Le noir, cette « non-couleur » qui n’en finit pas de séduire
C’est un incontournable du style… Et aucune saison n’y déroge. Le noir reste en toutes circonstances un classique du vestiaire. Mais pourquoi aimons-nous tant porter cette non-couleur ?
Les architectes s’habillent souvent en noir. Mais pourquoi? La journaliste Cordula Rau a interrogé plus de 100 de ces professionnels sur la question et a rassemblé leurs réponses dans un livre. Etonnamment, les justifications sont très diversifiées. « Cela amincit. » « La teinte convient aussi bien sur chantier que lors d’une réunion avec un client. » « C’est intemporel, comme doit l’être l’architecture. » « Il ne faut pas réfléchir à ce qu’on va enfiler le matin. » « Personnes ne veut faire construire sa maison par quelqu’un qui arbore une cravate jaune à pois. » Et la plus belle, de l’Allemand Klaus Loenhart: « Parce que le monde brille encore plus quand on porte du noir. »
Mais les architectes ne sont pas une exception. Nos garde-robes aussi contiennent en général des pièces dans ce ton. La société d’analyse de ventes Edited s’est penchée en 2014 sur le marché américain et a conclu que 38,5 % des robes dans les magasins étaient noires. Suivait le blanc, avec 10,7 % seulement. Ce ne sont pas des chiffres récents, mais un petit tour dans une boutique lambda laisse supposer qu’ils n’ont pas drastiquement changé.
Le noir, à contre-sens de la tendance
« Avant de venir travailler ici, il y a quinze ans, je n’avais pas de noir dans ma garde-robe, s’amuse Wim Mertens, conservateur du ModeMuseum (MoMu) à Anvers. J’ai commencé à en porter pour ne pas détonner dans le musée. A cause de la pression sociale, certes, mais ce n’est pas grave, parce que c’est de loin la couleur la plus intéressante, la plus chargée de sens. »
En 2010, l’institution anversoise a d’ailleurs consacré une expo au sujet. « Au cours de l’Histoire, le noir a rassemblé de nombreuses couches de signification. C’est la teinte de l’autorité et du sérieux. Celle de la cour du roi. Celle des riches bourgeois, des juges, des avocats, des arbitres… », énumère le spécialiste. En même temps, il s’agit du ton porté par les servantes et le personnel de maison. Et par les rebelles du rock’n’roll et de la new wave, exprimant dès lors la protestation dans les fifties. Sans oublier les existentialistes français, les fascistes italiens… et même les impressionnants All Blacks du rugby néo-zélandais.
Vous en voulez plus? C’est aussi la couleur du deuil et de la perte… comme celle des fêtes ! Et les paradoxes ne s’arrêtent pas là. Le noir représente la sobriété, la chasteté et le puritanisme, pour le clergé, les moines, les puritains protestants et aujourd’hui dans le cas du tchador iranien ou du niqab. D’un autre côté, la teinte est connotée sexy, que ce soit dans sa version gentille petite robe noir ou femme fatale séductrice. Madame X du peintre John Singer Sargent est étourdissante en noir. Tout comme Lady Diana dans sa « revenge dress » portée après son divorce ou Morticia de La famille Addams. A l’extrême, on notera enfin que les accessoires sado-masochistes sont rarement disponibles dans d’autres tonalités…
Une nuance harmonieuse
« En suggérant l’érotisme, le raffinement et l’énergie, le noir fait paraître les autres couleurs un peu niaises, écrit l’historienne de l’art Anne Hollander dans son essai The Little Black Dress (1984). Une robe noire semble rendre le corps plus élégant et plus menu, comme s’il en réunifiait les différentes parties. Une tenue noire contribue à se rapprocher de l’allure d’une limousine profilée. » Ce qui semble manifestement important dans les années 80. « Dans un monde frivole et coloré, le noir c’est le sérieux, poursuit Anne Hollander. Mais c’est aussi sexy que sévère, aussi risqué que décent et en prime jamais plat ou ennuyeux. Ça donne à la femme moderne un sentiment de puissance et c’est pratique pour nos vies sociales complexes parce que ça marche dans presque toutes les situations. En prime, c‘est un apaisement pour les gens qui ont du mal à décider. »
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Mais la prise de conscience que le noir booste l’aura remonte à bien plus loin qu’aux années 80, ajoute l’autrice. Elle en trouve la parfaite illustration dans Anna Karénine de Tolstoï. Au bal où Vronski tombe amoureux d’Anna, elle porte une robe en velours noir. La jeune Kitty est elle aussi impressionnée : » Elle n’avait jamais vu Anna dans toute sa beauté. Cette robe avec une abondance de dentelle n’attirait pas l’attention, elle n’était rien de plus que le cadre duquel Anna ressortait dans toute sa simplicité, son naturel et sa grâce, et en même temps pleine d’une vie pétillante. » Kitty est convaincue qu’Anna ne pourrait jamais porter par exemple du lilas. Le noir offre le contexte parfait pour mettre en valeur celui qui le porte, concluent Tolstoï et Anne Hollander.
Signe de pouvoir et de richesse
Ce roman est paru en 1877… L’idée que le noir a été pendant des siècles uniquement lié au deuil est donc un mythe, explique Wim Mertens du MoMu : « Le noir n’a pas toujours été autant à la mode, mais depuis le XVIe siècle, c’est néanmoins régulièrement le cas. Au XIVe siècle, le lien avec la mort est encore prégnant. Mais au XVe siècle, à la cour des Ducs de Bourgogne, sous Philippe Le Bon, les choses changent. Son père, Jean sans Peur, est assassiné sur les ordres du roi de France en 1419 et Philippe décide de continuer à s’habiller en sombre après sa période de deuil, comme une prise de position politique. » Lors du siècle qui suit, le noir s’impose dans d’autres cours européennes et cette tendance des palais est vite suivie dans la noblesse et la bourgeoisie, raconte le commissaire : « On voit dès lors apparaître une différence entre le noir du deuil, avec des étoffes ternes et fades et peu d’ornements, et celui de la mode, avec de la soie, du satin, du velours, de la dentelle et des ornements. » L’engagement politique du monarque passe vite à l’arrière-plan. Plus tard, El Greco, Rubens, Van Dyck et Rembrandt use et abuse du ton pour faire le portrait de leurs riches clients.
En 1598, Baldassare Castiglione écrit dans son Libro del Cortegiano (Le Livre du courtisan) que le noir convient aussi bien aux hommes qu’aux femmesqui veulent être pris au sérieux. « Ça dégage du sérieux, de la fiabilité, précise Wim Mertens. Cette couleur impose le respect et le sens du devoir chez celui qui la porte. » Et de raconter le cas d’Anvers au XVIIe siècle où jusqu’à un tiers des garde-robes des familles aisées se composait de vêtements noirs : « Toutefois, il n’existait pas de teinture adéquate. Pour obtenir un noir profond et qui ne bouge pas, il fallait teindre l’étoffe et les fils d’abord en bleu et ensuite en rouge. Il fallait aussi des produits d’imprégnation pour faire adhérer la teinture aux fibres. Beaucoup de travail, de temps et de teinture cher donc. » Ce qui explique que cette tendance était l’apanage des riches.
Petite robe (noire) chérie
Bien plus tard, en 1926, le Vogue américain publie un article sur la Petite robe noire de Coco Chanel. Une légende de la mode naît, bien que Mademoiselle Chanel n’est pas en réalité la première à dessiner ce modèle. Avant elle, les coupes ont déjà évolué, les longues tenues du XIXe siècle s’étant raccourcies pour devenir plus pratiques. De plus en plus de gens peuvent aussi à l’époque s’offrir un tel vêtement, grâce à la prospérité croissante. Cette Little black dress devient un symbole du bon goût, de confort et de liberté. Le cinéma renforce cette notoriété puisqu’alors, les films sont encore en noir et blanc, ce qui signifie que les princesses comme les vieilles filles portent toutes des robes noires. Ce qui inspire le public.
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Dans les décennies suivantes, les chemises servant d’uniforme aux fascistes italiens n’entament ce succès. Après Chanel, c’est Cristobal Balenciaga qui fait étinceler le noir dans les années 50. Alors que les femmes commencent à travailler davantage hors de leur foyer, elles s’inspirent de leurs maris, avec des robes simples pour donner une impression professionnelle. Plus tard, la contre-culture s’empare de la trend. Des films comme Drôle de frimousse (1957) présentent la non-couleur comme signe vestimentaire des existentialistes, de la Beat Generation et autres cool cats. Entre-temps, les rockeurs enfilent des vestes en cuir. La mentalité anti-establishment des punks et plus tard de la new wave résonne encore aujourd’hui chez ceux qui se désignent comme gothiques. En parallèle, c’est aussi l’uniforme des journalistes de mode, des artistes, écrivains, architectes, amateurs de jazz et des managers qui rêvent de devenir Steve Jobs.
Une exception à cet engouement? Les enfants ! « Ann Demeulemeester et la marque pour enfants Da-da ont essayé, mais ça ne fonctionne pas, avertit Wim Mertens. Vu l’infinité de significations, presque tout le monde peut y trouver son compte, mais fondamentalement, ce n’est jamais joyeux. »
Sombre Belgique
Plusieurs créateurs belges ont la réputation d’utiliser beaucoup de noir, mais ceux-ci reconnaissent être allés puiser leur inspiration chez des Japonais comme Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto, qui ont opté pour cette radicalité au début des années 80. En 2000, la journaliste Suzy Menkes interroge Yamamoto sur ce choix stylistique pour l’International Herald Tribune. « C’est en même temps humble et arrogant, répond-t-il. Cela absorbe toute la lumière mais concentre les choses. »
La créatrice belge incontournable quand on aborde le sujet est Ann Demeulemeester. C’est pour elle la plus belle et la plus mystérieuse des couleurs, expliquait-elle dans une interview pour Dazed. Quand elle développe de nouvelles formes et de coupes, elle le fait en noir ou en blanc, parce que de cette façon elle n’est pas distraite par d’autres nuances : « Je préfère garder le modèle pur, sans orenmentations. Heureusement, le noir et le blanc existent en de nombreuses nuances et peuvent susciter pas mal d’émotions différentes. »
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Olivier Theyskens, quant à lui, recourait souvent au noir quand il était étudiant, et il a continué à le faire, raconte-t-il dans le catalogue de l’expo du MoMu: « J’aimais les looks sinistres, sombres, mais pas sous un angle dramatique. C’est une sorte de « sad happiness ». Je continue à trouver que le noir fait mieux ressortir le caractère du vêtement et de la personne. »
Corbeaux et paons aux défilés
La grande quantité de noir sur les catwalks s’est aussi longtemps reflétée dans les rangées de sièges qui les longent. Le noir a été pendant des décennies l’uniforme des reporters de mode et des gens du milieu. « On nous appelait les corbeaux noirs aux défilés, explique notre journaliste mode Ellen Dewolf. Du noir, parce que c’était les vêtements des créateurs qui étaient importants, pas le public. Mais quand des influenceurs et influenceuses sont soudain apparus aux premiers rangs, ils ont injecté de la couleur. Le noir est difficile à photographier, et les influenceurs voulaient être plus flamboyants pour leurs selfies. Plutôt des paons que des corbeaux. Ce qui est beau, c’est que les journalistes ont suivi le mouvement et aujourd’hui ils arrivent plus colorés aux shows. »
Et Wim Mertens de conclure : « Ce que les journalistes de mode avaient bien compris, c’est que le noir fait en sorte de passer inaperçus, sans devenir neutre ou ennuyeux. Une sorte de passe-partout. Que ce soit à la cour d’Espagne au XVIe siècle, à un bal d’aristocrates russes, dans une pièce remplie d’architectes ou à un défilé de mode… »
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