La Princesse aux petits pois: la collaboration tachetée entre Yayoi Kusama et Louis Vuitton

© DR

Elle a 93 ans et vit dans un établissement psychiatrique depuis les années 70. Obsédée par les citrouilles et les pois depuis l’âge de 10 ans, Yayoi Kusama peint ceux-ci sans relâche : sur les murs, les plafonds, les toiles, les corps… et même les sacs à main.

C’était fin 2022. Des œuvres de Yayoi Kusama étaient projetées sur la tour de Tokyo, une copie de la tour Eiffel datant des années 50. Le temple Zōjō-ji, le carrefour de Shibuya, la gare de Tokyo : tous ces lieux célébraient l’artiste nipponne, qui a récemment fêté ses 93 ans.

Des drapeaux à son effigie flottaient dans les rues. Un avatar de l’artiste sortait d’une valise, en 3D, entouré de fruits animés sur l’un des plus grands panneaux d’affichage de la ville. Une montgolfière en forme de citrouille attirait, elle, les curieux dans le parc de Shiba…

Autant d’installations mises sur pied dans le cadre de la nouvelle collaboration de Kusama avec Louis Vuitton, sa deuxième en dix ans. La marque de luxe a vu les choses en grand. Et ce n’est pas fini puisque des pop-ups, des vitrines et des événements dans d’autres grandes métropoles, de Paris à Doha, et en ligne −un site Web adapté et jeu XR au programme −, sont d’ores et déjà annoncés dans les mois à venir.

Une silhouette de la collection Louis Vuitton x Yayoi Kusama

Une collaboration de grande ampleur

Quant à la première des deux campagnes publicitaires prévues, photographiées par le légendaire Steven Meisel, elle fait défiler une demi-douzaine de tops de légende. De Gisele Bundchen et Liya Kebede à Christy Turlington et Riane van Rompaey, toutes arborent des pois colorés signés Kusama.

Il s’agirait là de la plus importante collab’ du malletier français avec un artiste visuel. Contrairement à la dernière fois, la collection contient des sacs à main et des portefeuilles. Mais aussi des vêtements, des chaussures et même des parfums. Le fil rouge : les « painted dots », inspirés d’une valise peinte par la créatrice et reproduits méticuleusement par les équipes de Louis Vuitton, ainsi que les « infinity dots » et les « metal dots » qui font référence à d’autres œuvres. Un an et demi de travail aurait été consacré au projet, c’est dire.

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Sexe et Citrouille

Kusama, née au printemps 1929, grandit dans la ville de Matsumoto, au cœur des Alpes japonaises. Sa famille travaille dans le commerce de plantes et de graines. La citrouille, un élément fréquent dans son art, y fait référence. L’artiste traverse une enfance difficile, entre un père infidèle et une mère qui l’utilise pour espionner les écarts du paternel. « Je l’ai vu en pleins ébats. Pendant des années, je n’ai voulu avoir de relations sexuelles avec personne, déclarait-elle dans une interview. Je suis depuis partagée entre l’obsession du sexe et la peur du sexe. » 

L’installation The Spirits of the Pumpkins Descended Into The Heavens, une variation sur l’Infinity Room originale, crée pour la rétrospective de Kusama à Berlin en 2021. © Getty Images

A 10 ans, en 1939, Kusama est victime de ses premières hallucinations. Elle voit des éclairs de lumière, des auras, des points de couleurs vives et des fleurs. Sa première œuvre avec des points date de cette année-là : un dessin d’une femme japonaise en kimono, sa mère peut-être, à moitié cachée sous une multitude de petites taches.

A 13 ans, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’artiste travaille en usine. Elle coud des parachutes pour l’armée. Plus tard, elle étudie la peinture traditionnelle à Kyoto. Au début des années 50, elle organise ses premières expos au Japon. Elle continue alors d’expérimenter ses points, s’inspirant de ses visions. A 27 ans, elle émigre aux Etats-Unis. Elle vit à Seattle pendant un an, puis s’installe à New York, où elle se fait une place au sommet de l’avant-garde locale. Elle occupe un atelier dans le même bâtiment que les artistes Donald Judd, avec qui elle a une brève relation, et Eva Hesse.

Ses Infinity Rooms à la pointe du modernisme

En 1963, elle crée la première de ses Infinity Rooms, des pièces tapissées de miroirs dans lesquelles le spectateur a l’illusion d’être dans un espace infini. Aujourd’hui, les musées s’arrachent ces créations : l’environnement parfait pour les selfies, et donc pour une publicité gratuite sur les médias sociaux.

Kusama travaille alors dur et s’épuise. Elle est hospitalisée à plusieurs reprises et tente de se suicider, tout en conservant un succès grandissant. En 1966, elle participe −officieusement −à la Biennale de Venise. A New York, elle organise des performances et des happenings. Comme la Grand Orgy to Awaken the Dead, en 1969, dans le jardin de sculptures du MoMA, où huit artistes se déshabillent, marchent dans une fontaine et imitent les sculptures du jardin.

Mais ses frasques ne s’arrêtent pas là. Elle écrit également une lettre au président Nixon pour lui proposer d’avoir une relation sexuelle s’il met un terme à la guerre au Viêt Nam. Elle réalise également des films expérimentaux. Comme Andy Warhol un peu plus tard, elle fait peu à peu de sa propre personnalité une partie fondamentale de son art. Elle peint son corps, pose avec ses œuvres et ne craint pas la nudité. Elle devient elle-même une œuvre d’art et l’est encore à 93 ans.

L’art à la mode

Avec du recul, Kusama était extrêmement moderne pour l’époque. Une féministe et pionnière du pop art, ce qui fut difficile à vivre pour elle. En 1973, la santé mentale en berne, elle retourne au Japon, où elle écrit des romans, des poèmes et des histoires surréalistes. En 1977, elle demande à être internée dans un hôpital psychiatrique, où elle vit depuis.

Le sac Onthego MM orné du Monogram Painted Dots, Louis Vuitton x Yayoi Kusama, 2900 euros

Les années suivantes, elle tombe plus ou moins dans l’oubli. Jusqu’à son retour en 1993, lorsqu’elle participe à la Biennale de Venise. Elle y décore une Infinity Room dans le pavillon japonais. S’ensuivent des rétrospectives dans le monde entier, des commandes publiques et des partenariats avec des marques comme Vuitton. Un bus décoré de ses points circule dans sa ville natale de Matsumoto. Sur l’île artistique de Naoshima, dans la mer du Japon, une de ses sculptures orne un quai. Une autre décore également l’esplanade entre les deux gares de Lille. Et à Tokyo, Kusama a son propre musée…

Une griffe qui a la fibre plus qu’artistique

Sa première collaboration avec Vuitton remonte à dix ans. La maison française aime se vanter –de façon un peu exagérée peut-être –de son passé artistique grandiose. Le plus récent exemple étant le musée éphémère LV DREAM à Paris. Mais dans les années 20 et 30 déjà, Gaston-Louis Vuitton, petit-fils du fondateur, travaillait avec des peintres et décorateurs pour créer des vitrines. Dans les années 80 et 90, la griffe a engagé des artistes et des architectes pour concevoir des foulards.

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Mais le lien avec le monde de l’art n’a réellement été établi que par Marc Jacobs, qui a lancé la ligne de mode de la maison en 1997 en invitant Stephen Sprouse, Takashi Murakami et Richard Prince à imaginer des collections capsules. Un concept novateur et rafraîchissant à l’époque, avec des résultats spectaculaires. La collab avec Murakami, en 2013, aurait représenté 10 % des ventes du label la même année. Quant aux faux sacs ornés des lettres graffiti de Stephen Sprouse, ils sont restés des incontournables pendant des années. 

Un partenariat renouvelé

Marc Jacobs et Kusama se sont rencontrés pour la première fois dans son studio en 2006. Une ligne a suivi six ans plus tard. Depuis, le label a travaillé avec Jeff Koons, entre autres, et a également lancé le projet Artycapucines. Grâce auquel, chaque année, un certain nombre d’artistes émergents et 
établis conçoivent leur version du sac Capucine. La Fondation Louis Vuitton, un musée situé dans un bâtiment signé Frank Gehry dans le Bois de Boulogne, offre par ailleurs une nouvelle dimension au caractère artistique de la maison.

Une silhouette issue de la collection Louis Vuitton x Yayoi Kusama

La collaboration renouvelée avec Yayoi Kusama a été annoncée l’été dernier par Nicolas Ghesquière, le successeur de Marc Jacobs, lorsqu’il a accessoirisé les tenues de sa collection Croisière 23 avec des sacs à main cloutés façon petits pois. « L’art de Kusama est inclusif, déclarait alors Delphine Arnault, vice-présidente de la marque, au magazine spécialisé WWD. Il plaît aux enfants, il plaît aux intellectuels. C’est un art qui peut être facilement compris, mais qui reste très complexe. » 

Les premières pièces Louis Vuitton x Yayoi Kusama, pour femmes et hommes, sont disponibles dans les 460 boutiques de la marque. Une seconde partie suivra fin mars. fr.louisvuitton.com

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