Les créateurs belges au temps du coronavirus

© SDP

Il a fallu fermer les boutiques, suspendre la production de la saison prochaine et se concentrer sur les web shops, en tentant d’innover. Les créateurs belges subissent de plein fouet le confinement généralisé. Témoignages.

Jean-Paul Knott, créateur de JeanPaul Knott

Travaillez-vous pour l’heure ?

Je ne sais pas très bien où je vais et c’est la première fois en vingt ans… J’ai décidé de prendre le temps de cette quarantaine pour réfléchir et me reconcentrer. Je travaille encore plus qu’à l’ordinaire mais autrement. Je me rends tous les jours au bureau, on est trois et on essaie d’assurer une espèce de permanence par roulement. Un de mes assistants est rentré à Taiwan, l’autre en Thaïlande, je me retrouve un peu seul avec les deadlines. J’ai du travail comme consultant et pour l’heure, je fais une collection printemps-été en me disant que cela n’a plus vraiment de sens. C’est une réflexion que j’ai depuis un moment, il y a trop de vêtements, de tout. Il est urgent de réfléchir autrement, de créer des vêtements qui durent. C’était mon idée de départ, il y a vingt ans quand j’ai débuté. C’était d’ailleurs le thème de cette saison, pour l’anniversaire, on avait repris les vingt classiques de JeanPaul Knott…

Les créateurs belges au temps du coronavirus
© Pierre Bairin

Parvenez-vous à évaluer les conséquences financières de cette crise sanitaire ?

Cela m’empêche de dormir. Je dois réduire les coûts, j’ai des loyers à honorer, je peux tenir un peu, six mois, après je n’ai plus rien. Sur cette collection d’été 2020, on a déjà perdu plus de 40 % de chiffres d’affaires – toutes les boutiques en Europe ont été livrées mais n’ont pas encore payé… Dès début janvier, on a été touché de plein fouet de tous les côtés par le coronavirus. C’est drôle, en 2001, j’ouvrais 350 mètres carrés de studio-atelier à Paris et j’engageais dix personnes, deux mois après, les tours du World Trade Center s’effondraient, pas de chance ; en 2008, le 8 octobre, j’ouvrais ma première petite boutique à Paris, pas de chance ; et là, on venait de signer pour développer JeanPaul Knott Blue Label en Chine avec l’ouverture de vingt boutiques cette année, on avait inauguré la première en septembre dernier, pas de chance…

Espérez-vous un soutien de l’Etat pour les créateurs ?

On est comme en 2001 et en 2008 : tout seul. Je ne me plains pas pour moi, je suis juste inquiet pour le monde entier. Peut-être que tout cela remettra les pendules à l’heure, avec de la poésie, du rêve, et que l’on se rendra compte que le marketing, c’est bien beau mais cela n’aboutit pas à grand-chose. Comment reconstruire autrement, c’est le joli challenge. On était tous d’accord pour dire qu’on était en fin de parcours, qu’on faisait les choses parce qu’il fallait les faire, un peu comme à la fin du communisme avant la chute du Mur. Ce sera une histoire d’adaptation.

www.jeanpaulknott.com

Ségolène Jacmin, directrice générale et cofondatrice avec Alexandra Jacmin de Façon Jacmin

Les créateurs belges au temps du coronavirus
© Merel Hart

Etes-vous à pied d’oeuvre pour le moment ?

J’ai dû fermer les boutiques d’Anvers et de Bruxelles, mettre au chômage les deux employées. Je dois veiller à bien gérer nos finances mais si on stoppe tout, on n’aura ni collection ni production quand on sortira du confinement. Difficile d’ailleurs d’estimer la trésorerie, j’ai l’impression que chaque jour qui passe amène un pronostic un peu plus flou quant à la crise économique et à la durée du confinement. La seule chose à faire est de mettre en pause certaines dépenses. Je viens de remplir des demandes de subsides, j’essaie de voir à quoi j’ai droit, pour les indépendants, il y existe une aide, un droit passerelle, un formulaire d’une page, que l’Etat belge a simplifié. Mais comment va-t-il réussir à financer tout cela ? Pour le moment, l’atelier avec qui nous collaborons en Bulgarie continue à travailler. On était en train de produire notre collection hiver et les prototypes du printemps 2021, mais pas mal de livraisons sont bloquées, des boutons, des doublures, quelques denims qui viennent d’Italie, des zips de France, du denim du Japon. On livrera donc peut-être en septembre plutôt qu’en juillet – pour me rassurer, je me dis que ce n’est pas si grave que cela d’avoir un peu de retard.

Votre soeur jumelle, Alexandra, parvient-elle à créer dans ce contexte ?

Elle est à Paris, seule, confinée et dans une phase où elle doit créer pour présenter le printemps-été 21 que l’on doit normalement présenter en juin. Elle avait été au salon du tissu Première Vision en février, elle cherchait de nouvelles matières qui viendraient se greffer au denim, puisqu’on a lancé de nouveaux modèles où l’on intègre des imprimés. Ceux des fournisseurs italiens sont magnifiques mais ceux que nous avions démarchés ont fermé, ils ne nous ont donc rien envoyé. C’est du coup difficile pour elle de créer d’autant que l’époque est perturbante…

Comment innovez-vous ?

On a fait une réunion Skype avec l’équipe et nos cinq stagiaires, on a brainstormé et chacune a amené ses idées, c’était intéressant, cela force à repenser les choses différemment et cela amène de la créativité. On va tenter un workshop online la semaine prochaine. On veut proposer de l’upcycling pour créer des pantoufles en jeans. Alexandra travaille sur le modèle, ce sera joyeux. Nous avons décidé de reverser 7 % des bénéfices de nos ventes onlines aux hôpitaux. On avait envie, on s’est demandé si c’était une bonne idée, je ne veux pas que ce soit perçu comme du marketing, c’est juste civique.

www.faconjacmin.com

Ester Manas, créatrice, avec Balthazar Delepierre, du label Ester Manas

Les créateurs belges au temps du coronavirus
© Ester Manas

Travaillez-vous pour le moment ?

Depuis début mars, depuis que je suis rentrée de Paris et de la Fashion Week, je suis restée chez moi, j’étais malade, sans doute infectée par le coronavirus, j’y ai serré tellement de mains, de tous ceux qui revenaient des défilés à Milan… Aujourd’hui, je travaille, bien sûr. En réalité, nous avons eu un coup dur, le jour où nous avons appris que nous n’étions pas parmi les huit finalistes du Prix LVMH, c’était le 10 mars. Mais le lendemain, on s’est levé tous les deux, Balthazar et moi, hyper excités, assez étonnement, il fallait qu’on se serve de cette expérience pour construire – on a ainsi découvert que l’on avait envie de travailler pour des maisons, de faire des collaborations. On s’est mis à plancher sur une nouvelle collection positive, c’est ce dont nous avons tous besoin.

Et parvenez-vous à créer ?

Cela fait deux semaines qu’on est dans la création, cela paraît tellement irréel, d’autant que nos commandes du show-room sont quasiment toute annulées ou postposées puisque les boutiques sont fermées. On est donc dans un truc assez fantasmagorique, on dessine pour dessiner, on fait des prints pour faire des prints, parce qu’on ne sait même pas si on réalisera ces vêtements, si on les produira. Autant se laisser cette liberté-là. Et prendre le contrepied de cette tristesse. Nous n’avons pas d’employés, nous sommes donc moins dans une merde noire que d’autres, et nous avons chacun un job sur le côté, je travaille à mi-temps pour les costumes de la compagnie de danse Rosas et Balthazar pour son studio de direction artistique et de design. Cette petite liberté financière nous permet une liberté de création.

Et comment se portent vos ventes online ?

La collection que nous avons réalisée pour le Printemps, le grand magasin parisien, est en vente online, le site a ouvert il y a dix jours à peine. Et sur notre site, comme nous n’avons pas de stock, nous procédons sur commande mais l’atelier Mulieris qui produit nos pièces étant fermé, on propose d’aller acheter sur l’e-shop du Printemps. Il s’est associé avec pleins de marques émergeantes, deux marques inclusives, Universal Standard et nous et avec des labels gender fluid, c’est un vrai parti pris. Mais c’est aussi un challenge, pour eux et pour nous qui proposons la taille unique, ajouté à cela ce fucking virus, c’est un beau baptême de feu ! Pour le reste, j’attends une livraison de matériel, de tissus et d’élastiques pour pouvoir coudre des masques. Broyer du noir, c’est contreproductif, non ?

estermanas.com

Christian Wijnants, fondateur de Christian Wijnants

Les créateurs belges au temps du coronavirus
© SDP

Travaillez-vous toujours ?

Je travaille depuis chez moi et de temps en temps, je vais au bureau. Nous avons demandé au personnel de faire un maximum de télétravail, ce qui fonctionne pour septante pour cent d’entre eux. Heureusement, nous avons un atelier de 600 mètres carrés, donc nous pouvons respecter la distance de sécurité. Tous les bureaux ont été séparés, les réunions se font par Skype et nous n’acceptons plus de stagiaires. Plus le groupe est restreint, moins il y a de risques.

Les collections sont-elles toujours en production pour l’instant ?

Nous travaillons actuellement sur trois collections. Nous attendions encore quelques livraisons tardives pour la collection été, mais elles sont malheureusement coincées dans les aéroports. Notre collection hiver est en production, mais elle accusera certainement des retards. Tous les tissus et fils ont été livrés, mais certaines entreprises sont à l’arrêt ou travaillent avec un personnel réduit. Notre production est répartie sur neuf pays différents et la situation n’est jamais la même. Nous essayons de la suivre au jour le jour et nous restons le plus possible en contact avec nos collaborateurs.

Les annulations sont-elles nombreuses ?

Oui, nous recevons tous les jours des courriels de boutiques qui veulent adapter ou annuler leurs commandes. Tout le monde panique, et c’est compréhensible. Nous essayons donc d’être le plus flexible possible, en cherchant des solutions pour aider chaque client. Mais ça doit rester financièrement réaliste pour nous. Nous avons connu un très bon début de saison. Notre défilé à Paris a été très apprécié par la presse, et les acheteurs étaient enthousiastes. Deux semaines plus tard, les premières annulations arrivaient. J’espère que l’optimisme restera quand même de mise. Si vous annulez vos commandes pour la collection hiver maintenant, que pourrez-vous proposer en boutique en septembre, quand cette crise sera derrière nous ?

Parvenez-vous à être créatif dans les circonstances actuelles?

C’est une période d’autoréflexion. Quelles sont mes forces ? Qu’attend-on de moi et de quoi mes clients ont-ils vraiment besoin ? Nos prochaines collections seront par conséquent plus petites, elles iront à l’essentiel. Proposer des centaines d’options ne serait pas logique. Les clients seront probablement plus rationnels dans leurs achats, mais il faut continuer à les captiver. Ils veulent quelque chose de léger, pas d’ennuyeux ni de trop conceptuel ou compliqué. « 

www.christianwijnants.be

Aline Walther, créatrice de Girls of Dust

Les créateurs belges au temps du coronavirus
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Quelques jours à peine après son inauguration, la première boutique Girls of Dust a dû fermer ses portes. Aviez-vous imaginé un tel scénario?

Pas du tout. Les dernières semaines ont été une vraie course contre la montre pour pouvoir ouvrir la boutique dans les temps, et nous n’avons pas du tout eu l’occasion de mesurer l’ampleur de la situation. Début mars, j’étais encore à Paris pour vendre notre collection hiver et même là-bas, je n’ai rien remarqué. Tous nos rendez-vous, à une exception près, ont eu lieu normalement. Nous ne nous attendions donc pas à voir arriver des mesures aussi fortes aussi vite. Au total, notre boutique a été ouverte trois jours.

Avez-vous davantage de clients en ligne aujourd’hui ?

Nous avons remarqué une légère augmentation de notre clientèle en ligne, mais cela ne permet pas de compenser les pertes dues à la fermeture de la boutique. Celle-ci n’a d’ailleurs malheureusement rien rapporté en termes de vente, mais elle a été bénéfique pour la réputation et la notoriété de la marque.

Travaillez-vous toujours ?

Depuis la fermeture, nous travaillons encore plus dans la boutique. De plus, nous avons reçu notre collection été tardivement, donc nous sommes toujours en train de gérer les commandes. C’est assez compliqué, car la plupart des magasins sont fermés et beaucoup de commandes sont mises en attentes. Si nous avions reçu notre collection été un mois plus tôt, les conséquences financières auraient été moins graves. Malheureusement, nous sommes une petite marque et nous avons donc dû attendre patiemment notre tour. Les grands noms ont toujours la priorité.

Quels sont vos plans pour la prochaine collection ?

Nous avons décidé de ne travailler qu’avec les patrons qui existent déjà. Il n’y aura donc pas de nouveau modèle dans notre collection. Ainsi, nous gagnons du temps et cela facilite la communication avec nos collaborateurs. Ils savent déjà ce qu’ils doivent faire. Nous n’allons pas non plus commander de nouveaux tissus. Nous utilisons ce que nous et nos fournisseurs avons toujours en stock. Pour nous, ce n’est pas vraiment un défi, nous avions déjà comme objectif de produire moins et mieux.

Quels changements sont nécessaires pour que le secteur de la mode puisse survivre ?

J’espère que le calendrier sera adapté. Ce serait ridicule d’organiser les soldes d’été en juillet, quand les beaux jours reviendront doucement. Et qui veut acheter un manteau d’hiver en août? Si nous voulons sauver cette saison, alors nous devons postposer les soldes à août au minimum. Les livraisons des nouvelles collections auront de toute façon lieu plus tard.

www.eatdustclothing.com

Inge Onsea et Esfan Eghtessadi, fondateurs de Essentiel Antwerp

Inge Onsea et Esfan Eghtessadi, fondateurs de Essentiel Antwerp
Inge Onsea et Esfan Eghtessadi, fondateurs de Essentiel Antwerp© Guy Kokken

Travaillez-vous pour le moment ?

Inge : Nous avons réduit notre personnel à environ 10 % dix pour cent. Toutes nos boutiques sont en effet fermées. Seules les équipes essentielles travaillent encore dans nos bureaux. L’équipe design s’occupe de la prochaine collection été, car nous en avons besoin pour survivre. Esfan et quelques employés essayent de contacter tous nos clients et collaborateurs et l’équipe marketing travaille toujours mais pas au complet, car je pense qu’elle sera plus que jamais utile pour gérer l’après.

Pouvez-vous déjà évaluer les conséquences financières de cette crise pour votre marque ?

Esfan :  » Il est encore un peu tôt, mais elles seront sans aucun doute dramatiques. Pour nous, nos clients et nos fournisseurs. Nous collaborons avec certains depuis plus de vingt ans. Cela crée des liens. Le plus compliqué, c’est de ne pas savoir quand tout sera à nouveau opérationnel. Nous avançons au jour le jour. « 

Inge :  » Avec la mode, nous rencontrons une autre difficulté : tout ce que nous créons aujourd’hui et que nous ne vendons pas n’aura plus aucune valeur d’ici quelques mois. « 

Esfan :  » Pour l’instant, nous avons contacté 150 de nos 900 clients. Environ dix d’entre eux ont annulé leur commande. Nous pensons qu’au total, entre 20 et 30 % de nos clients feront de même. Mais bon, je pense qu’il est encore trop tôt pour parler affaires. L’important est que tout le monde soit en bonne santé. « 

Inge :  » De plus, nous avons contacté tous ces clients par téléphone. Normalement, nous envoyons des courriels. C’est chouette de pouvoir prendre le temps de parler avec eux en personne. « 

Vos ventes en ligne ont-elles augmenté ?

Esfan :  » Au cours des dix premiers jours du confinement, non. Tout était presque à zéro. Nos ventes ont baissé comparé à la même période l’an passé. Mais nous ne faisions même pas attention à notre boutique en ligne à ce moment-là. Nous nous concentrions sur l’organisation de notre marque. Maintenant, je vois que nos clients, comme notre équipe, ont retrouvé le chemin de la boutique en ligne. Ça fait chaud au coeur de voir nos clients participer. Nous recevons de nombreux messages d’encouragement. « 

Est-ce compliqué de rester créatif ?

Inge :  » Finalement non, ça se passe même remarquablement bien. D’habitude, je suis au bureau et j’ai mille et une choses à faire. Aujourd’hui, je peux me consacrer pleinement à la prochaine collection été. C’est libérateur. Essentiel Antwerp a toujours été une marque fun, colorée et optimiste et ça ne changera pas. « 

www.essentiel_antwerp.com

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