Pierre Hardy, le soulier dans le sang

© Frédéric Presles/sdp

Il crée les chaussures pour Hermès depuis 1990. Mais il ne s’en tient pas à cette seule tâche. Débridé, Pierre Hardy dessine comme il respire, sans exclusive.

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

Il aurait pu enseigner les arts plastiques, il fut danseur et illustrateur avant de concevoir des chaussures, des bijoux, des sacs, des flacons de parfum pour Hermès, pour Balenciaga, ère Nicolas Ghesquière, pour Frédéric Malle, pour lui, pour Sacai, la liste n’est pas close. Pierre Hardy a ce don inné de tout croquer, la vie aussi. Rencontre virevoltante à Paris, dans un décor « nature au galop ».

Avant d’être un chausseur, vous êtes un fou de dessin…

C’est un plaisir très sensuel, presque charnel. Je dessine avec n’importe quoi, n’importe quel bout de papier me va, le dos d’une enveloppe, une facture, un bloc, une page blanche, je n’ai aucun rituel, il n’y a pas de liturgie. Je me méfie des obsessions, des maniaqueries, des miennes aussi, nul n’échappe bien sûr à ses névroses.

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

Quant au fétichisme de la chaussure lié à un érotisme, cela ne me fait ni chaud ni froid. J’essaie de ne pas créer un objet qui rend la femme esclave d’un fantasme masculin. Je pense que la mode, ce n’est pas uniquement fait pour être sexy vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, je trouve cela même insultant.

Quand vous êtes-vous dit que vous dessiniez bien, pour la première fois ?

Je ne me le suis jamais dit… C’est la quête de l’impossible étoile. Au tout début, je ne savais même pas que je voulais faire de la mode. Je voulais être peintre ou artiste, la mode, l’illustration, c’était sympa mais secondaire. J’ai eu des amis qui gravitaient dans ce monde-là et puis petit à petit, par imprégnation, j’y ai travaillé et je suis devenu un designer de chaussures, mais ce n’était pas une perspective.

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

Vous vous rêviez par ailleurs danseur ?

J’ai pratiqué de 13 à 30 ans, c’est une vraie passion, un truc que j’ai découvert en allant voir ma mère à un cours de danse contemporaine. Je me suis dit : « Bien sûr, c’est ça. » J’ai commencé assez tard, enfin trop tard, et j’ai été chez le chorégraphe américain Matt Mattox.

Est-ce un atout pour créer une chaussure ?

Ce n’est pas indispensable, cela donne un ressenti de l’intérieur de certaines sensations, de certaines perceptions du corps, de certaines attitudes aussi. Cela confère également une espèce d’idéal de ce que c’est qu’être « placé ».

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

On dit d’un danseur qu’il est placé, ou pas. Toute la mode, toute notre histoire de l’apparat, du vêtement, c’est fait pour ça : pour rejoindre un idéal que l’on se fait de soi-même, de l’élégance, de la beauté. Peut-être que cette discipline aide effectivement, en tout cas c’est une expérience qu’on ne peut pas oublier.

Comment êtes-vous passé de l’illustration à la chaussure ?

Je travaillais dans un bureau de style, j’illustrais les tendances accessoires des chaussures, je dessinais, j’étais très content. Puis en 1987, l’une de mes collègues est partie diriger le studio Dior et elle m’a suggéré : « Tu viens avec moi et tu vas faire les chaussures. » J’ai accepté, j’étais totalement inconscient, je n’ai même pas douté.

Vous vous souvenez de votre première paire ?

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

Je me souviens en tout cas de ce que c’était que créer une collection pour une marque, pour une maison avec un patrimoine, il y avait des logos, des icônes, tout un tas de choses qui pouvaient être réinjectées, transformées pour en faire des chaussures Dior. C’est là que j’ai vraiment compris la différence entre l’illustration et la création pour une marque, avec un certain vocabulaire.

A quoi ressemble la chaussure idéale ?

Elle n’existe pas. Enfin si, dans l’histoire de la mode, il y en a une que je préfère par-dessus tout, c’est le vrai escarpin du début des années 60, c’est la forme la plus culturelle et la plus efficace que l’on ait trouvée pour transformer le corps et le rendre sublime. Dans une esthétique très définie, parce que c’est à la fois totalement anti-anatomique, pointu, tout fin, serré, cela tient sur un demi-centimètre carré, rien n’est fait pour et en même temps, cela transforme complètement, cela fixe la silhouette de façon quasi définitive, je trouve, avec des effets très minimaux.

En 2001, vous êtes chargé de créer les bijoux pour Hermès, le grand écart ?

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© H. Stelzenberger

Non, et cela a pris cinq minutes, c’est l’une des merveilles chez Hermès : tout y est possible du jour au lendemain. Jean-Louis Dumas (NDLR : l’ancien président de la maison de luxe, décédé en 2010) me l’a demandé. Franchement, j’ai rencontré très peu d’hommes comme lui, surtout dans ce rôle-là de management, ce n’était pas un créateur, un peintre, un inventeur, mais un président de société – il avait cette lucidité sur les gens et il avait vu cela en moi, chapeau, je n’avais rien vu ni personne d’autre d’ailleurs.

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© H. Stelzenberger

En même temps, cela ne m’a pas paniqué parce qu’il se trouve que je dessine des chaussures, mais cela aurait pu être plein de choses, si j’avais connu des gens qui travaillaient dans les voitures, j’en aurais conçues. Cela s’est décidé comme ça, malgré moi, parce que tout ce que j’aimais, c’était dessiner, c’est très égoïste comme plaisir. J’ai le don, cela m’est facile, comme certains ont une oreille absolue. Je n’y suis pour rien. Et pour les bijoux, il s’agit juste de dessiner autre chose, avec d’autres enjeux, dans d’autres matières mais le noyau central n’est pas si différent finalement. Après, il faut comprendre, adapter ce que l’on sait faire dans ce domaine-là, mais ce n’était pas comme devenir chirurgien, c’était une continuité, une prolongation, une autre branche.

Une vingtaine de vos modèles Pierre Hardy a fait l’objet d’une exposition à Genève, à la Haute école d’art et de design, en 2013. Quel sentiment d’être exposé plutôt que porté ?

Avant d’être portées, ces chaussures sont conçues, du moins j’essaie toujours de les concevoir comme une composition, elle peut être très simple ou plus compliquée.

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

Mais je fais en sorte que chacune ait une cohérence en soi. Les sortir de ce que à quoi elles sont destinées pour les isoler et les regarder comme des objets ne me dérange pas. Pour autant, ce sont toujours des chaussures et cela ne deviendra jamais des oeuvres, jamais. Je ne fais aucune confusion entre la mode, qui est un art appliqué et que j’ai choisi de faire avec joie et bonheur, et un autre type de création, plus « arts plastiques ». Ce sont d’autres présupposés, un autre positionnement, une autre façon de parler… Quand on fait de la mode, on choisit de dealer avec le réel, avec un marché, avec le prix, avec une industrie.

Vous y pensez quand vous vous laissez emporter par le trait ?

Non, pas dans un premier temps. Il faut à la fois l’oublier, prendre toutes les distances et garder toutes les libertés possibles et après, faire avec ce que l’on a – des fabricants, des matières, des couleurs, et tout cela doit former cette chaussure-là à la fin. A moi de me débrouiller avec tout cela.

En autant d’années à regarder la mode, vous avez pu constater des changements de goûts en la matière…

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

Suis-je obligé de commenter ? On va dire les choses positivement : le sportswear a pris une part énorme, on vit tous en sneakers et c’est très bien, mais cela laisse le champ à des débordements créatifs qui ne sont pas toujours géniaux. En même temps, l’intérêt de cette mode-là, c’est qu’elle est ludique. La basket permet toutes les fantaisies, toutes les créations, les incursions technologiques, les inventions, les expérimentations, très bien mais, par ailleurs, cela a pris l’avantage sur les chaussures classiques. Il ne faut pas s’en plaindre, ni le regretter, on ne vit plus en tailleur sur mesure, avec des chapeaux et des gants.

La nostalgie vous étreint ?

Ah non, pas du tout, je déteste ça. La nostalgie, cela veut dire la douleur du retour, non merci. Je crois beaucoup plus en demain et en après-demain.

Quelle est votre paire favorite de la collection Hermès de la saison ?

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

J’adore la bottine imprimée sur cuir, avec un petit talon de cinq centimètres très sage… Le thème de l’année est « La nature au galop ». J’ai cherché dans les archives un imprimé historique d’un carré, Equateur tatouage. On y voit une jungle et des animaux, je le trouvais très beau. J’aimais cette forêt d’été en hiver, noir sur blanc, et l’impression aussi fine que celle sur soie mais sur cuir, c’est une prouesse technique, tout ça sur une petite boots un peu seventies, très facile à porter, parce qu’elle est noire. Il y a zéro effet mais en même temps, il y a énormément d’allusions qui se superposent et que j’aime bien.

Comment faites-vous pour vous renouveler au bout de vingt-six ans ?

J’essaie de m’amuser. C’est ce que j’aime dans la mode, cette répétition et cette énergie. Je trouve que c’est l’un des rares lieux de la création où on a le droit d’effacer et de recommencer. Prenez les architectes, cela peut mettre dix ans pour venir à bout d’un projet, et une fois que c’est construit, c’est pour un siècle ou deux et si c’est loupé, c’est loupé. La mode par contre, ce n’est pas grave, si c’est raté, on enlève et on met autre chose à la place. J’aime cette dynamique, cette légèreté qui n’empêche pas par ailleurs d’autres enjeux d’un certain poids.

Pierre Hardy en 8 dates

Pierre Hardy, le soulier dans le sang
© Frédéric Presles/sdp

1956 Naissance à Paris.

1985 Illustrateur pour Vanity Fair Italie et Vogue Homme international.

1990 Directeur artistique des collections de chaussures Femme et Homme chez Hermès.

1999 Lancement de sa propre marque, radicale et graphique.

2001 Collaboration avec Nicolas Ghesquière chez Balenciaga jusqu’en 2013.

2010 Lancement de la collection Haute bijouterie pour Hermès.

2013 Imagine son premier flacon de parfum, Jour d’Hermès.

2015 Chevalier de la Légion d’Honneur.

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