Prix Le Vif Weekend: Adel El Tayeb de La Cambre mode(s) couronné

© NINE LOUVEL / DR

Afin de soutenir la jeune création, nous avons décidé d’honorer un.e étudiant.e issu.e de La Cambre mode(s). Abdel El Tayeb est notre vainqueur 2020. Applaudissements.

Il termine ses études à La Cambre mode(s), une 5e année confinée pour partie, qu’il a voulu faire rimer avec « une explosion de liberté ». Abdel El Tayeb, élevé en France avec des racines soudanaises, a mis à profit l’enfermement pour réfléchir à son parcours et aux thématiques qui l’inspirent – « le multiculturalisme, l’identité hybride, l’identité noire dans la société contemporaine ». Dans son petit appartement saint-gillois, il a travaillé sur son projet de Master 2, relu ses maîtres et ses carnets à lui, qu’il additionne depuis son BTS en Design textile à Olivier de Serres et sa licence en design de mode à Duperré, Paris. Ne détestant pas la recherche boulimique ni le travail fait main, il a finalisé ses treize silhouettes Femme qui composent sa nation fantasmée. Elle s’intitule El Tayeb, à l’origine, c’était un clin d’oeil pas même mégalo, juste un logo grand format comme les aiment les ados. Mais son père est mort et Abdel a modifié le titre de sa collection en un « Ma nation porte ton nom », l’héritage s’est fait hommage.

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Parmi toutes les images qui puzzlent ses inspirations, on trouve des oeuvres de Giacometti et de Brancusi, des photos de Malick Sidibé ou de Seydou Keïta, des portraits de sa mère – quelle fierté émue quand elle l’a découvert. Dans ses pièces inventives, se lit la trace de ses collaborations intelligentes. Car le jeune homme sait s’entourer, pour mieux apprendre. Il a réussi à entraîner à sa suite quelques belles maisons, dont le joailler Leysen, la ganterie Agnelle, le fourreur Walter Lecompte, la designer maille Cécile Feilchenfeldt, le fournisseur Assabban, Puntoseta en Italie et une entreprise indienne qui brode pour Dries Van Noten. Dans ses mains, qui savent coudre, prototyper, patronner, inventer le flou et tailler une veste d’officier, on retrouve aussi ce qu’il a retenu de mieux de ses expériences de styliste pour Sudan Archives sur la scène de Coachella ou la chanteuse Yukimi de Little Dragon, et de ses stages chez Franck Sorbier, Aithor Throup Studio, Ann Demeulemeester et Cédric Charlier.

C’est parce qu’il a connu la vie concrète de ces ateliers-là, et le principe de réalité, qu’Abdel El Tayeb a voulu pour son ultime collection d’étudiant prendre le temps de « réaliser des choses sans limites et sans freins ». Le résultat est à la hauteur de ses questionnements, de sa sensibilité à l’économie circulaire, de son sens de la narration, de son respect pour l’artisanat. C’est tout cela que Le Vif Weekend honore ici en lui conférant le prix 2020 et en lui laissant la parole.

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La collection de fin d’études

« Cette collection aborde le manque d’identification que peuvent ressentir les Afro-descendants dans les sociétés européennes, mais à travers l’élaboration d’une image positive et festive. Elle s’appelle « Ma nation porte ton nom ». C’est l’aboutissement de huit années d’études, en un dialogue entre le Soudan et l’Europe. Avec cette idée de me positionner par rapport au fait que je ne me reconnais pas dans les médias occidentaux et au Soudan non plus, où je suis considéré comme le petit Français. Alors j’ai créé ma nation. Et j’en ai capturé un moment, celui de la fête nationale d’El Tayeb Nation, qui ressemble à l’ouverture des jeux Olympiques, où on voit parader les équipes dans des uniformes très taillés et brodés, avec une majesté dans ces vêtements d’apparat que je trouve beaux. Les femmes officiers de ma nation brandissent des bannières au vent, j’ai dessiné mon drapeau et mon blason. J’ai aussi mis à l’honneur le panier en feuilles de palmiers venu d’une tradition ancestrale mais qui n’a plus de valeur à cause de la mondialisation, et que je voyais faire par mes grand-mères. C’est un objet que tous les Soudanais de la diaspora possèdent, c’est notre madeleine de Proust. J’ai donc pris les codes de pays occidentaux que j’ai twistés avec mon héritage soudanais. La vannerie remplace les broderies au fil d’or, les motifs du panier traverse la collection par des jeux de découpe et d’ornementation. Et à partir du volume de ce panier rond, j’ai composé mon corps archétypé: je me suis inspiré de la femme cuillère d’Alberto Giacometti, le sculptural est donc présent, avec la notion de fertilité, de mère-patrie qui transmet sa culture à l’enfant. »

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Le processus de création

« Il s’agit d’un échange entre la matière, la recherche de couleurs, de textiles, de volumes et les idées, car j’ai besoin de savoir où je vais dans la narration. C’est beaucoup de recherches iconographiques et de lectures de livres que je ressors de ma bibliothèque ou que je vais chercher au ModeMuseum à Anvers ou dans d’autres musées. En plus de cet échange et de cette sélection d’images, je pratique l’expérimentation purement gratuite de matières et de couleurs jusqu’au moment où le thème se définit. »

Les origines

« J’ai grandi dans une petite ville à côté de Bordeaux, avec la nature à l’horizon, où tout le monde se connaît. J’ai eu une enfance tranquille. Ma mère insistait pour qu’on aille au Soudan pendant l’été. J’ai des souvenirs de la famille qui se retrouve, à Oumdourman. C’était chouette de découvrir autre chose, même si chez nous, il y avait des objets soudanais et que maman cuisinait des plats de là-bas. Puis petit à petit, je ne sais pas comment l’expliquer, mais la culture soudanaise s’essoufflait dans mes recherches. J’étais indépendant, j’ai quitté ma ville à 18 ans et à partir du moment où j’ai fait des études artistiques, je me suis rendu compte qu’on pouvait s’exprimer autrement et j’ai investigué sur la double culture. J’ai découvert énormément d’artistes qui abordent ces questionnements, l’un de mes préférés est Yinka Shonibare, qui réfléchit sur le wax, produit purement européen. Grâce à cette réflexion sur l’identité, à mes études en textile puis en design de mode, aux lectures qui m’ont nourri, j’ai appris. Et depuis six ans, j’ai vraiment appréhendé la culture soudanaise. Avec mon père, qui était géologue, j’ai pu aller à la rencontre d’artistes qui m’ont donné des livres, des conseils, et fait découvrir d’autres créateurs au regard ouvert, cela se retrouve dans ma collection. Un de mes rêves serait de faire du made in Sudan. Ce serait un aboutissement. »

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© NINE LOUVEL / SDP

Les maîtres

« John Galliano est le premier créateur à m’avoir donné envie de faire de la mode. Je passais des après-midis à regarder, sur la chaîne Fashion TV, ses défilés pour Dior, c’est un gros crush pour l’éclectisme des origines dans une seule collection, la dramaturgie et la générosité parce qu’avec lui, c’est never too much. Alexander McQueen était aussi l’un de mes favoris pour sa folie dans la créativité et Alaïa, qui sculptait les corps de manière incroyable. Tous ceux qui arrivaient à créer des histoires et des personnages me fascinaient. Quand je disais que je voulais faire des vêtements, on ne me prenait pas au sérieux. Pour mes parents, c’était de l’ordre de l’amusement. Quand j’ai choisi d’étudier à La Cambre, ils n’étaient pas très motivés. J’avais opté pour cette école pour cette belle alliance entre la création et la technique, cette transversalité entre l’apprentissage, les exercices et les projets innovants. J’ai aimé le côté expérimental de cette école, le rapport à la matière et la liberté de définir ce qu’on veut réaliser. Je l’ai aussi choisie parce que j’aime la mode belge, le côté conceptuel d’Ann Demeulemeester ou Martin Margiela, la remise en question du goût, comme chez Dries Van Noten, Christian Wijnants ou Cédric Charlier, ce truc un peu perturbant bien que la garde-robe reste accessible. »

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© NINE LOUVEL / SDP

Black Lives Matter

« Je suis allé à la manifestation à Bruxelles et j’ai été ému de voir des gens complètement différents, de toutes les couleurs, emportés par le message de Black Lives Matter et par ce qui se passait aux Etats-Unis, et qui est différent de ce qui se vit en Europe. Cela soulève des questions qui m’intéressent, notamment concernant notre sous-représentation dans la société. En grandissant à Bordeaux, je n’ai pas vu énormément de personnes auxquelles je pouvais m’identifier, pareil dans la mode… Le créateur britannique Ozwald Boateng est le premier à qui j’ai pu m’identifier, je me suis alors dit que la mode pouvait avoir du sens si elle proposait un dialogue, une autre manière de se représenter et une revalorisation de l’estime de soi. »

Le Prix Knack Weekend

De concert avec Le Vif Weekend, Knack Weekend remet également un prix à un.e étudiant.e de l’Académie de mode d’Anvers. Cette année, il couronne l’Anversoise Marie Martens et sa collection Swans. Elle s’est laissé inspirer par les femmes quasi mythiques qui entouraient l’écrivain Truman Capote – Babe Paley, Slim Keith, Gloria Vanderbilt… « Ces Swans étaient incroyablement élégantes, dit-elle. Je suis fascinée par Lee Radziwill, la soeur de Jackie Kennedy qui vivait dans les Hamptons, à Grey Gardens. Dans mes silhouettes, j’ai combiné le glamour de Radziwill avec l’excentricité de Grey Gardens. J’ai débridé ma fantaisie, travaillé les paillettes, expérimenté le tricot et le matelassé fait main. » Dorénavant stagiaire chez Dries Van Noten, elle plonge avec joie dans la broderie chère à la maison.

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