Ludovic de Saint Sernin: « Je veux que l’on sente combien mes vêtements sont personnels »
La plume sur les seins de Hunter Schafer en version red carpet post Oscars, c’est lui. Le jeune créateur Ludovic de Saint Sernin a fait défiler sa première collection pour Ann Demeulemeester lors de la Fashion Week parisienne. Confessions d’un enfant de ce siècle.
Il est né à Ixelles, il y a un peu plus de trente-deux ans. «Je n’étais pas un très joli bébé, j’étais roux et j’avais la jaunisse», dit, avec un sourire d’ange, Ludovic de Saint Sernin. La légende veut qu’on l’ait mis sur le balcon, «comme une fleur», pour que le soleil fasse son œuvre. Il grandit en Côte d’Ivoire, à Abidjan, enfance idyllique, week-end à la plage, école de quartier la semaine. «J’étais le seul petit garçon blanc, ma mère ne voulait pas que je sois un enfant du Lycée français.» Puis à 6 ans, ses parents divorcent, retour en France, à Paris, où Ludovic vit avec sa mère et sa grand-mère dans le XVIe arrondissement. Il prend le Thalys direction Bruxelles-Midi pour y retrouver son père, le temps de samedis et de dimanches «très fun», il en garde le souvenir des gaufres chaudes, «bien caramélisées, un classique que j’adore». Pour le reste, il ne s’autorise pas de crise d’adolescence. «J’étais l’enfant parfait. Ma mère me répétait: «Tu ne dois pas sortir, cela va te déformer le cerveau.» Je l’ai écoutée sagement. J’ai commencé à sortir tard, après ma découverte de Patti Smith et de son livre Just Kids.»
Je veux reprendre là où Ann s’est arrêtée, en 2013, quand elle est partie.
De 2008 à 2012, il étudie la mode à Duperré, fait des stages, chez Yves Saint Laurent et auprès de la directrice de casting Dominique Vinant, travaille ensuite chez Balmain durant trois ans. En 2017, il lance sa marque à son nom et fait sensation. Il entre dans l’histoire de la mode avec un jockstrap, aussi dit suspensoir. Pourtant, il n’avait pas fait grand cas de ce sous-vêtement, à l’origine pensé pour les danseurs, les cyclistes, les jockeys. Ou du moins, il l’avait planqué sous un grand manteau lors de sa première présentation parce qu’il était «timide» et qu’il savait que ses parents y assisteraient. Ludovic reconnaît qu’il a beaucoup de chance, que c’est ce slip à œillets qui l’a fait connaître, comme les seins obus de Jean Paul Gaultier. «Il y a des designers qui travaillent des dizaines d’années avant d’avoir une pièce iconique, même si ce n’était pas du tout l’idée de départ, je l’avais à peine montré.»
Avec un naturel confondant, depuis ses débuts, il brouille les frontières entre vies privée et professionnelle. Il incarne sa marque et prend même la pose en période de confinement devant l’objectif de Willy Vanderperre, parce qu’il était le mieux placé pour exprimer son cheminement et ce qui fonde ses vêtements. On dit de son esthétique qu’elle est «homo-érotique», il préfère parler de fluidité et de corps androgyne. De là, vient sa grande intimité avec le vestiaire d’Ann Demeulemeester dont il a la charge depuis décembre dernier. En 36 silhouettes qui défilèrent sur un podium ébène, le jeune créateur vient de signer sa première collection, se concentrant sur les codes de la maison qui depuis 2020 appartient à l’entrepreneur milanais Claudio Antonioli. En un show concis, très édité, il a montré des plumes, du noir et blanc, des jupes en biais caressant le sol, du tailoring rock et poétique, de la maille protectrice. «Une lettre d’amour à Ann.» Dans cet hôtel du IIIe arrondissement parisien qu’il connaît bien parce qu’il y vient en voisin, Ludovic de Saint Sernin prend un chocolat chaud et remarque illico que l’on porte un pull Ann Demeulemeester vintage, millésimé âge d’or, au tournant de ce siècle – la preuve irréfutable qu’il connaît ses classiques.
Au lendemain, ou presque, de votre premier défilé pour Ann Demeulemeester, comment vous sentez-vous?
Très épanoui. Cela faisait trois mois que je couvais cela dans le silence complet. Depuis le 1er décembre, depuis l’annonce de ma nomination, il n’y avait eu aucune communication autour du défilé. C’était hyper important pour moi, et aussi pour Olivier Rizzo, le styliste avec qui je travaille, parce qu’un début, c’est un moment rare dans la mode. Il fallait le protéger, aussi précieusement que possible, jusqu’à la sortie du premier mannequin. Ce premier look comptait dès lors beaucoup: il raconte l’histoire de ce nouveau chapitre de la marque. Je veux reprendre là où Ann s’est arrêtée, en 2013, quand elle est partie. Et cette première plume est symbolique, tout comme elle l’était pour sa marque et pour son histoire personnelle avec Patrick. C’est une lettre d’amour à Ann, à son héritage, à la beauté de son travail.
Quand elle a débuté en 1985, vous n’étiez même pas né. Et vous étiez enfant lorsqu’elle a connu son âge d’or à la fin du siècle passé. Que représente-t-elle pour vous?
Je n’ai effectivement pas connu ces années-là mais j’ai appris à connaître son travail quand j’étudiais à Duperré, j’avais 18 ans. Jusque-là, ma culture mode, c’était Saint Laurent, Givenchy, Alaïa… Et puis j’ai découvert la belgitude, les Six d’Anvers et Margiela. C’était un tout nouvel univers pour moi, tellement différent des classiques parisiens que je connaissais. J’ai aimé cette mode plus personnelle, comme celle de Rick Owens. Et j’ai été ému par cette femme qui racontait son histoire à travers ses collections. Ce n’était pas un fantasme de muse qui n’existe pas et qu’on ne voit pas dans la rue.
L’avez-vous rencontrée?
Oui, j’ai été à Anvers avec Willy Vanderperre et Olivier Rizzo pour faire les portraits officiels de ma nomination. C’était un super moment, dans le studio originel, avec l’équipe originelle, c’était intime. On en a profité pour rencontrer Ann, Patrick, et leur fils Victor, qui travaille avec nous et a réalisé l’invitation du défilé. Ce genre de détail n’en est pas un, c’est plein de sens. D’autant qu’il importe de se tenir la main quand on entame le nouveau chapitre d’une marque. Il peut y avoir tellement d’attentes et d’idées un peu maléfiques, propres au milieu de la mode, quand certains ont envie que le designer se rate.
Quel conseil Ann Demeulemeester vous a-t-elle donné?
Elle m’a dit: «Travaille dur, aussi dur que tu peux.» Je tiens à lui montrer que c’est ma mission et que je désire vraiment donner à la marque une nouvelle lumière parce que depuis son départ, c’était un peu éteint.
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Quelle fut votre première démarche?
Je savais que c’était vital d’être très humble, Ann Demeulemeester est une marque culte, il fallait faire très attention, avoir beaucoup de respect, ne surtout pas commencer à m’imposer moi. J’ai l’opportunité de le faire avec ma marque, il n’y a donc pas de raison que je le fasse pour une autre. Dès le 1er novembre 2022, c’est le jour de mon anniversaire et la date à laquelle j’ai techniquement débuté, je me suis plongé dans les 2 028 pages de son livre paru chez Rizzoli en 2014. Je le connaissais pourtant, j’avais une connexion avec lui parce que j’ai été stagiaire auprès de Dominique Vivant, qui fut la directrice de casting pour Ann pendant dix ans. Elle a travaillé avec tous les créateurs iconiques des années 90 et 2000, Yohji Yamamoto, Martin Margiela, Martine Sitbon… Elle castait beaucoup dans la rue et privilégiait l’émotion. Grâce à elle, j’ai appris ce métier et aussi que je pouvais être très personnel. Elle ressemblait à Patti Smith et c’est aussi pour ça qu’Ann l’adorait, je crois. Elle a défilé pour elle, les photos se trouvent d’ailleurs dans ce livre.
Je veux que l’on sente combien mes vêtements sont personnels.
En le relisant, qu’avez-vous compris que vous ne sachiez déjà?
J’ai trouvé cela beaucoup plus féminin et sensuel que dans mon imaginaire. J’avais conservé l’idée d’une chemise blanche et d’un costume noir, de quelque chose de poétique mais pas forcément dans le dévoilement de la peau. Or, j’ai été surpris de voir pas mal de peau dans ce livre. J’ai pensé que je pouvais emprunter ce chemin et faire quelque chose de très direct dans ce premier défilé mais dans le respect. Choisir une palette de couleurs, du noir, du blanc et injecter du rouge, des aubergines très foncés et des matières riches, il y avait une telle richesse dans ses matières à l’époque. Et puis j’ai sélectionné 89 looks dans les archives et je les ai tous essayés un par un.
Et quelle sensation avez-vous éprouvée?
C’était vraiment magique. Toutes ces pièces datent des années 80, 90, 2000 et elles sont intactes. C’était extraordinaire de sentir comment chaque vêtement se meut sur la peau et de comprendre comment la magie de la coupe opère sur le corps. Je ne suis pas hyper masculin ni hyper féminin, j’ai un corps fluide, c’est pour ça que ma mode est fluide: j’ai des épaules fortes, une taille fine et des hanches, je suis dans un entre-deux masculin-féminin qui me permet de rentrer dans les looks Homme et Femme. Je voulais voir à quoi tout cela ressemblait sur un corps androgyne, et il l’est chez Ann, c’est elle qui a défini cette esthétique. J’ai donc regardé ce que cela donnait sur moi et j’ai fait une sélection de ce qui me plaisait et qu’on avait envie de garder. Et après j’y ai injecté de la nouveauté, qui fait partie de mon univers et de mes références.
Votre univers s’est construit à la lecture de Just Kids de Patti Smith. En quoi ce livre a-t-il forgé votre esthétique?
En réalité, il a changé ma vie. Il m’a révélé à moi-même. Il a bouleversé ma vision, dans le sens où, pour moi, Just Kids raconte comment un artiste se trouve. A travers cette histoire d’amour avec Robert Mapplethorpe, c’est le récit d’un homme qui était en couple avec une femme, amoureux passionnément, et qui se découvre homosexuel. Je ne savais pas que cela pouvait exister. J’ai grandi de manière hétéronormée ; dans mon environnement, à Paris, dans le XVIe arrondissement, personne n’était gay ou queer. En lisant ce livre, je me suis dit que c’était possible et que cela pouvait être mon histoire aussi, Patti Smith en parlait avec tant de douceur et de bienveillance. Je me suis identifié à Robert, je suis parti à la découverte de mon homosexualité et également de la photo, qui a beaucoup inspiré mon travail en tant que designer. Jusque-là, j’avais créé pour la femme, je n’avais encore jamais dessiné de collection pour homme. Je travaillais alors chez Balmain, j’ai décidé de quitter la maison, de faire une pause, me recentrer et voir ce qui allait en sortir.
De ces trois ans passés chez Balmain, qu’avez-vous retenu?
Que je ne voulais plus coudre des nuits entières! Mais Olivier Rousteing m’a surtout appris qu’on pouvait réaliser ses rêves les plus fous: il a conquis le monde et prouvé que lorsqu’on suit son objectif, on peut le réaliser. Il était doux et bienveillant, il croyait en moi et m’a toujours soutenu. Balmain, c’est ma première famille de mode, c’était une belle histoire, avec une belle énergie, on travaillait jour et nuit mais on sortait aussi beaucoup, on était tous hyper jeunes. A l’époque, j’étais sur le développement textile, je travaillais sur les pièces faites de A à Z dans l’atelier, j’ai adoré, cela m’a permis de découvrir ce travail d’artisanat, de la couture que j’ai voulu pour ma propre maison.
Quand je travaille sur mes collections, j’y mets mes sentiments et ma vie.
En 2017, vous lancez votre marque Ludovic de Saint Sernin avec laquelle vous faites corps puisque vous l’incarnez…
C’est naturel pour moi. Quand je travaille sur mes collections, j’y mets mes sentiments et ma vie de la même manière que lorsqu’un artiste écrit des paroles pour une chanson et qu’ensuite il l’incarne sur scène. Je représente quelque chose que je ne connaissais pas avant, ce corps de garçon fluide qui a fait du bien à beaucoup de monde. Quand j’ai commencé, un garçon ressemblait à un garçon, une fille à une fille, c’était très typé. J’avais honte de mon corps, on aurait dit que j’étais une fille dans des vêtements de garçon, cela ne me mettait pas en valeur. Mais quand je me suis mis à partager mon image, cela a fait écho, on m’a remercié de montrer qu’un garçon pouvait avoir un corps différent.
Le vêtement est donc politique?
Je ne m’intéresse pas à la politique, je ne regarde pas les news même si je sais que ce n’est pas bien. Mais ce que je fais est politique malgré tout. Et je le fais avec beaucoup de fierté, je veux rendre mon histoire visible, montrer que je vis cela honnêtement et de manière flamboyante. C’est aussi cela que j’aime dans la mode. Tous ces témoignages de ceux qui sont touchés par mon travail me font continuer.
Entre Ludovic de Saint Sernin et Ann Demeulemeester, quelle différence?
Avec Ludovic de Saint Sernin, j’ai un studio qui a cinq ans d’existence et on est une petite dizaine alors que chez Ann, je travaille avec des gens qui ont des années d’expérience. Je peux leur lancer des défis incroyables, du tailoring et des robes du soir extraordinaires. Je me suis lâché, cela m’a fait beaucoup de bien. On a retravaillé les coupes, avec l’atelier. On a souligné les détails de coupe, de pinces, de biais, comme une signature − je pense qu’Ann a influencé beaucoup de designers qui se sont appropriés son héritage. Comme j’ai désormais les clés de la maison, j’avais à cœur de mettre en lumière ce qui lui appartient. On n’allait pas faire des logos dès la première collection mais retrouver sa signature dans les détails. Et ils comptent, Ann n’a jamais été show-off, j’aimerais que les gens viennent voir les vêtements de près et soient impressionnés par la coupe et les matières, tout est fabriqué en Italie et tout est hyper beau, c’est luxe, luxe, luxe.
Et quelle est votre définition du luxe?
Cette première collection, c’est le luxe. Doublée du luxe de pouvoir m’exprimer, de réaliser des pièces qui sont à la hauteur de mes attentes et qui donnent confiance, des vêtements dont on ne voudra jamais se séparer et qui font prendre conscience qu’un être humain les a pensés et réalisés. Tout est parfois tellement déshumanisé… Chaque pièce pour Ann était si personnelle, je veux que l’on sente combien mes vêtements le sont aussi.
Ludovic de Saint Sernin
Le 1er novembre 1990, Ludovic de Saint Sernin naît à Ixelles.
Il passe son enfance en Côte d’Ivoire, puis à Paris.
En 2008, il entame des études de mode à l’Ecole Duperré, Paris.
En 2014, il fait ses débuts chez Balmain.
Sa marque, Ludovic de Saint Sernin, voit le jour en 2017.
En décembre dernier, il est nommé au poste de directeur artistique d’Ann Demeulemeester. Ce 4 mars 2023, il présentait son premier show pour la griffe.
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