Le parcours d’obstacles de Tom Van der Borght: « Un rêve d’enfant qui se réalise »

© Klaartje Lambrechts
Elke Lahousse
Elke Lahousse Journaliste

L’automne dernier, le créateur belge de 43 ans remportait le Grand Prix du Festival international de mode, à Hyères, et se retrouvait sous le feu des projecteurs. Un retour des plus réussis, après une longue pause forcée. Et la démonstration qu’une mode à contre-courant est plus que jamais possible.

Le 18 octobre 2020, Maria Verjans (77 ans) allume son ordinateur portable, posé sur la table de sa salle à manger à Bilzen, dans le Limbourg. Une situation qu’elle regrette un peu, car elle aurait préféré applaudir son plus jeune fils depuis le premier rang à Hyères. Un peu plus loin, Maureen De Clercq et Ellen Monstrey, professeurs à l’Académie de Sint-Niklaas, sont aussi derrière leur écran dans l’espoir d’apercevoir leur ancien élève. A Gand, où Tom Van der Borght vit, ses amis s’apprêtent également à le soutenir. « J’ai reçu des messages de tout le pays, tout le monde était connecté, se souvient aujourd’hui le créateur. J’avais un peu l’impression de participer à l’Eurovision. »

A plus de 1 000 km de là, à Hyères, sur la Côte d’Azur, Tom Van der Borght est prêt pour la cérémonie de remise des prix de la trente-cinquième édition du Festival de mode, un concours annuel destiné aux créateurs émergents. Cet événement est crucial pour les jeunes talents, car le gagnant reçoit un joli montant et une série de propositions de collaboration, mais aussi car toutes les grandes maisons envoient leurs recruteurs dans l’espoir d’y dénicher la perle rare. En lice, dix finalistes sélectionnés parmi les 370 candidats venant de 60 pays et qui n’ont pas été autorisés à inviter leurs amis ou leur famille, pandémie oblige. L’événement aurait d’ailleurs dû se tenir en avril mais suite au confinement et à ses conséquences, la grand-messe fashion a été reportée au mois d’octobre.

Il est 15 heures et Maria Verjans fait les cent pas dans sa cuisine de Bilzen.

Le grand moment

Ce dimanche après-midi, l’Irlandais Jonathan Anderson, directeur créatif de Loewe et de sa propre marque, se connecte à son tour sur Zoom, avec son laptop. En tant que président du jury, il lui incombe d’annoncer les lauréats de cette année. Ces derniers jours, les dix nominés ont présenté virtuellement leurs collections aux membres du jury, dont Tim Blanks, Derek Blasberg et Kaia Gerber. Le président prend la parole: « Le prix du public revient à… Tom Van der Borght! » A Bilzen, Gand et Anvers, la joie et l’émotion sont palpables. « Le prix du public est un prix d’honneur, explique Tom Van der Borght. Les habitants de Hyères sont très attachés au Festival. J’étais heureux de recevoir ce prix, car pour moi, les réactions des personnes qui ne sont pas impliquées dans la mode sont souvent plus intéressantes que celles des professionnels. » A Bilzen, Maria, qui a enseigné la couture et le dessin pendant des années, est également heureuse pour son fils. « Je connaissais la collection de Tom par coeur, raconte-t-elle. C’était dommage que certains détails du défilé n’étaient pas clairement visibles à l’écran, comme sa jupe de sirène, qui était entièrement constellée de perles Swarovski. »

Si je pouvais vivre avec un corps ordinaire pendant une semaine, je serais peut-être plus déprimé. Comme je suis né dans ce corps, c’est ma normalité.

A ce moment-là, Maria est toutefois loin de se douter que le meilleur reste encore à venir. Le jury anglophone continue de remettre des prix, et lorsqu’il annonce le grand gagnant, elle voit le nom de son fils apparaître dans les sous-titres en français simultanés. Elle n’en croit pas ses yeux. « Le gagnant du Grand Prix du Jury Première Vision est… Tom Van der Borght! » Aujourd’hui encore, la vieille dame a les larmes aux yeux quand elle raconte cet instant: « C’était si triste de le voir monter sur cette scène seul, sans sa famille dans le public, pour la récompense la plus importante de sa carrière jusqu’à présent. Même s’il a plus de 40 ans, je m’inquiète toujours pour mon petit dernier. Il a traversé tellement d’épreuves. »

Jonathan Anderson poursuit son discours: « Ce que nous avons vraiment admiré dans ce travail, ce sont les nouveaux types de formes et de silhouettes qu’il propose et ce, sans aucun compromis. Nous pensons, en tant que jury, qu’il faut entamer cette nouvelle décennie avec de l’innovation, de l’originalité. Le travail de Tom touche à la beauté inhérente à la mode. » En y repensant, Tom rit: « Qui aurait pu prédire un tel prix pour un ancien de l’Académie de « fucking » Sint-Niklaas. Je n’aurais jamais pu imaginer cela. »

L’aventure Chanel

Paris, huit mois plus tard. Dans les ateliers des Métiers d’Art de Chanel, Tom Van der Borght s’entretient avec des chapeliers. « Je ne pense pas que nous devions ajouter des trous à ce chapeau, dit-il. Il est oversized et couvre presque les yeux, mais quand je le porte, je peux toujours voir sous mes cils. Je pense que les mannequins peuvent le porter ainsi pour défiler. Ajouter des percements ne servirait à rien. » En tant que lauréat de Hyères, le Belge n’a pas seulement reçu 20 000 euros, il a également été fortement courtisé. « J’ai reçu des appels de Marc Jacobs, Tim Blanks et Mario Testino, entre autres. Le photographe Charles Fréger, que j’admire beaucoup pour sa façon de représenter les gens en costumes ethniques, est venu me rendre visite pour dire qu’il aimait mon travail. » Les Métiers d’art de Chanel sont composés de différents ateliers, chacun spécialisé dans son propre domaine. Il y a les chapeliers de la Maison Michel, les brodeurs de la Maison Lesage ou les orfèvres de Goossens. Pour sa prochaine collection, le lauréat pourra dépenser 20 000 euros dans un ou plusieurs ateliers de la griffe. « J’avais beaucoup d’idées et je voulais travailler avec différents ateliers, explique Tom. Je ne me demande jamais si une idée est financièrement viable quand je me lance dans un projet. Sinon, autant lancer une gamme de sweats. Bien sûr, j’ai étoffé mes idées au fur et à mesure et sélectionné finalement la Maison Lesage et la Maison Michel. »

« Tom nous a directement fait part de ses idées concrètes, explique Priscilla Royer, directrice artistique de la Maison Michel. Il voulait des chapeaux oversized et un chapeau double pouvant coiffer deux têtes, pour que deux personnes puissent le porter ensemble. Une telle création était parfaitement nouvelle pour nous. L’idée était aussi simple que géniale. » « La Maison Michel prépare un moule en bois pour chaque chapeau, poursuit Tom. Chanel a fait fabriquer un moule à deux têtes spécialement pour moi. Un processus qui peut facilement coûter quelques milliers d’euros. Mais personne ne m’a jamais dit: « C’est un peu cher, nous n’allons pas le faire ». »

Hubert Barrère, qui était également présent à Hyères, a également travaillé en étroite collaboration avec Tom ces derniers mois en tant que directeur artistique de la Maison Lesage. « Tom est très talentueux, et j’aime qu’il s’intéresse à l’histoire de la mode. Je lui ai d’abord fait visiter nos archives. On y conserve tant des broderies datant de 1858 que des échantillons réalisés il y a cinq minutes, décrit-il. C’est un véritable trésor, et Tom ne savait pas où donner de la tête. J’avais l’impression d’aider une personne aveugle à trouver son chemin. » (rires) L’univers de Tom étant haut en couleur, le DA lui a permis de dénicher des créations des années 70, période de légèreté et de frivolité: « Je me suis dit que cela serait une bonne source d’inspiration. Tom a ramené un échantillon des archives, une broderie avec des perles orange, vertes et brunes, qui lui a soufflé un nouveau tissu entièrement composé de perles. Pour que la pièce ne soit pas trop lourde, elles devaient être de différentes tailles et être fabriquées dans différents matériaux, comme le verre, le bois et le plastique. Notre recherche des perles parfaites nous a menés en Italie, au Japon et aux Etats-Unis. »

La collection de Tom Van der Borght parle d’amour, de la proximité retrouvée. D’où le double chapeau, ou les coeurs. Les dessins d’un chien et d’un chat font référence à son propre chien et au chat de son ami, avec qui il a passé beaucoup de temps pendant le confinement. Sur les 21 looks qui composent sa prochaine collection, une tenue complète et deux chapeaux seront réalisés avec l’aide des Métiers d’Art de Chanel. Tom présentera le résultat final au Festival d’Hyères 2021, qui aura lieu le mois prochain.

Une silhouette de la collection gagnante de Tom Van der Borght à Hyères.
Une silhouette de la collection gagnante de Tom Van der Borght à Hyères.© GETTY IMAGES

Un décollage tardif

S’il ne fait aucun doute qu’il donnera un coup de fouet à sa carrière, le Grand Prix de Hyères n’est cependant pas la première récompense du Belge. Il y a dix ans, avant même d’être diplômé, il a remporté le Triumph Inspiration Award 2011. En 2012, il a reçu le prix ASVOFF du meilleur film de mode pour Danny. Immédiatement après, le 1er janvier 2013, il a fondé son label. Deux semaines plus tard, il a reçu le Premium Young Designer Award lors de la Fashion Week de Berlin, puis a remporté le C&A Reimagine Design Challenge, une compétition entre huit créateurs européens chargés de retravailler des vêtements C&A pour les transformer en pièces de mode. Le style de Tom Van der Borght oscille entre le bricolage et la haute couture, entre la performance et la mode d’avant-garde. Ses collections sont généralement pensées pour les hommes – « parce que je connais mieux leur corps », dit-il. Mais ses pièces peuvent en fait être portées par quiconque le souhaite.

Je n’ai pas l’ambition de voir des milliers de personnes porter mes créations. Il y a déjà assez de vêtements et la production de masse ne fait que polluer.

Tom Van der Borght a cependant trouvé sa voie sur le tard. Ancien travailleur social, il n’a décidé de montrer au monde ses collections colorées, volumineuses, pleines d’imprimés psychédéliques et de messages cachés qu’à 30 ans passés. « J’ai grandi dans une famille flamande typique et classique, explique-t-il. A l’école, j’ai choisi le latin et les mathématiques. Impossible d’étudier la mode par la suite, selon mes parents. L’architecture n’était pas non plus une option. Le design était un domaine trop artistique pour eux. Bien que j’aie grandi entouré des tissus et de la machine à coudre de ma mère, qui m’intéressait énormément, j’ai décidé d’étudier les sciences politiques et sociales à Louvain. Mais ce n’était pas fait pour moi. Jusqu’à l’âge de 30 ans, j’ai travaillé comme assistant social, principalement avec des jeunes issus de familles où la violence et les abus étaient la norme. J’ai découvert pour la première fois que certaines personnes ont vraiment l’impression de ne pas être à leur place dans ce monde. Ce sentiment a résonné en moi. »

Un chemin chaotique

Ce sont finalement de graves problèmes de santé qui ont amené Tom Van der Borght à la mode. « J’avais 23 ans quand on m’a annoncé que, comme mon frère et mon père, je souffrais de la maladie de Charcot-Marie-Tooth, une pathologie musculaire héréditaire qui affecte les nerfs moteurs et sensoriels, explique-t-il. Beaucoup d’inconnues entourent toujours ce diagnostic. Certaines personnes se retrouvent rapidement en fauteuil roulant, tandis que d’autres conservent leur mobilité relativement longtemps. Personnellement, j’ai des difficultés à soulever mes pieds lorsque je marche et je vois également le tissu musculaire de mes mains disparaître. Mais je ne passe pas des heures à me demander si je serai capable de coudre un bouton à l’avenir. Si je pouvais vivre avec un corps ordinaire pendant une semaine, je serais peut-être plus déprimé. Comme je suis né dans ce corps, c’est ma normalité. »

Sa situation l’oblige dès lors à vivre dans l’instant présent. « Après cette annonce, je me suis demandé ce que j’allais faire de ma vie. J’ai décidé de prendre des cours de couture en soirée, entouré de dames âgées. Elles n’avaient jamais eu d’homme dans leur classe, encore moins un gay habillé de façon exubérante. » (rires) Il s’est ensuite inscrit à l’Académie de Sint-Niklaas, où les adultes peuvent suivre des cours du soir à temps partiel. « Je n’ai pas osé m’inscrire à l’examen d’entrée de l’Académie d’Anvers. Sint-Niklaas était le choix parfait pour moi. Mes professeurs ont fait ressortir le meilleur de moi-même. »

En 2017, le créateur a à nouveau traversé une période très sombre, et stérile. « J’ai d’abord vécu un divorce très intense, et j’ai eu recours à un thérapeute pour la première fois. Au même moment, mon corps s’est effondré et j’ai dû subir sept ou huit opérations. Il n’y a pas de traitement pour ma maladie. A l’époque, ces interventions étaient le seul remède à cette poussée aiguë. Pendant un an et demi, je ne savais pas si je serais capable de travailler à nouveau. Remporter Hyères juste après cette descente aux enfers m’a fait prendre conscience de ma résilience. »

Dans l'atelier Maison Lesage.
Dans l’atelier Maison Lesage.© Klaartje Lambrechts

Björk et la consécration

Ayant commencé plus tard, Tom Van der Borght porte un regard réaliste sur le monde de la mode. « Je n’ai pas l’ambition de voir des milliers de personnes porter mes créations, insiste-t-il. Il y a déjà assez de vêtements et la production de masse ne fait que polluer. Je préfère réaliser à la main des pièces uniques, en édition limitée, et j’aime travailler avec des matériaux recyclés, des tissus vintage aux attaches de câble en plastique, que j’utilise comme s’il s’agissait d’articles de luxe. J’aime également essayer de nouvelles techniques et matériaux. Récemment, j’ai discuté avec quelqu’un qui produit du cuir de poisson, fabriqué à partir des déchets de l’industrie du sushi. »

Tom Van der Borght vend ses vêtements lors de ventes privées qu’il annonce sur Instagram, à la boutique Extra Ordinaire de Jean-Paul Lespagnard à Bruxelles, dans deux magasins au Japon et dans son propre e-shop, à partir d’octobre. Il vit également d’autres projets, comme la réalisation de clips vidéo et d’oeuvres d’art, l’organisation d’une exposition ou des missions commerciales pour des entreprises comme Mercedes et Citroën. « J’ai également obtenu un master en Performance Art à Maastricht. Bien que je me considère comme un créateur de mode, j’apprécie aussi la photographie, le dessin, imaginer des concepts et les mettre au point. La créativité est le fil rouge de ma vie. » Tom Van der Borght ose faire les choses à sa manière, et ce de plus en plus… « Je n’ai jamais aimé les sentiers battus », avoue-t-il.

Aujourd’hui, Tom a retrouvé l’amour, la Fédération de la Haute Couture veut l’inscrire à son calendrier parisien à partir de janvier, et Björk, qu’il appelle sa muse, son idole et son grand exemple, lui a récemment téléphoné. « Je l’apprécie, car elle se réinvente sans cesse en tant qu’artiste, mais reste toujours super-personnelle, précise-t-il. Apparemment, elle a repéré mon travail dans les médias et a contacté mon bureau de presse à Paris pour une collaboration. Je ne peux pas en dire plus, mais c’est un rêve d’enfant qui se réalise. » A Bilzen, Maria peut être rassurée: son petit dernier a trouvé sa voie.

Dans l'atelier Maison Michel.
Dans l’atelier Maison Michel.© Klaartje Lambrechts

La nouvelle collection sera disponible à partir d’octobre sur la boutique en ligne tomvanderborght.com.

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