Pourquoi les influenceuses ne craignent-elles pas la crise (décryptage)

Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste

Alors qu’Instagram a fêté ses 10 ans en pleine pandémie, on s’attendait à ce que la réduction des budgets marketing frappe de plein fouet celles qui en vivent. Surprise: leur entreprise ne connaît pas la crise. La preuve par trois.

Entre hausse de la courbe d’infections, rentrée menacée et reconfinement généralisé, le cap est passé presque inaperçu. Et pourtant, en octobre dernier, Instagram a soufflé ses dix bougies, métaphoriques évidemment, le temps n’étant pas aux projections de salives. Dix ans durant lesquels ce qui n’a d’abord paru être qu’une version simplifiée de Facebook, le choc des photos moins le poids des mots, a véritablement révolutionné le paysage médiatique et créé au passage un nouveau métier: influenceur. Et n’en déplaise aux puristes, pour qui il s’agit là moins d’un choix de vie que d’un hobby, la vente d’influence sur les réseaux sociaux est une carrière lucrative. Si, outre-Atlantique, un simple post d’une des soeurs Kardashian peut se monnayer jusqu’à 400.000 dollars, en Belgique, on préfère ne pas citer de chiffres, même si Made by F confie que, grâce à ses 94.300 followers, elle a réussi à maintenir le train de vie qu’elle avait à l’époque où elle portait la robe plutôt que de la poster.

Made by F
Made by F

De son vrai nom France Dejonckheere, l’influenceuse bruxelloise de 34 ans est passée du Barreau aux réseaux après un burn-out. « J’ai fait appel aux services d’un coach pour reprendre pied, et quand je lui ai parlé de mon envie de me lancer dans le blogging, il m’a mise au défi. J’ai d’abord pensé me reconvertir en juriste, pour avoir plus de temps pour cette activité et ne pas avoir de comptes à rendre au bâtonnier, pour finalement décider de me donner un an pour tenter de vivre de mon blog, parce que c’était ça que j’avais vraiment envie de faire et que je suivais déjà des blogueuses d’autres pays qui avaient réussi à en faire leur métier. » A l’époque, nous sommes en 2014, Instagram n’est pas encore ce qu’il est aujourd’hui et France a bien un compte, mais privé, avec seulement une centaine d’abonnés. Lectrice compulsive, elle se voit alors plus s’orienter vers la création de contenus écrits sur un blog, jusqu’à ce que la transition s’impose à elle: « D’abord, je voyais Instagram simplement comme un moyen de partager mes articles, puis l’appli a fini par prendre le dessus, jusqu’à ce que j’aie de moins en moins de propositions d’articles de blogs et quasiment plus que des posts Instagram pour des partenariats avec des marques. »

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Des partenariats qui constituent la majorité des revenus des influenceuses, même si certaines, à l’image de Cyrielle de Changy alias Cyrielle for Kure, du nom de son multimarques branché de la capitale, préfèrent mettre leur propre marque en valeur plutôt que celles des autres.

Cyrielle for Kure
Cyrielle for Kure

Détentrice d’un diplôme en communication de l’ULB, la trentenaire au penchant assumé pour les labels scandinaves a su faire de son compte Instagram la vitrine rêvée de Kure, attirant chaque jour 64.200 regards, bien plus de passage qu’il n’y a chaque jour devant sa boutique physique du boulevard de Waterloo. Une vitrine virtuelle qui s’est transformée en élégante bouée de sauvetage durant le confinement, crise qui s’est finalement muée en opportunité pour Cyrielle de Changy. « La Covid-19 nous a permis d’atteindre beaucoup de nouvelles personnes. Nous avons reçu énormément de messages de soutien et de remerciements, auxquels je ne m’attendais pas: lire des centaines de témoignages de femmes me disant que je les aidais à garder le moral durant le confinement m’a vraiment touchée. » Garder le moral, mais l’allure aussi: « Lorsque le premier confinement a été annoncé, j’ai décidé de lancer ma boutique en ligne et de changer ma communication sur Instagram. Faute de boutique physique dans laquelle accueillir nos clientes, c’est devenu notre seule manière de communiquer avec celles-ci. »

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Des clientes qui ont répondu « présentes »: « Nous avons tout changé pour nous adapter à cette situation inédite, notre communication sur Instagram, mais aussi nos achats, notre stratégie en ligne… Ça nous a demandé à mon mari et à moi de faire des concessions énormes et de travailler 16 heures par jour, 7 jours sur 7 durant le lockdown, mais ça a été payant. Nous avons fait un carton et nous réalisons en 2020 notre meilleure année chez Kure. »

Milkywaysblueyes
Milkywaysblueyes

Un job non-stop

Pour Claire Marnette aussi, la crise aura représenté une opportunité. Parmi les leaders en francophonie belge avec 195.000 abonnés, la Namuroise, connue sous le nom de Milkywaysblueyes (« une combinaison de mots que j’aimais bien à l’époque »), a elle également préféré les sirènes d’Instagram au droit, même si elle a tenu à ne pas faire les choses de travers. « J’ai créé mon blog durant un blocus où je n’avais clairement pas envie d’étudier, et au début, c’est resté une petite bulle qui n’appartenait qu’à moi. Je n’en ai parlé à personne, ni à ma famille, ni à mes amis, mais quand Instagram est arrivé en Belgique, tout à coup, mon following a évolué et mes parents ont découvert ce que je faisais. Ils m’ont d’abord dit de me concentrer sur mes études et de ne pas perdre trop de temps là-dedans, puis en voyant l’ampleur que ça prenait, ils ont dépassé leurs appréhensions pour devenir mes plus grands fans. Ils ont compris que plus qu’un hobby, c’était devenu un vrai métier. »

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Ce qui ne veut pas dire que Claire y a cru d’emblée elle-même: « Si on m’avait dit un jour que ça deviendrait mon job, je n’y aurais pas cru, d’ailleurs, j’ai continué mon cursus jusqu’au bout, parce que je n’aurais jamais imaginé vivre de ça à temps plein. » Et quelle vie: entre les partenariats rémunérés et les cadeaux de marque, il est loin le temps où la jeune étudiante postait des tenues fast fashion, quand elle n’empruntait pas carrément vêtements et accessoires aux copines pour pouvoir renouveler ce qu’elle mettait en ligne. « Financièrement, je vis beaucoup mieux aujourd’hui que si je m’étais lancée dans le droit après mes études. J’ai beaucoup de copines qui font le Barreau, et c’est clairement sous-payé. » Et Claire de concéder que son train de vie a un prix: « Influenceuse, ce n’est pas un 9-5, c’est plutôt 8-to-dodo, je suis connectée en permanence et entre la création de contenu, la recherche d’idées et les interactions avec la communauté… Je ne compte pas mes heures, je suis en ligne du moment où je me lève à celui où je vais me coucher », souligne celle qui, de fait, a répondu à notre demande d’interview un dimanche soir. « Il n’y a pas vraiment de week-ends, c’est un travail qui ne s’arrête jamais. Le rythme est tellement soutenu que j’ai besoin de déconnecter complètement tous les 3-4 mois pour retrouver de l’énergie. »

Il a fallu s’adapter. Passée la première vague de panique, les gens ont vite réalisé que le numérique était tout ce qui nous restait durant le confinement.

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Une énergie qui lui a permis de faire face à ces derniers mois mouvementés, une fois le premier choc passé. « Au début, c’était très effrayant parce que tous mes projets professionnels ont été annulés d’un coup. J’étais supposée partir trois mois à l’étranger, mais c’est tombé à l’eau, donc j’ai décidé de me reconvertir dans du local, le temps du confinement. » Un pari payant: si Claire confie avoir perdu 80% de ses contrats à la mi-mars 2020, dès avril, elle avait réussi à inverser la tendance. « Il a fallu s’adapter pour ne pas s’effondrer et perdre la boîte. Passée la première vague de panique, les gens ont vite réalisé que le digital était tout ce qui nous restait durant le confinement et qu’on pouvait avoir un impact encore plus grand qu’avant. »

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Le retour aux sources

Mais pour cela, il a fallu accepter d’adapter les règles du jeu, la Covid-19 ayant chamboulé l’échiquier. « Normalement, les annonceurs achètent un package, et on crée un contenu en fonction. Mais là, on a décidé de travailler plutôt au résultat, en créant du contenu « gratuitement » puis en facturant un pourcentage des ventes aux clients. Les résultats étaient bons, donc les clients sont restés et on a gardé en partie cette approche », confie Claire Marnette, même si « clairement ça fonctionne mieux avec une boutique belge qui veut générer du trafic sur son e-shop plutôt qu’avec une marque comme Saint Laurent, qui a des boutiques partout ». Qu’à cela ne tienne, l’influenceuse, qui travaillait 50% du temps à l’étranger pré-pandémie, a profité de la crise pour retrouver ses racines. « C’est différent, mais je pense que ça me plaît plus qu’avant, parce que je me retrouve plus dans mon propre contenu. Peut-être que ma vie de blogueuse actuelle fait moins rêver qu’avant, mais elle est plus proche d’une vie « normale »: je suis à Bruxelles, je vais au bureau, et pas aux Bahamas toutes les trois semaines. »

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Un retour aux sources vécu de manière encore plus littérale pour France Dejonckheere, qui après avoir progressivement abandonné ses looks très travaillés pour prôner une approche plus naturelle et célébrer les effets du no make-up sur sa confiance en elle, a profité du confinement pour plonger les mains dans la terre. La faute à sa rencontre avec Florian, lui aussi ex-avocat reconverti dans la viticulture, qui l’a motivée à quitter la capitale pour la Moselle, où le couple s’est lancé dans la production de vins biodynamiques. Une aventure à suivre sur le compte Instagram du vignoble, @jusnaturaewines. On peut éloigner l’influenceuse d’Instagram, mais jamais l’inverse…

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Inspirer plutôt qu’influencer

Tant France que Claire préfèrent toutefois se présenter comme créatrices de contenu: en dix ans, le métier a évolué mais les préjugés ont la dent dure. « Le mot « influenceuse » est super galvaudé, et en plus, je n’ai jamais eu l’intention d’influencer qui que ce soit, juste d’inspirer, précise France. Maintenant, si on me présente comme ça, je ne vais pas m’énerver, mais par contre, je ne réponds plus aux gens qui disent qu’influenceuse, ce n’est pas un vrai métier. C’est assez drôle de voir le changement qui s’opère dans le regard des gens quand ils apprennent qu’avant, j’étais avocate, ça se voit que soudain, ils se disent que je ne suis peut-être pas si conne que ça. Ça me fait rire, parce que je n’ai pas besoin de leur reconnaissance. Il faut accepter l’évolution des choses: en 2020, poster des photos sur Instagram est un métier. Le débat est dépassé. »

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Et Claire d’ajouter qu’elle trouve pour sa part le terme « influenceuse » un peu péjoratif. « Ce n’est pas un métier en soi d’influencer, c’est plus une conséquence de ce qu’on fait, et c’est dommage de le réduire à ça parce que ça ne dit rien sur la réalité de notre travail. » Celui-ci demande du temps mais aussi du dévouement: interrogées sur les raisons de leurs succès et de leur following considérable (353.500 abonnés à elles trois), elles soulignent d’une même voix l’importance de la régularité, des posts quotidiens permettant de s’immiscer dans l’imaginaire collectif et d’y rester… A condition d’avoir la peau dure, les réseaux sociaux alternant entre miroir aux alouettes et miroir déformant.

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Si Instagram a permis à Cyrielle de Changy de s’offrir une vitrine de taille, son compte a aussi été source d’inspiration pour certains magasins de Wallonie dont la décoration et l’assortiment ressemblent à s’y méprendre à celui de Kure. « On me dit qu’il s’agit de la rançon du succès et que je dois le prendre comme un compliment, mais je ne suis pas d’accord. Notre travail de recherche monopolise tout notre temps et toute notre énergie, et je ne vois pas l’intérêt de faire de la direction artistique si c’est pour générer du copier-coller. Bien sûr, on peut se rendre dans une boutique et être transcendé par ce qu’elle dégage, mais de là à vouloir copier… Je préfère être la meilleure version de moi-même plutôt que d’être une sous-version de quelqu’un d’autre. »

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Et tant pis si ce « moi » déplaît à certains commentateurs qui ne se privent pas de le faire remarquer. « Je suis blindée par rapport à ça, les gens peuvent dire ce qu’ils veulent, assure Claire Marnette. Si j’ai posté quelque chose sur Instagram, c’est que je crois en la photo, et c’est normal qu’on ait tous un avis différent, donc je ne me braque pas, surtout que ce sont des gens qui ne me connaissent pas qui me jugent. » Avant de concéder que si le commentaire vient de sa maman, elle risque peut-être plus de mal le prendre. Et France d’ajouter que pour sa part, elle met un point d’honneur à répondre gentiment aux haters, et à systématiquement les remercier d’avoir pris le temps de lui envoyer un message. « Généralement après ils deviennent gentils », sourit-elle. De l’art d’influencer intelligemment son public…

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