Le sacre de la néo-bourgeoise

Veste et jupe, Twinset. Ceinture, Caroline Biss. © Violaine Chapallaz

Après les années rock, sportswear, streetwear et athleisure, les défilés automne-hiver ont dévoilé une fille venue en droite ligne de Saint-Germain-des-Prés. En jupe-culotte, chemisier lavallière et manteau camel, elle revendique son pedigree. Exploration d’une tendance.

On la croise encore peu dans la rue, mais cela ne saurait tarder, laissons-lui juste le temps de descendre des catwalks. Car en chef de file incontesté, Hedi Slimane, le créateur français un temps passé par Los Angeles et Saint Laurent, a imposé pour sa deuxième saison chez Celine une bourgeoise très Saint-Germain-des-Prés. Certes, elle n’était pas inconnue. En parfaits garde-fous du chic, Hermès et Chanel la courtisaient depuis toujours. Tandis que Vanessa Seward, d’abord pour A.P.C puis en son nom jusqu’en 2018, a longtemps oeuvré à enrichir son vestiaire.

Vanessa Seward pour La Redoute
Vanessa Seward pour La Redoute© photos : imaxtree / FLORENT-SINAN BRUNEL

Avec un vocabulaire qui n’appartenait qu’à elle, additionné de ses références maternelles british et de son sens aigu du chic parisien – sauf qu’elle n’avait ni la force de frappe d’une maison comme Celine ni celle prescriptrice d’un Slimane sans concessions. L’homme, donc, après avoir vanté une garde-robe rock sur le fil de l’adolescence, lui tourne délibérément le dos pour mieux prôner le style jolie madame. Et toute la panoplie qui va avec : jupe-culotte sous le genou, chemisier à col lavallière, tweeds référencés, imprimés discrets dans un parfum de seventies qui pourtant ne sent pas la naphtaline et se porte façon 2019, allure conquérante derrière lunettes Aviator.

Céline
Céline© photos : imaxtree

La planète mode, qui pour s’y retrouver préfère catégoriser, s’est emballée, repérant au sein des défilés parisiens ou milanais ce qui entrait, de Gucci à Y/Project en passant par Balenciaga, dans la case  » néo- bourgeoise « .

Gucci
Gucci© photos : imaxtree / FLORENT-SINAN BRUNEL

Pénélope Blanckaert, directrice du département Fashion arts chez Artcurial, rappelle que cette silhouette appartient pourtant  » à l’ADN de beaucoup de maisons, Chanel en premier qui incarne l’élégance par excellence. Ses codes sont presque fondateurs : le collier de perles, le tweed, le tailleur, la chemise en soie, sauf que tout le travail du studio Chanel, c’est de twister cette bourgeoise littérale pour en faire une bourgeoise 2019.

Chanel
Chanel© photos : imaxtree / FLORENT-SINAN BRUNEL

Alors si on en reparle aujourd’hui, c’est parce qu’il faut bien identifier des tendances et que l’on voit certes plus de trenchs et de pied-de-poule cette saison. Mais en réalité, elle est toujours présente dans les collections. D’ailleurs, il en existe toute une typologie : la bohème, la traditionnelle, la girly, la punk… Et les maisons, les marques, les créateurs s’amusent à emprunter différents attributs de sa panoplie et à les marier avec des éléments d’autres univers qui cassent le côté un peu BCBG. C’est une question de mélange et de dosage, raison pour laquelle on parle de style et d’allure plus que de diktats.  »

Un choix esthétique

Les maisons ont donc passé leur temps à jouer avec ces stéréotypes parfaitement calibrés,  » essayant de faire sortir la bourgeoise de ses gonds, analyse Benjamin Simmenauer, philosophe des sciences et professeur à l’Institut Français de la Mode. En la déguisant en homme, chez Armani par exemple, ou au contraire en la rendant plus sexy chez Gucci, époque Tom Ford.

Aujourd’hui, le directeur artistique de Celine la restitue dans sa pureté, alors que jusqu’ici, tous cherchaient à la dépasser, la transgresser, la travestir. Ce style peut désormais vivre de manière indépendante. Il n’est plus le code de la soumission de l’épouse ou de la mère à un patriarcat profondément enraciné dans les moeurs bourgeoises, ce serait d’ailleurs un contresens de l’interpréter comme tel. C’est un choix purement esthétique, une citation : on se déguise en élégante des années 70. Dans un monde qui a renoncé au chic, qui a avalé tout et son contraire, la diversité, la rue, l’exhibition des corps, la vulgarité, le sexy voire le trash, il n’y a finalement rien de moins bourgeois que le style bourgeois pur.  »

Hermès
Hermès© photos : imaxtree / FLORENT-SINAN BRUNEL

Et en ce sens, Hedi Slimane a réussi à frapper un grand coup. Car par là-même, il s’est à nouveau plu à être transgressif – et il faut l’être pour se renouveler, la loi du genre l’exige.  » Proposer une telle silhouette, dans un contexte où elle a été effacée des registres de la mode, crée une visibilité très forte et une insubordination par rapport à l’époque, note encore Benjamin Simmenauer. Montrer une bourgeoise seventies, avec de petits écarts par rapport à l’original, c’est faire le contraire de ce à quoi ressemblent les adeptes du non-look, comme Mark Zuckerberg et son tee-shirt Brunello Cucinelli, qu’il a acheté 500 fois, qui coûte tout de même 400 euros et renvoie aux références et au vêtement fonctionnel. C’est également la démarche inverse de ces adeptes du streetwear, nantis appliquant à l’extrême le mécanisme qui veut que l’on prenne ses distances par rapport à sa caste à travers la mode. En s’offrant une paire de sneakers à 700 euros, ils restent des nantis, travestis en gens de la rue.  »

Bye bye le streetwear ?

Alors que le streetwear et l’athleisure, reprenant les codes du sport pour les intégrer au vestiaire de ville, régnaient en maîtres ces dernières années, le changement d’équilibre de cette saison est visible, clairement. Chez Première Vision Paris, le constat est limpide. Pascaline Wilhelm, directrice mode, veille et tendances de ce salon destiné aux professionnels, souligne ce  » retour à des silhouettes plus structurées, avec de la tenue, un savoir-faire et un certain talent de construction du vêtement « . Si la coupe y est pour beaucoup, les tissus aussi.  » Hedi Slimane utilise de très belles matières qui ont une modestie d’apparence, en cela, c’est bourgeois et classique. Et cela reflète sans doute le retour de balancier du streetwear, en tout cas une certaine humilité des looks qui permet de retrouver le corps, de le montrer, de redonner un peu de sexy, même s’il est par définition modéré et bien-pensant. « 

Gucci
Gucci© photos : imaxtree

N’allez pas croire qu’il s’agit de copier-coller la garde-robe de la jolie-madame d’antan. La différence réside notamment dans l’emploi de viscoses régénérées produites à partir de forêts autogérées, dans le poids des tissus, plus légers, et dans l’efficacité du Stretch.  » Ces vêtements d’aujourd’hui n’ont plus rien de contraint, de corseté, précise Pascaline Wilhelm. Ils sont forcément ajustés mais confortables – il existe tant de solutions esthétiques bien pensées et désignées au niveau du sourcing. Les matières, en outre, font référence à des visuels naturels : c’est un peu brillant comme de la soie, un peu mat ou bouclé comme de la laine. Elles sont très identitaires, dans le sens où il n’y a pas de doute pour un public non averti : ce n’est pas un tissu de jogging ni de parka, c’est donc anti-streetwear, d’autant qu’on voit que c’est du bon produit. Les imprimés relèvent du même imaginaire, des dessins classiques twistés soit par la couleur, soit par un peu d’humour, de petits intrus dans un print classique, une micro-fleur ou un motif figuratif sur un grand carreau. Et si de manière cyclique reviennent les incontournables, le pied-de-poule, le pied-de-coq, le camouflage, les pois, il existe également des propositions exceptionnelles venant des imprimeurs, des dessinateurs et des filateurs. Heureusement, nous avons la chance d’avoir de la multiplicité. Et ce n’est pas parce que Celine fait du pied-de-poule que tout le monde en fera, même si cela dopera le marché.  »

Celine
Celine© photos : imaxtree

Le guide de l’allure

La néo-bourgeoise cru 2019 peut compter sur quelques modèles pour affiner son style, à puiser dans le cinéma de Claude Chabrol ou de Claude Sautet, avec comme égérie ultime Catherine Deneuve amoureusement, érotiquement dessinée par Yves Saint Laurent dans Belle de Jour (1967).  » A priori, une femme a aujourd’hui dans son armoire tout ce qu’il faut pour jouer à la bourgeoise, constate Pénélope Blanckaert, d’Artcurial. Il s’agit juste de bien coordonner : si vous mettez un serre-tête, vous porterez un sweat-shirt et une paire de baskets, si vous optez pour la lavallière, pas de mocassins à glands. Tout est dans le dosage. Et il y a tant de références inspirantes dans le cinéma – je ne parle pas de Valérie Lemercier, carrément premier degré, mais de Brigitte Fossey dans Calmos de Bertrand Blier (1976) ou Marie-France Pisier dans L’Amour en fuite de François Truffaut (1979).

Balenciaga
Balenciaga© photos : imaxtree

Plus les références sont littérales – le col Claudine, les perles… – plus celle qui les fait siennes doit avoir un oeil pointu pour jongler avec elles et les décaler, se créer une allure à elle. Pour adopter la tendance, il importe donc d’avoir un minimum de culture de mode et de ne jamais tomber dans le total look. On peut tout porter, mais d’une certaine manière.  » Sans oublier que la mode a toujours aimé recycler, en tenant un discours contemporain. Qu’elle reprend à son compte les styles et les goûts du passé mais en les malaxant, les digérant, les amalgamant. Que Christian Dior n’avait pas agi autrement, juste après la Seconde Guerre mondiale, en  » inventant  » le New Look, qui marquait un retour enamouré à la silhouette glamour de la fin du XIXe siècle. Que tout est affaire de petite mort et de transgression.

Hermès
Hermès© photos : imaxtree

Bonnes manières vestimentaires

 » C’est un membre féminin d’un groupe social, la bourgeoisie, lequel est dominant, note Benjamin Simmenauer. Par définition, celui-ci cherche à préserver sa position et donc à maintenir une forme de statu quo, y compris dans ses apparences. Et par opposition à l’aristocrate, le bourgeois est celui qui fait fortune par ses affaires, non par sa lignée, il a un rapport profond à l’action, puisqu’il lui faut agir pour entretenir ce capital et le faire fructifier. La chose vestimentaire et la décoration sont des préoccupations secondaires et il importe de le marquer dans sa tenue. Mais la bourgeoise reste au fond assez similaire à l’aristocrate dans son rôle social : elle a une fonction plutôt décorative, même si les codes ne sont plus exactement les mêmes. Balzac est le premier à parler d’elle. Dans Traité de la vie élégante paru en 1830, il est le témoin du passage de relais d’une classe dominante à une autre, il observe les changements vestimentaires qui le traduisent. Le chic est le mot qui signe l’apparence bourgeoise, avec une forme de réserve, d’intemporalité et de revendication d’un statut, en un ensemble de codes assez stricts desquels il ne faut pas s’écarter. Pour ce faire, on porte des matières nobles, du cachemire, de l’alpaga, du cuir, et on accessoirise sa tenue. Tout cela signe une élégance à la fois assez discrète pour ne pas distraire l’attention du groupe, lequel doit rester concentré sur ses activités et sa productivité, mais suffisamment formel et précieux pour que l’on puisse en décoder la richesse. C’est la traduction vestimentaire des bonnes manières.  »

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