Mustafa Ataman: « Quand on achète une veste à 29 euros, il y a forcément des esclaves derrière »

© Niccola Van den Heuvel
Anne-Françoise Moyson

Il est le fruit de deux cultures. Et cela se voit dans sa griffe à la féminité revendiquée. A 38 ans, Mustafa Ataman crée des vêtements volontiers «too much» mixés aux silhouettes «chics» des années 50. Pour lutter contre la morosité, les crises et la chromie du désespoir, il lance officiellement son Ataman-label en 2020. Il crèche désormais dans une petite boutique adorable, au cœur des Marolles. Pour une immersion dans son univers qui marie l’Empire ottoman et la petite Belgique.

Avoir une double identité, c’est une richesse. Parce que l’on baigne dans deux cultures, deux langues, deux univers complètement différents. Et ensemble le mélange donne quelque chose d’assez incroyable, presque explosif. J’ai toujours aimé aller puiser certaines ressources dans mes racines turques avec le côté oriental, le maximalisme, la dorure, la surcharge, les couleurs, et dans ma partie occidentale avec le minimalisme, la ligne droite, la recherche de la simplicité. Mixer le tout m’offre un terrain de jeu assez vaste.

J’ai découvert un autre monde en Turquie. J’ai grandi dans la région de Mons, à Montrœul-sur-Haine puis à Quaregnon mais tous les étés, j’allais chez mes grands-parents au bord de la mer Noire, à Zonguldak. Là, c’était la vie à la campagne. Ma grand-mère faisait elle-même son fromage et son yoghourt. J’allais chez le couturier du village, mon grand-père lui commandait mes pantalons, c’est la première fois que j’avais des vêtements sur mesure, avec le choix des matières, de la coupe, des couleurs. C’était une autre vibration.

Enfant, on reçoit parfois des conseils dont on ne sait pas quoi faire. La voisine Martine s’occupait de mon frère et de moi quand ma mère travaillait. Elle était autonome financièrement, libre et indépendante dans sa manière d’aimer, c’était nouveau pour moi. Elle a été importante dans ma vie. Grâce à elle, je me suis rendu compte que je ne devais pas forcément aimer le foot et les voitures. Mais surtout, elle a vu très clair, avant tout le monde. Un jour, elle m’a dit: «Beaucoup de personnes ne t’accepteront pas, il va falloir que tu sois fort.» A 7 ans, quand on se ramasse ce genre de conseil, on ignore ce qu’il faut en faire, je savais juste qu’il ne fallait pas que je l’oublie.

J’ai toujours aimé aller puiser dans mes racines turques avec le côté oriental, le maximalisme, la dorure, la surcharge, les couleurs, et dans ma partie occidentale avec le minimalisme, la ligne droite, la recherche de la simplicité. Mixer le tout m’offre un terrain de jeu assez vaste.

Créer des vêtements, cela me paraissait compliqué. En tout cas éloigné de la vie que j’avais. Pourtant, ma maman était couturière mais c’était un peu comme si ce monde était réservé aux femmes, il y avait un mur de genre.

Certains profs ne rentrent pas dans le format, tant mieux. En première année à Francisco Ferrer, j’en ai eu une qui était top – Hélène Jespers donnait cours de stylisme et de création, elle m’a fait découvrir l’univers de Comme des Garçons, de Yohji Yamamoto, de Kenzo. J’avais alors une culture mode qui se limitait aux grandes marques françaises. J’ai alors compris qu’on pouvait développer des collections à travers des concepts, des idées fortes et que la féminité à la Dior pouvait passer au second plan… Cela a été un déclic pour moi.

Les grosses crises sont salutaires. J’avais travaillé deux ans avec David Szeto, où j’avais appris à pousser la créativité, à développer la silhouette des années 50, les associations de couleurs un peu surprenantes et puis surtout où j’étais tombé littéralement amoureux des matières qu’il utilisait, de la soie, des lainages, du crêpe… Mais en 2012, j’ai eu envie de nouveauté, d’une page blanche. Je suis parti à Istanbul, je voulais parler mieux le turc, en apprendre plus sur cette culture, découvrir une autre façon de vivre. Dans la rue, je suis tombé nez à nez avec le créateur Hakaan Yildirim, lauréat du prix de l’Andam en 2010. Je l’ai limite agressé en lui disant que je venais de Belgique et que j’étais à la recherche d’un emploi. Il m’a donné un numéro de téléphone, j’ai appelé, on m’a proposé un rendez-vous, je me suis présenté, j’ai fait deux saisons chez lui.

Il faut arrêter de se voiler la face. Quand on achète une veste à 29 euros, il y a forcément des esclaves derrière, des gens qui travaillent des heures et des heures pour pas grand-chose. J’ai vu le mass market de l’intérieur. J’ai travaillé en Turquie pour une société allemande, on auditait un atelier de confection à grande échelle. Les employés, des filles et des garçons, avaient entre 15 et 16 ans. Quand on a fait la remarque au patron, il nous a répondu que c’était des orphelins rescapés du séisme de Van… J’étais dégoûté. Je me suis donné comme mission de ne pas être dans ce système-là, de produire mes collections avec des ateliers où les personnes sont émancipées dans leur quotidien.

Brigitte Fontaine et Aysel Gürel. Voilà deux femmes que je rêverais d’habiller et qui m’inspirent. Elles sont autrices-compositrices-interprètes. Leur dénominateur commun? Elles prennent la vie à la légère, avec désinvolture, une vie dans laquelle l’amour des hommes occupe la place de la religion.

5, rue des Renards, à 1000 Bruxelles. ataman-label.com

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