Le jeans troué, accessoire de mode et sujet à controverse

Porté l'an dernier dans les rues de New York par le mannequin Adonis Bosso, ce jean déchiré de Bernhard Willhelm fait l'affiche de l'exposition Tenue correcte exigée, au musée des Arts décoratifs, à Paris. © sdp

Mouler son corps dans un haillon est-il une extravagance de riche ou le signe d’une forte personnalité ? Enquête sur la toile la plus martyrisée de la mode.

Effroi, dégoût ou sifflement admiratif, il ne manque jamais de provoquer des réactions. Lorsqu’on veut s’afficher teigne pulpeuse ou garçon manqué, le jeans troué reste, à coup sûr, l’objet mode. La saison étant sous influence denim, on va beaucoup le voir ce printemps.

Chez Dsquared2, les façonniers italiens prouvent leur maestria dans l'art de la découpe.
Chez Dsquared2, les façonniers italiens prouvent leur maestria dans l’art de la découpe. © IMAXTREE

Cador en la matière, Dsquared2 n’en propose pas moins de neuf, cisaillés aux genoux, raccourcis en corsaire et lacérés, ou mouchetés de déteintes savantes. Chez Maison Margiela, John Galliano a glissé quelques jeans troués, en hommage, sans doute, à ceux qu’il portait lui-même. Sans qu’on puisse en faire une inspiration majeure, ce denim destroy patronne une ou deux tenues chez des dizaines de créateurs, d’Alexander Wang à Marques’Almeida, et sous diverses formes : customisé (Alice + Olivia), raccourci (Alexandre Vauthier), en version short (Off-White, Philosophy) ou jupe déchirée-recousue (Antonio Marras, Each x Other). Bref, le jeans tailladé semble être aujourd’hui un classique à succès, dont on a bien du mal à se passer. Imaginez qu’on l’a vu sur les podiums, il y a trois ans, ainsi qu’en 2010, sans oublier cet hiver 13-14 où la haute couture s’en est inspirée… Qu’un modèle aussi rabâché continue d’exciter, c’est la preuve qu’il a su garder son potentiel de controverse.

Plus troué, tu meurs ! Ce coordonné Alexander Wang semble avoir été dévoré par les mites.
Plus troué, tu meurs ! Ce coordonné Alexander Wang semble avoir été dévoré par les mites.© IMAXTREE

Armand Hadida s’en étrangle. Pour le fondateur de L’Eclaireur, pionnier de l’avant-garde de la création de mode :  » Faire du jeans troué, c’est vraiment la facilité ! Maintenant qu’on maîtrise les délavages et les traitements divers, il suffit d’une bonne idée en plus pour décrocher le jackpot et engranger des sommes colossales. Lorsqu’on porte du moche pour s’encanailler, on ne rend pas hommage à la création française qui, autrefois, pourtant, a su réinventer le jeans.  »

La destruction du vêtement comme métaphore ultime (et suicidaire) de la mode ? Nous n’en sommes pas là, car le jeans percé, qui exhibe ses stigmates sans pudeur, déclenche toujours une forte réprobation. Critique de looks au journal Le Monde, Marc Beaugé envoie se rhabiller Kanye West, coupable d’être apparu en jeans lacéré :  » Qu’il ait été délavé à la pierre ponce, à la pomme de terre, au bain de javel, au sable, aux enzymes, à la résine ou par un brossage manuel effectué par des artisans experts, le jeans en question relevait d’une pure figure de mode et coûtait vraisemblablement le prix d’une bonne dizaine de jeans neufs à 50 euros pièce. L’homme en jeans artificiellement usé apparaît artificiel. Et déjà usé.  »

La faute morale consistant à présenter un objet de série élitiste et cher comme une seconde peau, presque plus vraie que la première.

Insoumission aux modes

En 2008, les modèles entaillés de Maison Martin Margiela faisaient dans la dentelle.
En 2008, les modèles entaillés de Maison Martin Margiela faisaient dans la dentelle. © FRANCOIS GUILLOT-AFP

Si ce n’est pour se victimiser, pourquoi les riches iraient-ils porter un pantalon ruiné ? Les premières photos postées par Kim Kardashian après son agression parisienne la montrent flottant dans un jeans déchiré de partout, festonné d’écheveaux de fils, où les poches ballantes ressemblent à deux yeux qui pointent par les déchirures. Rescapée d’un terrible accident de moto ? D’un concert punk chez les grizzlis ou d’un cours d’aquagym chez les piranhas ? Rien ne l’indique dans son maintien digne. Porte-jarretelles misérabiliste, cette loque vise d’abord à dévoiler ses jambes hâlées. Tout en affirmant son insoumission aux modes, à l’instar de Jessica Alba, Gwen Stefani, Heidi Klum et tant de célébrités dont les jeans déchirés, sept ans après que Claire Chazal a fait scandale avec le sien, ne font plus se retourner que les paparazzis.

J.W. Anderson ressuscite les crevés de la Renaissance (collection printemps-été 2017).
J.W. Anderson ressuscite les crevés de la Renaissance (collection printemps-été 2017).© IMAXTREE

Quelle erreur d’accuser l’époque ! Tenue correcte exigée, exposition programmée jusqu’au 17 avril par le musée des Arts décoratifs, à Paris, montre que nous déchirons nos vêtements depuis que nous avons cessé d’être nus. Général défait, mère frappée par le deuil : les grands drames induisaient ces gestes que la tradition réserve aux fous.

 » Mais à la fin du Moyen Age, indique Denis Bruna, commissaire de l’exposition, les vêtements lacérés sont devenus des objets de mode. Artistement découpées, les entailles des vêtements, nommées freppes, donnaient à voir le tissu d’en dessous. Déjà, les moralistes s’en indignaient, disant qu’il revenait plus cher de déchirer que de coudre.  »

A la Renaissance, la mode passe aux estafilades – les crevés -, dans un esprit très  » retour du front « , exaltant l’humeur guerrière du prince qui les porte.

Après, il faudra attendre longtemps pour que le vêtement troué revienne : il le fait par la rue, en rebelle. Dans les années 70, on découd le pantalon au mollet afin de l’élargir en flare, avant même que les Sex Pistols n’arborent les déchirures en signe de rage et de dèche.

Chinés dans les friperies, les jeans des punks sentaient bon le bitume dans les années 80.
Chinés dans les friperies, les jeans des punks sentaient bon le bitume dans les années 80. © GETTY IMAGES

Dans la décennie suivante, cette tendance investit solidement le jeans, pantalon des fermiers américains dont la rude armature excite les outrages : précurseurs, Marithé et François Girbaud intègrent le destroy à leurs innovations (jeans court, baggy…) Pendant que les Japonais réintroduisent les découpes dans le vocabulaire de la mode, Martin Margiela sort, vers la fin des années 80, une collection de modèles déchirés et peints, version luxe et ultracréative du grunge qui fera école. De Jean Paul Gaultier à John Galliano, en passant par Alexander McQueen (collection Highland Rape, 1995), Raf Simons, Hedi Slimane ou Helmut Lang, pas un créateur qui ne s’y soit collé.

Acte d’amour

L’intérêt du jeans troué, c’est qu’il envoie des messages nombreux, souvent contradictoires : la pauvreté et la richesse (il faut avoir de l’argent pour détruire ses vêtements), l’unisexe et le sex-appeal (il dénude), la posture victimaire et le mépris affiché de la mode… Pièce mythologique, il incarne la plus fidèle expression de nous-même, s’étant imbibé de nos corps durant des années avant d’être refondu à notre fantaisie. En théorie du moins, car les jeanneurs d’élite – Diesel, Replay… – le proposent à l’achat déjà vieilli ou lacéré. Aujourd’hui, ils doivent compter avec les Suédois de Cheap Monday, une marque qui s’est lancée il y a dix ans avec des jeans skinny très soignés à des prix abordables. L’an dernier, le label a créé avec Faustine Steinmetz, finaliste du prix LVMH, des modèles tissés à la main, puis déchirés, peints, effilochés, où chaque outrage était minutieusement sublimé comme une décoration précieuse.

Pour Cheap Monday, Faustine Steinmetz a conçu des modèles lacérés, effilochés.
Pour Cheap Monday, Faustine Steinmetz a conçu des modèles lacérés, effilochés. © SDP

 » Customiser le denim relève de l’acte d’amour, dit Carl Malmgren, responsable du département denim de la marque. Dans la culture jeans, ces articles n’ont plus rien d’exotique.  » Autre griffe montante, les Français d’Andrea Crews façonnent, près de Paris, des vêtements upcyclés, réalisés à la main à partir de pièces vintage ou de stocks de tissus : flares dont le bas réintègre un haut de pantalon, jupette taillée dans l’arrière d’un jean…  » Le denim est pour nous la matière idéale, explique la créatrice Maroussia Rebecq, car il offre une histoire riche à nos envies de détournement.  »

Puisqu’il y a péché à détruire ses vêtements – l’Ancien Testament l’affirme -, autant le faire de nos propres mains. Sur Internet, les couturières du dimanche font assaut de conseils : utiliser une toile délavée plutôt qu’une neuve ; effilocher à la râpe à fromage ; taillader plus haut que le genou pour que la déchirure s’agrandisse à la marche ; étirer les trous à pleines mains ; composer des taches à l’eau de Javel, etc. Un travail de pro, qu’il est tentant d’abandonner aux spécialistes. On se bouscule au Tailor Shop, ouvert depuis peu à Paris par Levi’s : teen-agers avides de déchirures, jeunes adultes en quête d’hyperslim, 511 à peindre… Tout est fait à la main, pour un prix très modique. Au Bon Marché, toujours dans la capitale française, l’espace jeans s’est enrichi l’an dernier d’un atelier – Notify – où l’on pousse loin l’art de customiser. Sous l’autorité du tailleur Maurice Ohayon, bien utile lorsqu’un vêtement doit être démonté. Tout est là – laser, cloueuse, machines à strass, etc. – pour donner corps aux fantasmes les plus intimes, comme arborer les mêmes trous que ceux du jeans de Rihanna ou la photo de son chien sur la poche arrière… Avant même le tatouage, le jeans customisé est la première carte de visite du corps communicant.

PAR JACQUES BRUNEL

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content