrie de la mode – et même à toutes les industries : elle doit être modérée, courageuse, conseiller les gens et être juste, notamment avec ceux qui travaillent pour elle, ne pas être obsédée par le gain.

De plus en plus de marques envisagent de relocaliser leur production.
De plus en plus de marques envisagent de relocaliser leur production.© GETTY IMAGES

C’est l’avidité qui guide la mode actuellement ?

Quand j’ai écrit mon premier livre Luxe & Co, je pensais que ce serait aussi le dernier sur la mode. Mais en fait, il s’agit désormais d’une trilogie où tout est lié. Luxe & Co expliquait comment le luxe a sacrifié son âme, son intégrité pour le profit. Gods and Kings parle d’Alexander McQueen et John Galliano, mais aussi de la manière dont la mode et le luxe ont sacrifié le créateur qui n’était plus qu’une machine à profit, ou comment le commerce a écrasé l’art, avec des morts sur la route. Dans Fashionopolis, je relate comment la mode a sacrifié la planète et l’humanité. Ça part toujours du même milieu, mais je n’écris pas que sur la mode. On pense qu’on écrit sur un tee-shirt, mais on parle de mondialisation, de notre façon de vivre et de penser, de la façon dont on conduit nos vies, le pouvoir, le robot contre l’Homme. J’écris sur la nature humaine.

 » Faire voyager tant de monde pour 24 ou 48 heures lors des Fashion Weeks, c’est absurde. « © GETTY IMAGES

Vous insistez sur le fait que la mode n’est pas uniquement affaire de fashionistas et de marques…

Ça nous concerne tous. C’est le fameux dialogue du bleu céruléen du Diable s’habille en Prada. Même quand on dit qu’on se moque de la mode, c’est faux. Tous les matins, vous ouvrez votre garde-robe, vous faites un choix sur la manière donc vous allez vous habiller pour la journée. Vous faites partie de ce tout, même si vous ne regardez jamais l’étiquette qui dit que c’est fait au Bangladesh, que c’est en polyester, etc., vous faites partie de cela, même si vous ne le réalisez pas. Il faut en prendre conscience.

Le coronavirus est-il un accélérateur de prise de conscience ?

On ne peut pas continuer comme ça, pas dans la mode, pas dans la vie. C’est ce que le Covid-19 a exposé. Quand mon livre est sorti l’an dernier en anglais, cela ne pouvait déjà plus durer, ce rythme qu’on avait. L’épidémie a freiné. Je suis très surprise, aujourd’hui, d’entendre des gens qui veulent revenir à  » la normale « . Ce qui se passait avant le Covid, ce n’était pas normal ! Je connais des gens qui allaient à Los Angeles pour dîner avant de retourner à New York, des gens qui se rendaient à Hong Kong juste pour une réunion. On ne peut pas vivre comme ça. Ce n’est pas parce que c’est possible qu’il faut le faire.

Est-ce que cela implique la fin des défilés, des Fashion Weeks ?

Le digital va prendre plus d’importance. Certains continueront à organiser des choses  » physiques « , mais il y en aura moins et c’est une très bonne chose. Car il y en avait trop et trop loin. Faire voyager tant de monde pour 24 ou 48 heures, c’est absurde. Les maisons réalisent cela et s’apprêtent à arrêter. Il y aura aussi moins de livraisons de vêtements, notamment pour les saisons dans lesquelles on se trouve : on va acheter les manteaux en hiver et les Bikinis en été, et non le contraire comme c’est le cas depuis plusieurs années. L’avantage : on aura moins de soldes, car quand on met les vêtements chauds en rayon en été, personne n’achète, et en octobre, on n’en veut pas plus parce que c’est déjà vieux.

Ce changement de rythme va-t-il également limiter le poids des tendances éphémères ?

Les magazines comme Vogue sont en train d’y réfléchir, en essayant de ne pas pousser les lecteurs vers  » dix meilleurs pièces qu’il faut absolument porter cette saison « , ou en évitant d’écrire que le rose est déplacé et qu’il faut désormais porter uniquement du bleu pour être tendance. J’ai l’impression que la mode basée sur la hype va sauter. Tous sont en train d’engager un  » sustainability writer « , un journaliste spécialisé dans le durable, pour des pages dédiées. Ils sont aussi nombreux à se demander comment inclure ces questionnements dans chaque article. Pour que le durable devienne la nouvelle norme.

Les géants de l’habillement reposent sur les piliers incompatibles avec le durable, comment imaginer cette transition ?

H&M et Zara ne vont pas disparaître. Ce qu’on peut espérer, c’est que l’on ait plus de choix. Que l’offre ne se limite plus au luxe ou à la fast fashion, mais que l’on ait un entre-deux accessible, et qui traite les travailleurs correctement. Un peu comme ce qui s’est passé avec Whole Foods pour la nourriture aux Etats-Unis. En quelques décennies, on est passés de quelques petits trucs hippies avec des vielles pommes dans une caisse posée parterre… à l’ouverture de ces supermarchés qui ne vendent que du bio. C’est un peu plus cher, mais ce n’est pas inabordable. On ne tuera pas McDonald’s, mais on a aussi des fast-foods végans…

La créatrice Stella McCartney n'a, elle, pas attendu la crise sanitaire pour s'engager en faveur de la planète.
La créatrice Stella McCartney n’a, elle, pas attendu la crise sanitaire pour s’engager en faveur de la planète.© GETTY IMAGES

Qu’est-ce qui a permis ce changement ?

Au niveau de la nourriture aux Etats-Unis, le livre Le dilemme de l’omnivore sur l’élevage et la culture intensifs a changé la donne. Il a été très lu et a montré ce qu’il fallait modifier dans notre alimentation. Juste après sa sortie, le mouvement des  » farmers markets  » et autres  » farm to table  » a vraiment explosé, et de nombreuses personnes ont décidé de quitter leur boulot de bureau pour acheter une ferme et cultiver biologiquement ou en biodynamie. J’espère que mon livre pourra avoir ce genre d’impact positif.

La production plus locale devient-elle un enjeu dans la mode comme dans l’agriculture ?

La production va être relocalisée. Quand les usines ont fermé en Chine, la chaîne d’approvisionnement s’est cassée. Les marques, rendues très fragiles, ne veulent plus se retrouver dans cette situation de vulnérabilité. Elles vont implanter des productions plus proches de leur siège et, dès lors, s’assurer de pouvoir continuer à produire si une partie du monde ferme, ne plus devoir tout stopper net. Par exemple, c’est la production relocalisée qui a permis à Brooks Brothers – une usine de cravate située dans le Bronx – de changer son fusil d’épaule afin de fabriquer des masques…

Vous évoquez pourtant une étude affirmant que les consommateurs américains ne sont pas prêts à payer plus pour du local…

Il faut payer plus. On ne paye pas assez pour nos vêtements. Il y a quarante ans, on y accordait un plus grand budget, et on a aujourd’hui beaucoup plus d’argent dans nos portefeuilles ou à la banque. S’il devait y avoir un hashtag pour mon livre ça serait : #buylessbuybetter (achète moins, achète mieux). En plus, de nombreuses start-up arrivent, affirment et prouvent qu’on peut faire des choses abordables et produites durablement.

Quelles autres habitudes de consommation vont changer ?

Le shopping en ligne va encore se développer, car de nombreuses enseignes ayant fermé durant le confinement ne vont pas forcément rouvrir physiquement. Le Covid pourrait nous permettre de nous débarrasser de ces sorties au centre commercial : prendre sa voiture pour aller faire du shopping, c’est fini, on va commander en ligne. Des dizaines de marques sont désormais en train d’améliorer leur offre Web.

A côté de constats durs, Fashionopolis présente de nombreuses initiatives positives…

Oui, ce fut d’ailleurs l’origine du livre. Durant ma tournée promotionnelle de Luxe & Co, à New York, trois acteurs importants de la mode m’ont raconté qu’ils ramenaient une partie de leur production aux USA. J’ai commencé à mettre dans un dossier tout ce qui allait dans ce sens et, petit à petit, la réflexion a pris de l’ampleur… Mais il m’a quand même fallu deux ans et demi pour la peaufiner et tout rédiger !

Malgré les files devant les Primark et Zara constatées après le confinement, pensez-vous que la crise provoquera un véritable élan positif ?

Je ne peux pas prédire l’avenir ; je suis journaliste. Mais quand on parle avec assez de personnes, on sent ce qui va arriver. Il y a encore énormément d’incertitudes : est-ce que l’on va tout refermer ? est-ce que l’on pourra reprendre des avions ? etc. Bien sûr, les actionnaires vont exiger un retour à la situation d’avant, mais j’espère que la lucidité l’emportera. C’est un vrai test pour l’être humain. On doit choisir. Soit on est courageux, sages, intelligents et intègres. Soit on reste des voleurs dans l’âme et on fait tout pour l’argent sans penser au futur…

Fashionopolis, le vrai prix de la mode et ce qui peut la sauver, par Dana Thomas, De Boeck Supérieur, 400 pages.

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