Pourquoi le jeans déchaîne-t-il encore et toujours les passions?

Levi's propose désormais un service de personnalisation sur mesure. © sdp

Le jeans monopolise aujourd’hui l’attention de tous les créateurs. Qu’est-ce qui les pousse ainsi à entrer sur le ring d’un marché saturé ? Sûrement autant de raisons que de teintes indigo…

Lorsque Levi Strauss et Jacob Davis déposent, en 1873, le brevet de leur pantalon en toile de Gênes renforcé de rivets, ils jurent leur création indestructible. Près de cent cinquante ans plus tard, difficile de les contredire : le jeans est toujours là, ancré dans l’histoire de la mode autant que dans la vie de tous les jours.

Qu’ils viennent de griffes mastodontes du secteur, de jeunes designers à la créativité féroce ou de maisons à l’héritage couture, 2,3 milliards de pantalons indigo sont aujourd’hui vendus chaque année. Démocratisé, ce néobasique a perdu de son aura rebelle issue des années 60 (si on omet Hedi Slimane chez Saint Laurent ou Alexander Wang et leurs jeans déchirés aux prix à trois chiffres qui rappellent au monde qu’ils sont toujours des insoumis). Mais quel message veulent transmettre tous ces acteurs de la création qui se lancent dans la bataille ultra-concurrentielle du denim ? Un passage en revue des collections printemps-été 2016 montre que leurs desseins sont bien divers. Comme des manifestes d’un état d’esprit, voici leurs raisons de se jeter sur la toile.

Encanailler la BCBG

Si les vrais marginaux ne voient plus dans le jeans un signe de contestation, celui-ci garde un parfum piquant et gentiment provocateur dans les beaux quartiers. Et ça, les illustres maisons de luxe l’ont bien compris. En retaillant les pièces d’un vestiaire classique dans la célèbre toile serge, les marques de la parisienne avenue Montaigne offrent à leur riche et lisse clientèle une dose de coolitude, et donc un shot de jeunesse.

Le jeans vu par Karl Lagerfeld pour le défilé Chanel printemps-été 2016.
Le jeans vu par Karl Lagerfeld pour le défilé Chanel printemps-été 2016.© DR

Spécialiste du détournement lorsqu’il s’agit de secouer en douceur la femme Chanel, Karl Lagerfeld récidive cette saison. A côté de casquettes à l’envers, le denim est travaillé version confort sur des jupes longues évasées et des vestes courtes, ou imprimé de fleurs, un ton au-dessus. La ligne n’a rien d’insolente, mais le message « Je sais être décontract' » passe aisément, en même temps qu’il souligne le savoir-faire de la maison au double C sur le terrain des matières (comme les tweeds de denim des saisons passées).

Le trench classique version denim chez Vanessa Seward, printemps-été 2016.
Le trench classique version denim chez Vanessa Seward, printemps-été 2016.© Imaxtree

Pour entretenir le mythe de la Parisienne et son élégance nonchalante, Vanessa Seward use aussi de l’effet lorsqu’elle imagine pour cet été un trench en jeans à la coupe et aux finitions impeccables. Martin Grant lui emboîte le pas avec un manteau ceinturé. Pour sa seconde ligne Giamba, Giambattista Valli pense, lui, à cette fille très bien née, certes plus jeune, mais qui ne veut pas grandir, avec une veste sans manches brodée de candides patchs. Le jeans de créateur, la meilleure des potions antirides?

Transporter vers une autre époque

Puisqu’il a traversé le siècle dernier, le jeans est une formidable madeleine de Proust. Ainsi, en se dédouanant de toute idée marketing ou d’impératifs commerciaux, certains créateurs l’ont utilisé cette saison pour emmener leurs clientes vers une époque qu’ils chérissent.

Peter Dundas replonge le jeans dans le coeur des années 80.
Peter Dundas replonge le jeans dans le coeur des années 80.© Imaxtree

Chez Roberto Cavalli, Peter Dundas a imposé sa patte festive et euphorisante avec des pièces en denim bleached aux couleurs pop, clin d’oeil aux années 80 qui ont vu grandir le designer norvégien. Chez Chloé, le millénaire. Clare Waight Keller voulait rendre hommage aux femmes libres qui ont jalonné l’histoire de la maison et la sienne. Comment ne pas penser à une Kate Moss revenant d’Ibiza pour écumer la fin des festivals anglais dans ces robes à cordons en denim brut délavé par l’eau de mer ? Cet adroit moyen de télé-transportation n’est pas la chasse gardée des podiums.

Plusieurs marques fondées dans la dernière décennie ont tenté de faire renaître les années 70 et l’imagerie rock des groupes prépunk. On pense à The Kooples en France, ou alors au BLK DNM de Johan Lindeberg à New York. Leur arme fatale : des déclinaisons de pantalons slim qui font la jambe fuselée et la boot claquante. En remettant au goût du jour des classiques d’époques iconiques, ces labels ont mis à contribution deux éléments essentiels en matière du mode : la mémoire et le coeur.

Exprimer sa créativité

La jeune créatrice Faustine Steinmetz travaille le denim de façon quasi artisanale.
La jeune créatrice Faustine Steinmetz travaille le denim de façon quasi artisanale.© NORTY-PHOTO

Tout le monde s’y met, et il est désormais difficile de se faire une place sur ce marché sans communication ambitieuse et moyens financiers colossaux. Mais cette disparité dans le combat a tout de même du bon. Si les jeunes créateurs ne peuvent lutter par le nombre, ils le feront par le style, jusqu’à pousser ce dernier à l’extrême. Le plus probant exemple est celui de Faustine Steinmetz. Pour sa première collection, il y a deux ans, elle a imaginé un procédé qui deviendra sa marque de fabrique : chiner de vieux jeans, les déconstruire jusqu’à les effiler puis les tisser de nouveau (sur ses métiers en bois) et les assembler pour faire naître un nouveau vêtement, à l’allure artisanale forcément « margielesque ».

Pour le printemps-été 2016, chez Marques'Almeida, une robe façon flamenco en denim destroy.
Pour le printemps-été 2016, chez Marques’Almeida, une robe façon flamenco en denim destroy.© MARCUS TONDO / INDIGITALIMAGES.COM

Depuis, après avoir été nominée au dernier prix LVMH, la créatrice française tente d’industrialiser sa technique couture pour s’offrir au plus grand nombre. C’est d’ailleurs sur la plus haute marche du podium de ce concours que l’on retrouve les autres agitateurs du denim du moment, le duo portugais à la main ouvertement nineties, Marques’ Almeida. Depuis leurs débuts sur les catwalks de Londres, en septembre 2013, Marta Marques et Paulo Almeida font naître des silhouettes novatrices en enrobant leurs mannequins dans d’importants métrages de toile, comme sur les silhouettes flamenco de cet été 2016.

A Londres toujours, l’Indien Ashish avec ses jeans sous ecstasy est à ranger dans la même catégorie d’obsédé par la toile bleutée. Ils ne sont pourtant plus les seuls à revendiquer la passion du denim. Car, sans le créer, on peut le faire perdurer.

Prouver son amour du jeans

La surproduction de ce pantalon mythique a finalement ouvert une brèche, que la reine et sage pensée écologiste de ces dernières années a creusée. Au lieu de fabriquer de nouvelles pièces, pourquoi ne pas redonner une seconde vie à celles déjà existantes et passées de mode ? Levi’s a beau avoir vendu plus de 4 milliards de paires de jeans depuis 1890, la marque a affiché une nouvelle conscience responsable avec son projet Tailor Shop. Dans plusieurs de ses flagships, il est possible de rapporter son pantalon pour lui faire subir un lifting personnalisé : raccommodage ou déchirures, fuselage et reprises des jambes, ajout de patchs ou de clous sont à la carte. Cette vague « bespoke » de pièces uniques prend une ampleur considérable, aux États-Unis notamment, où la marque Re/done réajuste de vieux Levi’s (encore eux) à des coupes plus contemporaines, quand Hillary Justin de Bliss and Mischief les brode de motifs floraux ou amérindiens dessinés à la main.

Dans la même veine, le site de Denim Refinery propose aux clients d’envoyer leurs propres pièces pour que l’équipe leur fasse subir un de ses traitements signature, comme l’imprimé léopard, le cirage ou le dépôt d’un voile argenté. Dans l’Hexagone, le plus célèbre des défenseurs du jeans, Jean Touitou, fondateur d’A.P.C., a lancé l’année dernière le projet Butler : il récupère des pantalons A.P.C. déjà portés, les brode aux initiales de son premier propriétaire avant de les revendre. Comme pour réaffirmer que, cent cinquante ans après sa création, le jeans est toujours indestructible.

Par Louis Bompard

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