Les sneakers, des pompes « cool » qui peuvent valoir des milliards

© Dior

Symbole de coolitude mais portées jusque dans les hautes sphères, les baskets sont l’un des rares éléments de fantaisie dans la silhouette masculine. Entre équipementiers stars et griffes de luxe, la concurrence est rude. Et les prix s’envolent sur les sites de revente à l’affût des collectionneurs…

Mourir pour des baskets. Si l’on en croit David T. Friendly, réalisateur du docu- mentaire Sneakerheadz sorti en 2015, 2 000 personnes seraient tuées chaque année pour leurs chaussures. Le chiffre fait froid dans le dos et confirme que l’on est bien au-delà du simple phénomène de mode.

Lanvin, été 2017.
Lanvin, été 2017.© IMAXTREE

Le marché de celles que leurs fans surnomment désormais les sneakers ou les kicks – ne dites plus baskets – est en constante expansion et pèserait aujourd’hui plus de 82,5 milliards d’euros. Un montant qui ne prend pas en considération la revente de modèles collectors, sur eBay notamment, ou sur des plates-formes dédiées, évaluée à plus de 1 milliard elle aussi. En tête de file de ce business qui croît chaque année d’environ 10 % ? Toujours des ténors du sport, même si l’on estime que plus de 80 % des chaussures achetées, même extrêmement techniques, sont désormais portées en ville. En à peine trente ans, des marques comme Nike et Adidas, talonnées depuis peu par Under Armour, ont atteint une notoriété – et une puissance de frappe – semblable à celle d’Apple, Facebook ou Coca-Cola. Elles sont surtout parvenues à faire de leurs produits autrefois spécialisés des incontournables de tout dressing digne de ce nom, obligeant même les pontes du luxe à adapter leur offre pour continuer à chausser les plus fortunés.

 » Tout a débuté au début des années 80 avec l’émergence du rap et du hip-hop, rappelle Pascal Monfort, heureux propriétaire de plus d’une bonne centaine de paires et directeur du cabinet de tendances REC. Les jeunes ont commencé à porter des modèles d’équipementiers de sport pour danser dans la rue. C’était également un acte de digression, une manière d’affirmer son appartenance à une contre-culture, à une tribu. Dans les années 90, les fans de mode se sont emparés à leur tour des sneakers. Colette à Paris a ouvert son corner, elles sont devenues un symbole de coolitude, le preuve que l’on naviguait aussi dans le bon milieu professionnel, celui des créatifs, des urbains, des branchés, où il était permis d’aller bosser en baskets. Depuis les années 2000, elles sont presque devenues mainstream. La nouvelle génération de cadres a grandi avec ce type de chaussures aux pieds. Les maîtres de l’économie digitale qui dirigent le monde ne portent jamais rien d’autre. C’est devenu un élément de langage du pouvoir.  »

La collection très graphique de Pierre Hardy.
La collection très graphique de Pierre Hardy.© SDP

Pour les hommes surtout, elles représentent l’un des rares moyens d’expression de leur fantaisie. Parce qu’elles viennent du sport, elles sont plus facilement  » assumables « , même par celui qui ne se considère pas comme un modeux.  » La sneaker est l’un des seuls champs créatifs où l’on peut véritablement tout se permettre dans l’univers complètement sclérosé de la chaussure pour homme, se réjouit Pierre Hardy, créateur pour sa ligne éponyme et pour la maison Hermès. L’image que l’on se fait de l’élégance masculine est encore marquée par l’histoire du tailleur. On fait toujours comme si l’on ne pouvait acheter des pièces qu’à condition de les porter des années. Cet enkystement dans la durée persiste, alors qu’on ne vit plus du tout comme cela. Les baskets sont synonymes de jeunesse, de liberté… bien qu’en réalité, elles soient extrêmement codifiées. Les fans de certains modèles n’en porteront jamais d’autres. On peut presque parler de fétichisme.  »

Pénurie organisée

Plus policées que leurs cousines issues directement du sportswear, les kicks griffées occupent désormais des murs entiers dans les boutiques des grands noms du luxe : Dior, Lanvin, Givenchy, entre autres, y sont tous passés, encouragés par l’arrivée à la direction artistique de leurs lignes masculines de créateurs biberonnés au streetstyle. Le Britannique Kim Jones, à la tête de la division Homme de Louis Vuitton depuis 2011, n’hésite pas à parler  » d’obsession  » lorsqu’il évoque l’achat à l’âge de 13 ans de ses premières Nike, lui qui en possède près de 600 aujourd’hui – il a arrêté de compter… -, réparties entre des placards à Londres et à Paris. A l’occasion de sa première collaboration l’an dernier avec le célèbre NikeLab du chausseur américain, il qualifiait même le succès universel de la basket comme inévitable, une manière en quelque sorte de suivre le cours de l’histoire.  » Elles sont vraies, pointait-il. Elles se sont infiltrées partout et dans la vie de chacun d’entre nous.  » Si les modèles ciglés Balenciaga, Prada ou Gucci ont réussi à pousser les portes de presque tous les secteurs professionnels, à l’exception peut-être du politique, seule une  » collab’  » réunissant un créateur de mode et une  » vraie  » marque de sportswear trouvera grâce aux yeux des puristes, aussi appelés sneakerheads.  » Pour les véritables amateurs, seuls les équipementiers sont légitimes sur ce territoire, pointe Pascal Monfort. Une basket Adidas x Raf Simons ou NikeLab x Riccardo Tisci, c’est l’alliance idéale entre l’envie d’un designer qui apporte avec lui tout son univers créatif et le savoir-faire de la marque qui met à son service sa technologie et ses matériaux innovants. « 

Les modèles les plus recherchés ? Ceux imaginés par de grands noms pour des équipementiers, à l'instar de ces Nike, portées par leur créateur, Riccardo Tisci, et Bella Hadid.
Les modèles les plus recherchés ? Ceux imaginés par de grands noms pour des équipementiers, à l’instar de ces Nike, portées par leur créateur, Riccardo Tisci, et Bella Hadid.© SDP

Du côté des collectionneurs également, ce sont presque exclusivement les éditions limitées de Nike ou Adidas qui ont la cote… au sens boursier du terme. Pas une semaine ne passe sans que sorte un modèle déjà marketé comme collector avant même d’arriver en magasin.  » Depuis que l’accès aux produits s’est mondialisé, via Internet notamment, les marques ont commencé à préfabriquer de la rareté, en organisant même la pénurie en retirant parfois momentanément certains modèles du marché « , pointe Pascal Monfort.

Aux pieds de Kanye West, sa Yeezy Boost pour Adidas, épuisée online en 10 secondes !
Aux pieds de Kanye West, sa Yeezy Boost pour Adidas, épuisée online en 10 secondes !© GETTY IMAGES

Quelques secondes suffisent pour qu’un produit soit sold out et se retrouve ensuite sur des sites de revente en ligne. La première Yeezy Boost de Kanye West pour Adidas, lancée en février 2015 et épuisée online en 10 secondes, aurait ainsi généré en douze mois pour près de 1,2 million d’euros de vente sur eBay, la paire se négociant en moyenne 1 400 euros, soit 4,5 fois plus que son prix d’achat initial. Face aux files devenues quasiment ingérables devant les magasins – en 2013, un homme a carrément été abattu à Atlanta alors qu’il tentait de voler un client à peine sorti de la boutique avec sa boîte de LeBron x  » Denim  » pour Nike -, le droit d’acheter un exemplaire est de plus en plus souvent attribué par tirage au sort, après distribution de tickets de loterie.

Lorsqu’il en a la possibilité, le véritable collectionneur n’hésite pas à se procurer trois fois le même modèle : un à porter, un à conserver intact dans sa boîte et le dernier à exposer !  » Avec ce marché, le jeune consommateur peut expérimenter les sensations de l’acheteur d’art à moindre coût « , analyse encore Pascal Monfort.  » S’offrir des sneakers, c’est une véritable cure de rajeunissement, renchérit Pierre Hardy. C’est souvent un acte irrésistible. L’intérêt, c’est d’avoir « celles du moment », très vite. Les possibilités de renouvellement sont quasi infinies en termes de matière, de couleur, de texture. Tout le monde est obsédé aujourd’hui par l’idée de ne pas vieillir. Rien de tel qu’une bonne semelle fluo ou un chausson en Néoprène pour résister à la tentation des injections de Botox ! Bien sûr, lorsque l’on opte plutôt pour des baskets Louis Vuitton, Dior ou Hermès, c’est un autre message que l’on veut faire passer.  »

Objets à bichonner

Corollaire immédiat des sommes considérables investies dans un accessoire qui monopolise par ailleurs de grands espaces de stockage, la tendance n’est plus trop à la basket avachie. Des cordonniers spécialisés dans l’entretien et la réparation de ces nouveaux vecteurs de statut sont en train de voir le jour. Chez Sneakers & Chill, à Paris, dont l’un des fondateurs a plutôt appris le métier en patinant des très chics Berluti, vos kicks préférées retrouveront pour quelques dizaines d’euros une nouvelle jeunesse. Et sur la Toile, le fabricant américain de produits d’entretien spécialisé Jason Markk distille ses bons conseils dans des vidéos tutorielles faciles à mettre en pratique à la maison.

Un top en baskets, au défilé Givenchy pour le printemps-été 2017.
Un top en baskets, au défilé Givenchy pour le printemps-été 2017.© IMAXTREE

 » La chaussure est le seul accessoire qui compte en mode masculine, insiste Pascal Monfort. C’est le premier détail que l’on remarque dans une silhouette et c’est elle qui raconte le look, qui fait que l’on distingue tout de suite si le gars est à côté de la plaque ou à l’aise.  » Pour notre expert, qui n’a pas hésité à transformer une pièce de son appartement en dressing dévolu exclusivement à ses sneakers, c’est en portant des modèles extrêmement techniques en ville que l’on se démarque aujourd’hui. Chez Under Armour par exemple, qui ne propose pas de ligne lifestyle, le design si particulier des modèles est la résultante des exigences demandées par la pratique du sport auquel elles sont destinées : des semelles particulières et des combinaisons de matériaux qui ne doivent rien au hasard et rendent la chaussure unique et séduisante même sur le béton urbain. Reste qu’au jeu de l’éternel balancier de la mode qui encense aujourd’hui ce qu’il ringardisait hier, les gourous des tendances annoncent déjà le retour du mocassin plein cuir à lacets, version brogue, derby ou oxford. Surtout chez les moins de 40 ans.

Celles par qui tout a commencé

La basket Reebok, selon le rappeur Kendrick Lamar.
La basket Reebok, selon le rappeur Kendrick Lamar.© SDP

Le marché de la basket ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans deux événements quasi concomitants, confrontant les deux géants du secteur.

En 1986, les rappeurs de Run DMC chantent My Adidas, un hommage au modèle Superstar devenu le symbole de coolitude de toute une génération. Des milliers de fans se pressent lors des concerts et dansent en brandissant leurs chaussures comme d’autres, avant, leur briquet. Ils seront les premiers à être « signés » par la marque – un contrat de 1 million de dollars, du lourd pour l’époque – qui n’a cessé depuis lors de confirmer ses liens avec les stars de la musique – elle compte désormais Pharrell Williams et Kanye West dans son écurie.

Chez Nike, bien sûr, c’est une tout autre histoire qui se raconte pour expliquer l’accession de la chaussure de sport au rang d’icône de la pompe. En 1985, l’équipementier, qui n’est encore qu’un petit joueur dans le milieu très fermé de la NBA, se pique de dessiner une paire aux couleurs des Chicago Bulls pour celui qui n’est encore qu’un jeune prometteur. L’homme s’appelle Michael Jordan et celle qui passera à la postérité sous le nom d’Air Jordan I détonne sur le terrain. Le joueur est mis à l’amende : il devra payer 5 000 euros par match s’il persiste à les enfiler. Nike règle la note, peanuts en comparaison du buzz généré. Depuis lors, les Air, comme les appellent les sneakersheads, sont devenues une marque dans la marque, et les éditions limitées ne se comptent plus.

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