Quand les créateurs s’inspirent des autres cultures: un sujet délicat
Des plumes d’Indien chez Victoria’s Secret aux dreadlocks chez Marc Jacobs, les créateurs ne se privent pas de puiser dans les traditions d’autres cultures… mais où s’arrête l’inspiration et où commence l’offense ? Décryptage.
Lorsqu’il a essuyé les foudres des critiques après avoir affublé de dreadlocks bariolés les mannequins blancs qui défilaient pour son printemps-été 17, Marc Jacobs n’a pas immédiatement saisi les raisons de cet émoi. » Je ne vois ni couleur ni race, mais simplement des êtres humains « , se défendait-il alors. Les médias sociaux se sont toutefois empressés de lui ouvrir les yeux. » Quand un homme noir porte des dreadlocks, il est perçu comme un bon-à-rien à moitié défoncé… mais sur des modèles blancs présentant la collection d’un Blanc, tout à coup, ce n’est plus clodo mais bobo « , a résumé un utilisateur de Twitter. Depuis, le créateur a reconnu avoir » peut-être un peu manqué de tact « .
Peut-on porter un authentique kimono japonais par-dessus un jeans ? Rapporter de voyage un bracelet indien ? Il n’y a pas de règles claires.
Entre-temps, le débat sur l’appropriation culturelle fait rage sur la planète fashion. Ses partisans estiment que ce brassage d’identités est justement ce qui rend notre société riche et diverse, l’engouement des Occidentaux pour les vêtements » exotiques » relevant d’ailleurs d’une longue tradition. Il suffit de se plonger dans les archives de la mode ou d’explorer la garde-robe de la noblesse, au fil des siècles, pour voir se succéder les somptueuses étoffes orientales, les turbans ornés de plumes d’autruche sous la Régence, les vestes » banian » que le xviiie siècle a empruntées à la Perse, les broderies d’inspiration égyptienne des années 20, les costumes en soie à col mao des fifties ou encore les références au folklore russe chez Paul Poiret à l’aube du xxe siècle. Et la liste n’est pas exhaustive, confirme Emmanuelle Dirix, professeur d’histoire du costume à l’Académie d’Anvers et responsable de la formation Fashion Branding with Communication au Leeds College of Art. » A condition de faire preuve de respect et de réaliser un vrai travail de recherche, il n’y a en soi rien de mal à aller puiser dans d’autres cultures. Cela peut même donner des résultats aussi surprenants que positifs « , souligne la spécialiste.
Une illustration de la multiculturalité ?
Lorsqu’un créateur a un faible pour une région du monde, il est presque inévitable d’en retrouver des échos dans son travail… Toute la question étant de savoir où se termine l’inspiration respectueuse et où commence l’appropriation. Si la notion d’appropriation culturelle ne figure pas encore dans les pages du Larousse, Oxford Dictionaries la définit comme » l’adoption (inavouée ou inappropriée) des coutumes, pratiques, idées, etc. d’un peuple ou d’une société donné(e) par des membres d’un(e) autre, habituellement plus dominant(e) « , ce dernier terme étant sans doute la pierre angulaire du débat. » Elle découle d’un déséquilibre des pouvoirs, affirme Maisha Z. Johnson sur la plate-forme en ligne Everyday Feminism. On la confond souvent avec l’échange culturel, dont elle se distingue par le fait qu’un groupe plus puissant adopte les symboles et usages d’un autre groupe qu’il a dominé pendant des décennies (et domine peut-être encore). Ce n’est pas juste, il n’est pas question d’un échange et c’est parfois même une manière de prolonger l’oppression. » Ces dernières années, le terme a notamment été utilisé pour qualifier le comportement de certains visiteurs du festival de musique de Coachella qui arboraient sans vergogne un bindi (point rouge) au milieu du front ou une coiffe à plumes, ou de Kylie Jenner, qui a créé avec ses tresses plaquées à l’africaine un véritable phénomène de mode. Et lorsque Pierpaolo Piccioli et Maria Grazia Chiuri ont fait appel à des mannequins blancs pour présenter une collection Valentino printemps-été 16 inspirée des Kikuyu du Kenya, la Toile a bien failli exploser.
Des incidents qui peuvent sembler anodins, et dans lesquels certains voient une illustration de la multiculturalité actuelle. Que Marc Jacobs concrétise sa vision au travers de modèles blancs aux dreadlocks colorés ou qu’une it girl se fasse des tresses » parce qu’elle trouve ça sympa » n’est pas répréhensible en soi. Mais il ne faudrait pas oublier que ces coiffures restent interdites aux enfants afro-américains dans de nombreuses écoles des Etats-Unis et sont parfois associées, au travail, à un manque de professionnalisme ou même d’hygiène. C’est pourquoi certains hommes noirs se rasent le crâne tandis que les femmes s’efforcent de dompter leurs cheveux crépus à grand renfort de produits chimiques. Dans ces circonstances, on comprend qu’une star de téléréalité de type caucasien arborant un look qui aurait valu à certains un contrôle au faciès à l’aéroport soit désapprouvée.
Si vous ne pouvez pas vous empêcher d’utiliser des symboles provenant d’une autre culture, veillez au moins à ce qu’elle en retire quelque chose…
» Dans un monde idéal, chacun devrait être libre de s’habiller et de se coiffer comme bon lui semble. Mais dans notre société, utiliser les symboles culturels d’autrui pour satisfaire son besoin d’exprimer son individualité témoigne d’une position privilégiée. Pour ceux qui se sentent obligés d’effacer des facettes de leur culture et de leur identité pour être respectés, les moyens d’auto-expression restent limités « , souligne l’auteur non binaire nigérian-américain Jarune Uwujaren. » Pour les Occidentaux, adopter nos symboles s’apparente plutôt à un jeu, à un bal masqué, renchérit Zoya Patel, journaliste chez Vice. Quand j’étais jeune, j’ai souvent été la cible des moqueries à cause de mes vêtements indiens traditionnels. Voir Beyoncé ou Gwen Stefani arborer un sari pour se démarquer, je le ressens comme une gifle, parce qu’elles sont libres d’enlever ce » costume » à la fin de la journée. Moi, j’aurai toujours l’air indienne, que je le veuille ou non… pour ne rien dire encore de l’importance que ces symboles ont pour moi. »
Les discours sur l’appropriation culturelle suscitent parfois soupirs et haussements d’épaules ; ce n’est » qu’un » costume, » qu’un » bijou, » qu’une » coiffure que l’on porte sans mauvaises intentions… mais ce qui semble trivial aux uns peut être essentiel pour les autres. » On ne peut pas attendre du commun des mortels qu’il fasse des recherches circonstanciées avant de s’habiller pour un concert « , commente Bart Roman, cofondateur du festival belge WeCanDance, dont chaque édition s’articule autour d’un thème. Celui de l’été dernier, Desert Dreams, avait suscité chez certaines fashionistas des tweets du style » Cherche chemise à franges XXL pour #WCD17 « . » Nous n’obligeons pas les festivaliers à s’habiller en fonction du thème ni à porter des tenues traditionnelles, souligne l’organisateur. C’est plutôt une manière de stimuler leur créativité, en toute liberté. Cela dit, nous ne voulons pas non plus les juger : notre but est de leur permettre de passer un bon moment. » Même s’il n’est pas toujours possible de connaître la signification de chaque symbole, en avoir conscience et accepter que ce sens existe est un premier pas. » Rejeter les protestations sous prétexte que cela vous semble sans importance revient à dire que votre vision du monde prime sur celle des autres et qu’ils n’ont qu’à s’en accommoder « , conclut Maisha Z. Johnson.
De l’homme à la mascotte
» Il est question d’appropriation culturelle lorsqu’un élément est repris sans que sa valeur soit comprise, respectée et rendue accessible « , argue quant à elle l’anthropologue néerlandaise Malika Ouacha. Elle souligne que l’on dévalorise ainsi non seulement les produits mais toute la civilisation dont ils sont issus : » Il est insultant de réduire un peuple aux composantes que nous percevons comme esthétiques : il est question ici d’une culture vivante. » Sa consoeur américaine Adrienne Keene, d’origine cherokee, a elle aussi déjà soulevé ce problème à plusieurs reprises sur son blog Native Appropriations : » Pendant des années, je me suis sentie invisible parce que mes camarades de classe ou mes collègues ne connaissaient des Amérindiens que des stéréotypes complètement erronés. Il existe aux Etats-Unis 566 peuples amérindiens qui ont chacun leurs coutumes et leurs traditions, mais nous continuons à être réduits à cette mascotte unidimensionnelle figée dans le temps avec sa coiffe à plumes… ou, pire, comme une race exotique qui occupait autrefois le continent américain mais a aujourd’hui disparu et, à plus forte raison, a cessé de se battre pour ses droits et pour sa terre. »
S’il est évident que l’appropriation culturelle a un lourd impact émotionnel et moral, sa définition exacte comporte encore bien des zones grises. Peut-on porter un authentique kimono japonais par-dessus un jeans ? Rapporter de voyage un bracelet indien ? Se faire fabriquer une robe avec un tissu africain acheté dans une boutique de Matonge, le quartier » black » de Bruxelles ? Il n’existe pas de règles, mais un aspect crucial est de savoir qui, à la fin, tire parti des vêtements et accessoires (susceptibles d’être) controversés. » La question de la production est une notion centrale mais, à mon sens, trop peu abordée dans toute cette discussion, développe Emmanuelle Dirix. Où le produit a-t-il été fabriqué ? Qui en récolte les bénéfices ? Si vous ne pouvez pas vous empêcher d’utiliser des symboles provenant d’une autre culture, veillez au moins à l’impliquer dans votre démarche et à lui permettre d’en retirer quelque chose. »
j’ai souvent été la cible des moqueries à cause de mes vêtements indiens traditionnels. Voir Beyoncé arborer un sari, je le ressens comme une gifle.
Adrienne Keene rappelle que les imprimés » tribaux » pourraient être considérés comme la propriété intellectuelle des peuples auxquels ils ont été empruntés. » Dans ce cas, ils devraient donc également pouvoir en faire une marque déposée et avoir la possibilité de les contrôler et d’en retirer un bénéfice économique. » » Qualifier un acte d’appropriation culturelle, ce n’est pas signer l’arrêt de mort de la créativité mais exiger des stylistes qu’ils prennent leurs responsabilités et qu’ils reconnaissent et rétribuent leurs sources « , abonde le photographe Dario Calmese sur Business of Fashion.
Un tribut à la tribu
L’inspiration peut parfaitement être un échange culturel plutôt qu’une appropriation, comme le démontre très bien Dries Van Noten. S’il puise volontiers ses idées dans les couleurs et les broderies typiques de l’Inde, il a aussi mis en place un atelier local où quelque 3000 travailleurs touchent un salaire honnête pour développer ses créations, et son exposition Inspirations rendait notamment hommage au talent de ces artisans. Philippe Vertriest a également bien compris qu’un échange d’idées et de fonds est incontournable. Les imprimés de son label de mode Akaso sont en lien direct avec les peintures corporelles de l’ethnie éthiopienne des Kara… qu’il rémunère comme free-lances. » J’aurais pu me rendre sur place et prendre des centaines de photos pour mon équipe de design, mais cela aurait toujours sonné faux. Je voulais impliquer les Kara dans le projet, comprendre le sens de leurs dessins… »
Et si » pour l’instant, on voit surtout des occasions ratées « , estime Malika Ouacha, l’objet du débat sur l’appropriation culturelle n’est certainement pas d’alimenter un sentiment de culpabilité ou de dresser une liste de coiffures, d’accessoires ou de vêtements que les Occidentaux feraient mieux d’éviter, souligne Antonia Opiah dans Teen Vogue. » Le fond du problème, ce ne sont même pas ces habits en soi mais les mécanismes sous-jacents. L’objectif est de parvenir à davantage d’égalité dans un secteur où l’inspiration a parfois bon dos. » Aux amateurs et consommateurs de mode de prendre conscience que ce qu’ils portent n’est pas forcément aussi innocent qu’il y paraît. Réfléchir aux raisons qui nous poussent à enfiler certains vêtements ou accessoires » exotiques « , s’interroger sur leur origine et prêter l’oreille aux sensibilités différentes de la nôtre, c’est déjà faire un grand pas dans la bonne direction.
PAR KATRIN SWARTENBROUX & AMP / ILLUSTRATIONS : CHARLOTTE TROUNCE
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