Pourquoi les collections croisière ont-elles autant la cote?

Karl Lagerfeld a fait accoster un paquebot sous la coupole du Grand Palais pour le défilé Croisière 19 de Chanel. © GETTY IMAGES
Yoris Bavier

Entre fin mars et début juin, prend place une remarquable (et longue) Fashion Week à géométrie variable: celle des collections Cruise. Défilés-événements, destinations de rêve, budgets exorbitants… Analyse d’un phénomène mode ô combien rentable.

Historiquement, les collections Croisière sont les dignes héritières des lignes de « demi-saison » qui apparaissent, dans la presse, dès le début des années 20. Destinées à des clientes fortunées qui fuyaient le froid automnal et hivernal en embarquant sur de luxueux paquebots pour de longs périples ensoleillés, elles répondent à un véritable besoin. A cette époque, trouver en boutique des vêtements adaptés au climat de leur destination relève presque de l’impossible. Avant-gardistes comme à leur habitude, Gabrielle Chanel, Jacques Heim et Jean Patou font partie des premiers couturiers à proposer des pièces pratiques, légères et confortables – pour le yachting, la plage ou les villes d’eaux, par exemple – qui séduisent, entre autres, les mondaines parisiennes en villégiature à la Riviera. Progressivement, ces présentations particulières tombent en désuétude. Les voyages se démocratisant et prenant place, désormais, à tout moment de l’année, un vestiaire spécifique n’est donc plus nécessaire.

« L’expression » croisière « n’apparaît que tardivement dans le milieu », analyse Alexandre Samson, historien de la mode et conservateur des départements « haute couture » et « création contemporaine » du Palais Galliera. En effet, il faudra attendre 1983 et l’arrivée de Karl Lagerfeld à la direction artistique de la maison Chanel pour voir ressurgir le concept, alors presque oublié, sous cette nouvelle dénomination. Et ce ne sera que dans les années 2000 que les silhouettes balnéaires imaginées par les directeurs artistiques des grandes griffes se verront dédier des défilés. « Avant, les créateurs s’adressaient presque uniquement à une clientèle occidentale. Aujourd’hui, avec la globalisation et l’internationalisation de l’industrie, ils doivent également s’adresser à un public cosmopolite, qui ne vit pas l’hiver comme nous. Et le fidéliser! Les collections Cruise permettent donc de s’adapter à ce marché en proposant des alternatives », continue Alexandre Samson.

De nos jours, ces shows s’érigent donc en superproductions, représentent une occasion, pour les différents labels, de s’exporter hors du cadre spatio-temporel de leur Fashion Week traditionnelle de Paris ou Milan et d’asseoir leur prestige un peu partout sur le globe.

Gabrielle Chanel sur le pont d'un yacht en 1926.
Gabrielle Chanel sur le pont d’un yacht en 1926.© CHANEL / SDP

Le nerf de la guerre

Les lignes Resort incarnent dès lors un réel enjeu économique pour les fleurons du luxe. Tout d’abord, elles permettent de rassasier des acheteurs devenus de plus en plus gourmands à l’heure où la fast fashion fait foi. Leur atout? Apporter de la fraîcheur, du renouveau et développer l’offre en magasin. De plus, les looks créés sont réputés davantage portables que leurs homologues du prêt-à-porter et occupent les cintres des présentoirs plus longtemps – huit mois, contre six habituellement. En outre, arrivant en boutique en novembre, ces gammes seront en vente pour les fêtes de fin d’année. Et cela fonctionne! Comme le soulève Marie Schneier, responsable communication de la Fédération de la haute couture et de la mode, auprès du journal Le Parisien, les collections Croisière représenteraient, « de 60 à 80% du chiffre d’affaires total d’une saison ».

Conscientes des opportunités à saisir et hyper-compétitrices, les grandes maisons se livrent, chaque année, une lutte acharnée pour mettre sur pied le meilleur événement. Et l’investissement, colossal, voire illimité, se joue sur la logistique, la destination et, évidemment, le lieu. Ce dernier se doit de donner du corps au défilé, d’offrir une expérience extraordinaire aux happy few invités et de faire rêver le reste du monde via les réseaux sociaux créant, au passage, un joli paradoxe: pourtant réservés à une élite restreinte, ces shows bénéficient d’une belle mise en avant, sur Instagram notamment. « Tout est pensé pour l’écran de nos smartphones », résume Alexandre Samson. Ainsi, Louis Vuitton s’offrait, en 2016, le futuriste musée d’art contemporain de Niterói, situé au Brésil et dessiné par l’architecte Oscar Niemeyer. La même année, Chanel posait ses valises sur le Paseo del Prado, à La Havane. Gucci investissait, en 2017, la galerie Palatine du Palais Pitti, à Florence. Et en juin dernier, Moschino réveillait la factice Wisteria Lane, endormie dans les Hollywood Studios de Los Angeles depuis la fin du tournage de Desperate Housewives. Exclusivité, quand tu nous tiens.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content