My taylor is chic, ou le retour du sur mesure

Ermenegildo Zegna dispose d'une académie interne pour ses artisans. © DR

L’envie de personnaliser son vêtement, conjuguée aux prix souvent jugés trop élevés du prêt-à-porter de luxe, pousse de plus en plus de messieurs à se tourner vers le tailoring. Un univers en pleine mutation où le 100 % fait main est devenu l’exception.

Alors que d’aucuns prédisaient la mort du « complet », poignardé dans le dos par l’application des codes vestimentaires du « casual friday » aux autres jours de la semaine et la consécration du sportswear par la plupart des créateurs, la « mesure » séduit toujours davantage.

L’explication de ce paradoxe ? Les hommes semblent en quête d’une définition moins passe-partout de l’élégance que celle qui leur est présentée par les griffes mondialisées. Sensibles à ce retour de balancier, de plus en plus de grands noms du luxe proposent désormais à leurs clients fortunés un service exclusif de personnalisation. Tom Ford aura été l’un des premiers à remettre le « bespoke » – entendez « sur commande » – en vogue en lui consacrant d’emblée un étage entier dans la première boutique de sa marque éponyme.

Il y a dix ans déjà, Giorgio Armani se lançait lui aussi dans l’aventure, de manière d’abord confidentielle dans quelques enseignes seulement.

Matt Bomer pour Giorgio Armani.
Matt Bomer pour Giorgio Armani.© Armani

« Je m’étais rendu compte que certains de mes clients souhaitaient un produit réalisé tout spécialement pour eux, détaille-t-il. Nous leur offrons à la fois tous les avantages du tailoring – coupe, tissu, doublure, etc. customisables – conjugués à l’esthétique et au style Armani. Ils vivent une expérience de luxe unique en participant à tout le processus de création. » Forte de son succès, la ligne Made to Measure fait désormais l’objet de sa propre campagne de pub, portée entre autres par l’acteur américain Matt Bomer, rendu célèbre par le personnage – toujours tiré à quatre épingles – de Neal Caffrey dans la série White Collar.

My taylor is chic, ou le retour du sur mesure
© Lanvin

Chez Dior Homme comme chez Lanvin, on préfère parler de « demi-mesure », sorte de chaînon manquant entre le sur-mesure pur jus et le prêt-à-porter. « Nous adaptons des patronages préexistants – l’un d’eux, le Profil, a été tout spécialement créé par Lucas Ossendrijver, directeur artistique de la marque depuis dix ans cette année – qui s’ajustent en fonction de la prise de mesure du client, explique-t-on chez Lanvin. Toutes les informations sont notées sur des fiches qui regroupent une cinquantaine de variables. Lors de l’essayage final, nous effectuons à la main les dernières retouches nécessaires pour parfaire la silhouette. » Afin d’accompagner le client dans sa démarche de personnalisation, Kris Van Assche, à la tête de Dior Homme, a sélectionné quatorze modèles de costumes ainsi que six cents tissus d’exception parmi lesquels il aura à choisir une fois le rendez-vous fixé avec un conseiller et un maître tailleur dans l’une des boutiques proposant ce service.

Ermenegildo Zegna dispose d'une académie interne pour ses artisans.
Ermenegildo Zegna dispose d’une académie interne pour ses artisans.© ANDREA PISAPIA/SPAZIOORTI14-ERMENEGILDO ZEGNA

Chez Ermenegildo Zegna, les artisans affectés à l’offre personnalisée baptisée Su Misura sont formés au sein d’une académie interne à la maison, où ils apprennent à prendre les mesures avec la plus grande précision afin de pouvoir le faire plus tard en boutique, à domicile ou même au bureau du client. Chaque saison, la griffe accepte par ailleurs de réaliser cent costumes dans un tissu entièrement personnalisé ! Cet été, elle a également imaginé avec le concours de Stefano Pilati (NDLR : le styliste a depuis lors quitté le navire) le concept unique de « Broken Suit » – littéralement costume cassé – où pantalon et veste sont volontairement dépareillés, l’un et l’autre coupés dans un même tissu mais présentant un motif différent.

Un costume grande mesure Hermès requiert 80 à 100 heures de travail.
Un costume grande mesure Hermès requiert 80 à 100 heures de travail.© Hermès

Le département des Commandes Particulières d’Hermès, loin d’être réservé aux seules pièces de maroquinerie, accueille aussi dans l’intimité de ses salons ceux qui sont prêts à « donner du temps aux choses », comme le souligne avec espièglerie Véronique Nichanian, directrice artistique de l’univers masculin du sellier parisien. « Lorsque l’on se représente le costume de ses rêves, le savoir-faire revêt toute son importance, ajoute-t-elle. L’attention apportée aux étoffes, 5 000 en tout, constitue bien sûr le fondement de l’exercice. Il faut en outre rencontrer l’artisan qui relèvera les quelque trente mesures préalables à toute commande. Et puis patienter, car une pièce aussi méticuleuse requiert de quatre-vingts à cent heures de travail dans les ateliers. »

Mais cette manière de procéder, ce que l’on appelle dans le jargon la « grande mesure » directement inspirée du savoir-faire des célèbres tailleurs de Savile Row, à Londres, fait de plus en plus figure d’exception.

« Nous restons l’une des rares maisons à proposer les services d’un maître tailleur, note le Bruxellois Pierre Degand. La plupart du temps, ce que l’on vous vend comme du sur-mesure est en réalité confectionné dans des usines semi-mécanisées. »

Des pratiques certes moins artisanales mais qui permettent de démocratiser une offre jusqu’ici réservée aux plus nantis. « Le « bespoke » traditionnel est totalement impayable, justifie Bruno Van Gils, créateur de Café Costume, autre enseigne belge. C’est pour cela que nous avons fait le choix de partir de trois patronages, existant chacun dans cinq tailles. » Aux Nouveaux Ateliers, pour raccourcir au maximum le temps de fabrication, on a breveté un logiciel capable de transformer les mesures du corps, scannées en quelques secondes, en patronage à deux dimensions.

« L’expérience à l’ancienne, où l’on passe des heures à se faire palper en sirotant du whisky, nous paraissait complètement désuète et surtout déconnectée des modes actuels de consommation, justifie François Chambaud, l’un des fondateurs de la marque française. Il doit être possible de s’offrir aujourd’hui un costume élégant, dans un beau tissu, avec un bon degré de finition sans emprunter à la banque. »

Mais ce rabotage des coûts, pour louable qu’il soit, passe bien souvent par une délocalisation de la production en dehors de l’Europe. « Un argument auquel les clients sont davantage sensibles qu’avant, insiste Gregor Thissen, CEO du label noir-jaune-rouge Scabal. Ils s’intéressent de près à la provenance du produit, à ses conditions de fabrication. Ils sont de mieux en mieux informés sur la manière dont un vêtement sur mesure se doit d’être construit, assemblé. Ils savent aussi qu’il n’y a pas de secret : plus on se tourne vers des méthodes artisanales, plus le résultat sera raffiné. » Avec sans doute un certain prix à payer.

PAR ISABELLE WILLO

Bruno Van Gils : « D’infinies possibilités de personnalisation »

Bruno Van Gils, fondateur de Café Costume
Bruno Van Gils, fondateur de Café Costume© GANAELLE GLUME

« Ma famille est dans le vêtement depuis trois générations. J’ai commencé par travailler avec mon père et mes oncles mais j’ai toujours eu envie de lancer ma propre marque, tout en sachant que je ne me baserais pas sur le modèle économique du prêt-à-porter classique. Je suis parti d’un constat très simple : mes amis ont des statures mais aussi des styles différents. Et leur propre vision de ce qu’est un « beau costume ». J’ai donc ouvert il y a dix ans avec mes cousines, Saskia et Angélique, un premier magasin dans lequel les hommes pourraient trouver trois modèles – une inspiration plus parisienne, une autre plus british, la dernière plus italienne – dans cinq tailles différentes. Je ne prétends pas faire ici de la grande mesure, car ça c’est tout simplement impayable. Cela n’a jamais été notre stratégie. Grâce à ces costumes de base que nos clients essayent sur place, ils peuvent se faire une idée de la silhouette finale. Nous sommes partenaires des meilleurs fournisseurs de tissus : Loro Piana, Scabal, Zegna, Holland & Cherry. A partir de là, ils peuvent composer leur costume de A à Z. Nos vendeurs sont là pour les conseiller. Il est essentiel de pouvoir prendre le temps, de les mettre à l’aise. Notre première offre démarre à 490 euros mais le prix moyen de ce qu’on nous demande tourne plutôt autour de 790 euros. Il faut compter trois à quatre semaines entre la prise de mesure et la livraison du produit fini. Nos costumes sont fabriqués au Maroc, dans une usine avec laquelle ma famille travaille depuis plus de cinquante-cinq ans. Nous venons d’ouvrir notre septième boutique dans le haut de la ville, à Bruxelles. La prochaine, j’espère, sera à Paris. C’est d’ailleurs le nom de notre modèle best-seller ! »

François Chambaud et Nicolas Wolfovski : « Chaque fois que la porte s’ouvre, une nouvelle histoire s’écrit »

François Chambaud et Nicolas Wolfovski, co-fondateurs du concept Les Nouveaux Ateliers
François Chambaud et Nicolas Wolfovski, co-fondateurs du concept Les Nouveaux Ateliers© RENAUD CALLEBAUT

« Nous voulions proposer un tout nouveau modèle. Nos familles n’étaient pas dans le textile, nous avons pu regarder le métier avec un oeil complètement neuf et vraiment partir d’une feuille blanche. Nous avons commencé par monter un atelier de 5 000 m2 en Chine, dans la région de Shanghai, où nous travaillons avec plus de 200 artisans qui ont tous au minimum quinze ans d’expérience. Nous produisons de manière semi-mécanisée des tailleurs semi-entoilés pour un premier prix de 280 euros. Chez nous, c’est le tissu et lui seul qui détermine le coût final qui peut atteindre les 695 euros, voire plus si vous optez pour Loro Piana ou Holland & Cherry. En revanche, toutes les options sont gratuites. Ce qui fait toute la différence, c’est la cabine de scannage que nous avons mise au point pour prendre les mesures : il suffit d’y entrer en sous-vêtement et, en quelques secondes, c’est fait ! A partir de là, grâce à un algorithme que nous avons développé et breveté, nous passons des mensurations au patronage en 2D. Il ne reste plus qu’à prendre quelques mesures dites d’aisance et à choisir avec l’aide de nos stylistes vendeurs le type de costume – plus habillé, plus sport… – qui vous convient. Les possibilités sont infinies mais dans 95 % des cas, les hommes optent pour une veste deux boutons, deux fentes à l’arrière dans un tissu bleu ou gris ! Quatre à six semaines plus tard, le costume est livré. A l’avenir, il sera même possible de passer une nouvelle commande en ligne une fois que vos références sont encodées chez nous. »

Gregor Thissen : « Notre force c’est notre maîtrise du tissu »

Gregor Thissen, CEO de Scabal
Gregor Thissen, CEO de Scabal© FRÉDÉRIC RAEVENS

« A l’origine – notre société existe depuis 1946 -, nous étions fournisseurs en tissus pour tailleurs à une époque où le prêt-à-porter tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existait quasiment pas. Nous faisions tisser à façon avant d’acquérir notre propre usine de tissage, au Royaume-Uni, dans les années 60, où nous produisons encore aujourd’hui près de 40 % de nos collections. Chaque saison, ce sont près de 5 000 échantillons que nous proposons à nos clients. Nous stockons plus d’un demi-million de mètres de tissu dans notre entrepôt bruxellois. Nous travaillons aujourd’hui avec la plupart des grands noms du prêt-à-porter de luxe mais nous avons aussi développé notre propre ligne de pièces à manches qui sert de base à toute notre activité de confection. Lorsque l’on entre dans une de nos boutiques, on peut en ressortir avec un costume choisi en rayon ou le customiser complètement en sélectionnant un tissu, une doublure, des boutons… Les pièces que nous présentons en magasin nous permettent de donner au consommateur une idée de ce qu’il peut attendre d’un vêtement fabriqué sur commande. L’une de nos forces, c’est de pouvoir orienter nos clients dans leur recherche de tissu. C’est une étape importante : ce n’est pas évident d’imaginer le résultat final à partir d’un petit carré d’étoffe. Toute notre production est réalisée en Allemagne, qu’il s’agisse de notre prêt-à-porter ou de nos costumes sur mesure. La fabrication est partiellement mécanisée mais nous sommes en train d’inverser la tendance pour retourner vers des méthodes de coupe et de production artisanales. Nous recrutons pour cela des tailleurs en Italie, nous en formons aussi. En fonction de l’intérêt et du portefeuille du client, nous pouvons lui proposer désormais un costume entièrement fait main. »

Pierre Degand : « la grande mesure, c’est une philosophie de vie »

Pierre Degand, fondateur de la Maison Degand
Pierre Degand, fondateur de la Maison Degand© FRÉDÉRIC RAEVENS

« Etre maître tailleur, c’est une passion. Mais malheureusement c’est un métier en voie de disparition. Genaro Gembacorta, qui officie chez nous, a 76 ans. C’est encore l’un des rares à pouvoir vous faire un costume en grande mesure entièrement à la main. Il faut compter plus de 50 heures de travail. C’est bien sûr très onéreux – le prix peut facilement atteindre les 7 000 euros – mais le résultat est exceptionnel. Et vous voyez naître votre vêtement au fil des essayages. Cela se remarque à l’oeil mais surtout cela se sent dès qu’on l’enfile. Incomparable avec les costumes soi-disant sur mesure thermocollés et montés de manière entièrement industrielle ! Par un mauvais tailleur, vous n’êtes pas habillé, vous êtes vêtu, ce n’est pas du tout la même chose. Des maisons telles que Brioni et Kiton proposent un prêt-à-porter de haut luxe inspiré de la philosophie du tailleur, qui était leur métier de base. Dans leurs ateliers en Italie, tout est encore fabriqué à la main. On n’y entend pas voler une mouche ! Des costumes comme ceux-là, nous en avons en magasin. Nos clients les essayent, s’ils leur vont, moyennant parfois une retouche que nous pouvons faire ici, ils les emportent. Mais ils peuvent aussi faire réaliser un modèle en fonction de leurs desiderata. Ce qui est triste aujourd’hui, c’est que les hommes ne s’habillent plus. Ils subissent la mode slim – souvent sous la pression de leur femme – même lorsqu’ils ont passé 50 ans, ce que je trouve incongru. Le respect du vêtement se perd. Le vrai luxe, ce n’est pas le nom sur l’étiquette mais la qualité des matières et de la fabrication. »

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