Matthieu Blazy, directeur artistique de Bottega Veneta: “J’aime l’idée du réel, de s’habiller tous les jours”
Formé à La Cambre, Mathieu Blazy a fait ses armes chez Raf Simons, Margiela et Celine. Depuis 2020, ce quadra qui se partage entre Milan et Paris est à la tête de Bottega Veneta. Ses collections archétypales mettent à l’honneur l’artisanat à l’italienne.
A l’heure dite, Matthieu Blazy est là, derrière l’écran, depuis Milan, dans son bureau aménagé selon ses goûts chez Bottega Veneta, il ne se fait pas prier pour faire le tour du propriétaire, même virtuellement. Il s’empare de son ordinateur, le fait tourner à 360 degrés.
Il y a là un mur en lambris qu’il a choisi pour sa douceur texturée et son côté « chalet montagnard », des fenêtres qui donnent sur le soir qui tombe sur la capitale lombarde et une table de réunion, loin d’être imposante, autour de laquelle il rassemble sa petite équipe. Ce fut l’un de ses premiers gestes en arrivant dans cette maison – préférer la taille humaine et le bureau à la même dimension.
L’aventure du show
« Je ne me retrouve pas trop dans une équipe « fleuve ». J’aime parler en one-to-one. Cela me permet de comprendre ce que chacun me propose et de connaître les parcours personnels. Je trouve la conversation d’autant plus riche. Et cela me challenge davantage. » En cette fin janvier, Matthieu Blazy prépare la collection automne-hiver qui défilera dans un petit mois, le 24 février prochain. Le stress ne semble pas l’habiter, il s’apprête à bosser ce week-end.
« Il y a beaucoup de travail mais la dynamique est bonne. En général, je ne suis pas paralysé par le stress dans le sens où c’est une aventure, un show pour moi, c’est une proposition, je ne pars pas à la guerre… On travaille, on met les choses en place. Ce n’est pas compliqué, j’ai les idées claires. Et j’essaie de travailler dans les temps, j’aime finir à l’heure, également par respect pour les équipes. Mais je me laisse la liberté de changer jusqu’à la dernière minute, même quelques instants avant que la fille ne sorte sur le catwalk… C’est cela aussi qui crée l’émulation. »
Un parcours multiple
Etudiant, il épatait déjà par sa volonté d’être challengé, par sa mesure dans la démesure, par son calme, sa vision limpide et ses propositions qui bousculaient les frontières. En dernière année à La Cambre mode(s), il y a seize ans de cela, il avait construit sa collection autour de la spationaute Claudie Haigneré.
« C’est un moment-clé, cet épisode de Calvin Klein où l’on s’est fait virer à l’américaine : tu te retrouves dans la rue avec ton carton et c’est fini. »
C’était pour le moins original, autant que son amour pour l’artisanat qui exsudait. Depuis, il en a fait du chemin, de Raf Simons à Bottega Veneta, en passant par Martin Margiela, Céline, Calvin Klein. Aujourd’hui, entre sa collection bientôt sur le catwalk et son premier parfum qui sera lancé dans l’année et promet d’être « singulier », Matthieu Blazy confie qu’il est « épanoui ».
L’artisanat star
Personne n’aurait l’idée de dire le contraire, à la regarder ainsi sourire en parlant de son métier, beaucoup, et de lui, un peu. Il fut un homme de l’ombre et cela lui convenait. Jusqu’à ce qu’il se sente « prêt » et qu’il reprenne les rênes de cette maison fondée en 1966 et dans le giron du groupe Kering, c’était en novembre 2021.
Depuis, en 4 saisons et 8 collections, il donne ses lettres de noblesse à l’artisanat et à l’allure italienne siglés Bottega Veneta qu’il enlumine d’une écriture raffinée et contemporaine. Souvent, il laisse le silence se nourrir des questions qu’on lui pose, parce qu’il prend le temps de formuler ses réponses, Matthieu est réfléchi et passionné, ce n’est pas antinomique. Il a appris à s’offrir « un peu de temps » pour lui.
Il pratique la marche, avec son black retriever John-John, et rituellement, le matin, dans un bar du coin, prend un café seul, le soir, pareil – « Je me pose et bois une bière, je m’autorise ce genre de moment. » Ajoutez à cela des amitiés fidèles, une gémellité comme une armure, des nourritures artistiques par affinités sélectives, des lectures – « mes échappatoires ». Portrait d’un jeune homme bien.
Quand on regarde votre parcours, on se dit que c’est un sans-faute…
J’ai fait des fautes quand même, on se trompe parfois… Il y a eu des moments où j’ai été rempli de doutes. Mais si j’ai ce qu’on appelle un beau parcours, c’est surtout parce que j’ai pu travailler avec des gens que j’admirais et qui m’ont laissé de la place pour m’exprimer, que ce soit en commençant chez Raf Simons ou chez Margiela, j’ai eu beaucoup de liberté. J’ai pris des risques aussi…
Lesquels ?
On en prend toujours. Les collections que je faisais chez Margiela, c’était risqué : c’était un modèle qui sortait de ce que l’on voyait dans le système traditionnel de la haute couture. J’ai aussi pris des risques en présentant certaines idées à Raf Simons… J’ai toujours fait ce à quoi je croyais, je n’ai joué le jeu de personne.
Je travaillais pour eux mais ils m’ont laissé l’opportunité d’être libre et comme j’y croyais, j’ai fait très peu de compromis. Et puis surtout, j’ai travaillé sur des projets différents : chez Raf Simons, c’était sur l’homme, chez Margiela, la couture et le défilé, chez Phoebe Philo pour Céline, les pré-collections.
Alors que chez Calvin Klein, il s’agissait d’une échelle plus globale tandis qu’avec Sterling Ruby, c’était un projet plus artistique, moins commercial. J’ai abordé différents formats aux enjeux différents. Cela a donné un rythme dans mon parcours même s’il y a des points communs, le vêtement et la mode.
Vous avez aussi vécu des passages à vide : chez Calvin Klein, vous avez connu l’American dream et puis l’American nightmare…
C’est un moment-clé, cet épisode de Calvin Klein où l’on s’est fait virer à l’américaine : tu te retrouves dans la rue avec ton carton et c’est fini. Mais c’est bien parce que cela m’a fait réfléchir autrement. J’étais dégoûté de la mode. J’avais l’impression d’être arrivé au bout d’un système. Je n’avais plus envie de mettre le nez dedans.
Cela avait été déstabilisant, on avait tellement travaillé… Mais j’ai ensuite collaboré avec Sterling Ruby et j’ai retrouvé le plaisir de faire des choses à des échelles moins globales. Et peut-être même de désapprendre, pour mieux réapprendre. Et je me suis retrouvé. Cela m’a fait rebondir. Ce n’est donc pas uniquement négatif, même si sur le coup, ce n’était pas facile…
Tout cela forme comme une mosaïque qui vous définirait…
Oui, d’autant que toutes ces expériences sont aussi des moments de vie. J’ai toujours voulu travailler avec des gens que j’admirais et qui ont une vraie exigence dans leurs propositions. Mon travail aujourd’hui est le résultat de tout ce que j’ai appris et de tout ce que je n’ai pas encore appris, de ce qu’on expérimente aussi, parce que je ne me repose pas sur mes lauriers. Et puis, chez Bottega Veneta, j’apprends avec les artisans. Quand l’un d’eux a quarante ans de technique, il me faut être humble, prêt à écouter.
De quand date votre amour de l’artisanat ?
Quand nous étions petits, avec ma sœur jumelle et mon frère, nous prenions beaucoup de plaisir à bricoler. J’aime dessiner même si je suis un peintre du dimanche. Et j’ai toujours adoré faire avec mes mains. Parfois, je fais des petits bricolages rapides pour montrer aux équipes ce que j’ai à l’esprit, quand on travaille sur un sac, par exemple.
Et puis, enfant, j’ai aussi pas mal voyagé, j’ai vu beaucoup d’artisanat même si on ne me disait pas : « C’est fantastique ! » Mes parents avaient également une collection de lampes et de paniers japonais, je trouvais ça très beau sans même pouvoir dire que c’était de l’artisanat.
Quel genre d’enfant étiez-vous ?
J’étais un grand rêveur, idéaliste. Et j’avais beaucoup d’énergie à canaliser, parfois trop. J’étais curieux et créatif… Et j’ai trouvé le métier que j’aime où je ne m’ennuie pas, je fais des vêtements, des sacs, des chaussures. Et quand on est directeur artistique, il y a d’autres enjeux : répondre à des interviews comme celle-ci, avoir une vision sur le marketing et l’image, rencontrer les clients, penser les boutiques…
“Plus on prend des libertés, plus il faut compenser avec l’exigence… C’est un équilibre à trouver.”
J’aime aussi mon boulot car je ne travaille pas avec les mêmes personnes toute la journée et surtout, je passe du coq à l’âne. A côté de ça, j’ai d’autres passions, ce qui fait que mon énergie est canalisée. Quand je rentre le soir, je suis bien fatigué !
Quand vous êtes-vous dit que vous désiriez faire de la mode ?
J’avais 14 ou 15 ans. Mon père m’avait offert un livre de Richard Avedon. C’est un livre d’art, pas de mode, je l’ai adoré. J’aimais aussi Kate Moss, je regardais les images et ce qui se passait dedans et je voyais également ma mère s’habiller ; ce n’était pas pour être à la mode, juste pour se faire plaisir. C’est une combinaison de tout cela… Je me suis dit que ce serait un beau métier.
Vous êtes venu étudier à Bruxelles, à La Cambre mode(s). Pourquoi ?
Ma mère m’en avait déjà parlé, elle avait fait ses études à l’ULB. Ce qui m’a plu dans le programme, c’est le système Bauhaus, pluridisciplinaire, avec des ateliers. Je n’avais pas envie d’étudier uniquement la mode, j’apprécie le modèle universitaire de cette école, avec des cours généraux. Et j’aimais l’idée d’aller à Bruxelles.
En bref
- Il naît à Paris le 27 juin 1984.
- En 2007, il termine ses études à La Cambres mode(s) et entame sa carrière comme créateur Homme pour Raf Simons.
- Il rejoint Maison Martin Margiela en 2011 et prend en charge la ligne Artisanal et les défilés prêt-à-porter Femme.
- En 2014, il est nommé Senior Designer Pré-collections chez Céline.
- Il vit et travaille à New York aux côtés de Raf Simons chez Calvin Klein de 2016 à 2019.
- Il collabore avec l’artiste Sterling Ruby à Los Angeles en 2019.
- En 2020, il entre comme Directeur du Design Prêt-à-Porter chez Bottega Veneta et est nommé Directeur Artistique de la marque en 2021.
- En 2024, il emmène la maison à Milan, pour le Salone del Mobile; à Chicago pour la prochaine édition de The Square, à Séoul, pour une expo. Il lance aussi son premier parfum pour Bottega Veneta.
Je connaissais bien Anvers, ma famille y est, je connaissais Paris, mais là, il y avait une espèce de neutralité : Bruxelles pouvait être un nouveau terrain de jeu. J’avais été aux journées portes ouvertes, j’avais adoré l’abbaye et l’école m’avait fait rêver.
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C’était l’époque où Olivier Theyskens en sortait, il faisait partie de la jeune garde, il avait déjà travaillé sur ses collections personnelles et commencé chez Rochas, j’avais trouvé ça super…
Que retenez-vous de ces années ?
La Cambre, c’est une méthode. Quand on en sort, on a une tête bien faite et une curiosité. On a compris les enjeux de la couleur, de la musique, de l’histoire de l’art, on a un bagage intellectuel. Pour ce qui concerne la pédagogie liée à la mode, on nous demande beaucoup de travail et c’est aussi un énorme travail sur soi.
Cette école développe des individus. Et pour l’aspect méthodique, on l’apprend aussi pendant les stages, à la fin, cela crée un cursus formidable. On est prêt à travailler dans une maison de mode quand on en est diplômé. Je ne dis pas qu’on est prêt à devenir le créateur de demain, même si certains le font, comme Ester Manas ou Marine Serre, qui ont fondé leur maison.
Et puis, il y en a d’autres qui intègrent des studios et qui petit à petit deviennent directeur artistique, comme Nico (NDLR : Nicolas Di Felice chez Courrèges), Anthony (NDLR: Vaccarello chez Yves Saint Laurent) ou moi… J’ai adoré ma formation. J’en ai conservé une méthode : je travaille en essayage, je ne me casse pas la tête à plat, je dessine peu, c’est physique, en fait.
On vous présente souvent comme un créateur « belge », revendiquez-vous cet héritage ?
Oui, j’ai fait mes études à Bruxelles et j’ai commencé chez Raf Simons à Anvers, j’ai donc fait mes premières armes en Belgique. Cela dit, j’ai aussi baigné dans les deux mondes puisque j’ai grandi à Paris mais c’est vrai que j’aime bien mes racines belges.
Quelle est votre définition de cette mode « noir jaune rouge » ?
Elle a quelque chose d’assez singulier parce qu’il n’y a pas d’héritage de maisons telles qu’on les trouve en France. Elle fait preuve de beaucoup de liberté, elle a un côté moins bourgeois. Et même avec des folies et des expérimentations, elle a le sens du pragmatisme.
Ce que les créateurs anversois ont accompli les premiers portait déjà une vision qui n’appartenait qu’à eux : Ann Demeulemeester ne faisait pas du Dries Van Noten, qui ne faisait pas du Walter Van Beirendonck et Martin Margiela était à la marge… En réalité, il existe une mode belge par designer.
Votre rencontre avec Raf Simons est-elle fondatrice ?
Toutes mes rencontres sont importantes. Même si Raf Simons occupe une place particulière car c’est lui qui m’a donné ma première chance. J’avais fini La Cambre, trois mois après, j’étais au studio avec lui. J’y ai appris mon métier, c’était en 2007.
Ce que j’ai adoré, c’est qu’il ne nous a jamais limités sur l’inspiration, tant qu’on y croyait. C’était extrêmement libre dans l’approche mais avec beaucoup d’exigence. Car plus on prend des libertés, plus il faut compenser avec l’exigence… C’est un équilibre à trouver.
Vous avez confié que vous étiez « prêt » quand Bottega Veneta vous a proposé la direction artistique…
C’est parce que je n’avais plus ce syndrome de l’imposteur. J’avais l’impression d’avoir la légitimité. J’avais fini une forme d’éducation, de Raf Simons à Margiela, en passant par Céline, j’avais touché à la couture, à l’homme, à la femme.
J’étais prêt à me lancer dans le bain et décliner ma propre version créative de Bottega Veneta. D’autres maisons m’avaient déjà approché, certaines m’intéressaient, d’autres moins, mais je n’avais jamais eu ce sentiment d’être aussi prêt.
Comment avez-vous vécu ce passage de l’ombre à la lumière ?
Plutôt bien. Cela ajoute une pression, votre nom est collé sur la vision d’une maison là où chez Margiela, j’étais caché… Quand on est dans la lumière, ce qui change, si une collection est mal accueillie, c’est que les critiques négatives vous sont adressées.
Elles m’intéressent pour autant qu’elles ne soient pas gratuites. Cela me fait réfléchir et me permet de me remettre en question. Je n’ai pas besoin d’éloges. Pour le reste, ma manière de travailler avec les équipes n’a pas changé, même si leur nombre a augmenté, avec les sacs, les chaussures, le marketing, l’image…
J’ai évidemment plus de responsabilités. Et ce qui change vraiment, c’est que des gens que vous ne connaissez pas vous appellent par votre prénom. Ce « Bonjour Matthieu » est étrange alors que je ne me suis même pas encore présenté !
Cette collection printemps-été 24 pour Bottega Veneta est constituée d’archétypes que vous avez voulus contemporains : on reconnaît un maillot, un jeans, un tailleur, un trench…
J’aime l’idée du réel, de s’habiller tous les jours. Et je trouve qu’il y a quelque chose de réconfortant quand on reconnaît une pièce, c’est presque comme la cuisine italienne, on sait tout de suite ce que l’on va manger : c’est une tomate avec une mozzarella. L’idée n’est pas non plus de dénaturer constamment les éléments visuels.
‘Mon travail aujourd’hui est le résultat de tout ce que j’ai appris et de tout ce que je n’ai pas encore appris. ’
Le mot garde-robe ne veut plus rien dire parce que tout le monde l’utilise tout le temps et à toutes les sauces mais c’est vrai que les archétypes et les histoires que l’on se raconte sur les gens qui les portent – « c’est un businessman, une femme en maillot de bain, un backpacker… » –, mine de rien, ce sont des pages blanches sur lesquelles on peut projeter de nouvelles idées. Elles passent alors par des jeux de couleurs, des nouvelles textures, des expérimentations…
Dans la note d’intention, vous annonciez « des vêtements dénués de code ». C’est-à-dire ?
Chez Bottega Veneta, il n’y a pas forcément de code au niveau de la silhouette et des vêtements, il y en a dans les accessoires et dans l’histoire du cuir et de l’artisanat. On peut donc y projeter énormément de choses.
Dans cette collection, l’idée était d’avoir des gens différents qui voyagent, comme quand on est dans un hall d’aéroport où l’un rentre de Nairobi et l’autre part pour Rio. Ils se rencontrent ; cela crée quelque chose de riche.
La presse vous surnomme « le magicien de Milan ». Vous en êtes un ?
C’est un point de vue, on peut m’appeler comme on veut mais c’est plutôt flatteur. Cela m’a touché. Cependant je ne me suis jamais vu comme un magicien, je fais seulement… Et abracadabra ! Peut-être cela signifie-t-il que cela fait rêver, que cela surprend ?
Et cela vous arrive-t-il de vous surprendre vous-même ?
La mode est une étrange combinaison entre l’intention initiale et ce qu’elle devient une fois qu’elle est nourrie. Quand cela passe par les mains de quelqu’un d’autre, une idée se juxtapose et cela crée quelque chose d’autre.
Alors j’espère me surprendre et j’espère que mes équipes me surprennent. J’espère aussi ne jamais savoir le premier jour ce que sera le résultat final. Sinon il n’y a pas de cheminement et pas d’aventure.
Quel est le challenge ultime ?
Trouver un équilibre entre le travail et être heureux, amoureux. Mais c’est le cas pour tout le monde, non ?
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