Rencontre avec Etienne Russo, le Belge qui se cache derrière les plus beaux défilés

Etienne Russo, fondateur de l'agence Villa Eugénie © Getty Images
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Après Bruxelles, Paris et New York, le Belge Etienne Russo, fondateur de l’agence de création Villa Eugénie, et chef d’orchestre de nombreux shows de mode mémorables, ouvre un bureau à Milan. Rencontre.

Vous souvenez-vous du jour où Chanel, pour son défilé, fit décoller une fusée au Grand Palais? Et des shows de la griffe organisés dans un supermarché reconstitué ou dans une grange remplie de paille? Voilà quelques-uns des projets grandioses sur lesquels Etienne Russo a travaillé, métamorphosant les podiums en scènes fantasmagoriques. On pourrait encore pointer la reproduction grandeur nature de la maison rose de Christian Dior en Normandie ou une table de banquet géante sur laquelle les mannequins de Dries Van Noten déambulaient entre les assiettes…

Le show Dior Men 23, avec reproduction grandeur nature de la maison de Christian Dior en Normandie. © imaxtree

Parmi les clients de notre compatriote figurent Chanel, Hermès, Moncler, Miu Miu et Dior Men. Au total, l’homme a orchestré un millier de défilés. Des mises en scène réalisées au fil de ses trente ans de carrière, depuis que Dries Van Noten, avec qui il était ami, lui a demandé de s’occuper de son premier défilé à Paris, en 1991. «C’était l’un de nos mannequins et il travaillait dans des boîtes de nuit. Il connaissait du monde et maîtrisait bien la lumière et le son», nous explique le créateur belge lors d’un appel vidéo… Aujourd’hui, la société de production du natif de Namur, et le digital hub qui l’a rejoint par la suite, emploient 120 personnes dans le monde. A Bruxelles, Paris, New York et, depuis peu, Milan.

Il faut oser prendre des risques. Celui de subir les aléas de la météo sans forcément avoir un plan B, par exemple.

Le créateur de génie a en effet récemment pris ses quartiers dans le Palazzo Durini, un édifice datant du XVIIe siècle. L’endroit s’apparente à un improbable cabinet de curiosités, de grigris et de chandeliers à la mesure de la formidable palette d’humeurs, de caprices et d’excentricités qui prévaut au sein de sa clientèle. Une pièce ornée de fresques dans les tons de Tiepolo illustre bien tout le respect qu’a le concepteur pour la «mise en place». La table est garnie de grenades à la peau satinée et de compotes de framboises, sous le regard mort d’une autruche empaillée. Etienne Russo connaît déjà les meilleurs fleuristes de la ville, même s’il n’est jusqu’ici que moyennement convaincu par l’offre locale et n’hésite pas à affirmer qu’il ouvrirait sa propre boutique s’il en avait le temps.

Defilé Chanel automne-hiver 14-15 dans un décor de supermarché.
Defilé Chanel automne-hiver 14-15 dans un décor de supermarché. © Alessandro Lucioni/Imaxtree.com

Etienne Russo, de la gastronomie aux podiums

Dans ses jeunes années, notre homme a été mannequin au Japon et aujourd’hui, à 65 ans, il conserve un physique qui ne laisse pas indifférent. Il porte une chemise Dries Van Noten, une veste Ann Demeulemeester, un pantalon ample Balenciaga et des souliers Rick Owens. «Je suis connu pour mes chaussures extravagantes», commente-t-il. Il décline volontiers sa garde-robe déstructurée et largement noire à la façon d’un prêtre shinto et sa coiffure rappelle un autoportrait de l’artiste autrichien Egon Schiele.

Celui qui est aussi polyglotte, né de parents siciliens arrivés en Belgique avant sa naissance et maîtrisant l’italien, le français, l’anglais et même quelques mots de japonais, attire notre attention sur plusieurs pièces de sa caverne d’Ali Baba, dont une console Pierre Cardin des années 70 et une installation lumineuse Draga & Aurel. La selle marocaine encadrée des années 40 et le meuble de bar chinois proviennent de Dimore Studio, une entreprise de design italienne fondée par Britt Moran et Emiliano Salci et réputée pour ses juxtapositions réfléchies. Le hall d’entrée offre, lui, un saisissant effet de clair-obscur avec sa collection de maquettes botaniques et de champignons en bois disposés sur de longs bancs dans leurs halos de lumière, tandis que le soleil milanais qui s’infiltre sournoisement par les stores vénitiens baigne les lieux dans une atmosphère trouble. «Organiser un défilé de mode, ce n’est pas juste imaginer des décors, construire des podiums et chorégraphier des mouvements, affirme Dries Van Noten. C’est toute une atmosphère qu’il faut créer par une superposition de couches lumineuses et sonores… Et c’est justement là que réside le génie d’Etienne.»

Avant de devenir une valeur sûre du monde de la mode, ce dernier a d’abord travaillé un temps dans les cuisines de grands restaurants après avoir fait l’école hôtelière en Belgique. «Une fois assimilé l’art de peler les pommes de terre à la perfection, j’ai pu commencer à hacher les oignons, plaisante-t-il en sirotant son thé. Cela m’a appris la persévérance.» Quelques années plus tard, sa rencontre avec les Six d’Anvers – le groupe de jeunes sortis de l’Académie de mode et qui ont fait la renommée de leur ville au début des années 80 – l’a amené à troquer le secteur de la gastronomie pour la planète fashion. Un bref passage au poste de directeur artistique du Mirano à Bruxelles l’a également aidé à affûter son sens du divertissement et de la mise en scène.

Une table de banquet devient catwalk pour le printemps-été 05 de Dries Van Noten.
Une table de banquet devient catwalk pour le printemps-été 05 de Dries Van Noten. © getty images

Une fois lancé, ses idées exubérantes ont rapidement touché la corde sensible de grands créateurs. Parmi eux, Karl Lagerfeld, avec qui il a travaillé de 1999 à son décès en 2019. Si quelqu’un critiquait ses décors extravagants, le Kaiser avait coutume de répliquer: «Ce que je jette par les fenêtres, je le récupère par la grande porte, et plus encore.»

Les aléas du direct

En juin dernier, Etienne Russo s’est occupé du défilé du printemps 23 de Kim Jones pour Dior Men, qui a vu les mannequins circuler entre les répliques de la maison d’enfance de Monsieur Dior et de la fermette anglaise du peintre Duncan Grant à Charleston, dans un décor végétal luxuriant qui a été entièrement replanté après l’événement. Jones explique que leur collaboration a débuté lorsqu’il a commencé à travailler pour Dior en 2018. «Je trouve souvent l’inspiration lorsque je voyage et je fais des croquis sur une serviette de table», dit-il. Ces croquis sont ensuite envoyés au concepteur belge par ordinateur. Il y a plusieurs dizaines d’années, celui-ci avait déjà prévu pour le show de Dries Van Noten un podium habillé d’herbe… qui a finalement dû être repeint à la bombe en toute hâte au matin du jour J après avoir viré au brun pendant la nuit! Vingt minutes avant le début du spectacle, Etienne Russo s’était enfermé dans les toilettes, complètement paniqué. «J’étais terrifié, mais c’était il y a trente ans, avant les réseaux sociaux et cette pression constante de tout capturer», se souvient-il. Depuis, il a collaboré avec Dries Van Noten sur environ 125 défilés… et il a appris à ne plus trop se tracasser pour des détails. «On n’a rien sans peine. Il faut oser prendre des risques, ajoute-t-il en riant. Celui de subir les aléas de la météo sans forcément avoir un plan B, par exemple. Il y a toujours les parapluies et les ponchos… mais souvent, on y va et s’il pleut, il pleut. On prend des risques, mais des risques contrôlés.»

Etienne Russo se décrit comme une éponge toujours avide d’informations. Lors d’une excursion à Walt Disney World en Floride, sa curiosité l’a même amené à tant se focaliser sur les décors que sa fille a dû lui rappeler de déconnecter et de profiter simplement de la magie du spectacle… De la magie, il n’en faut pas moins pour une Fashion Week que pour une production Disney. En général, la mise au point d’un défilé prend en moyenne deux mois et demi. Mais certains demandent jusqu’à cinq mois de préparation. Les tarifs aussi sont très variables, mais Etienne Russo avance une fourchette de 15 000 dollars pour un créateur débutant à 500 000 ou plus pour une marque de premier plan. Des instants féeriques, qui valent leur pesant d’or.

Cet article a été initialement publié dans The New York Times.

Etienne Russo

Il est né à Namur de parents italiens.

Il a débuté comme directeur artistique de la boîte de nuit du Mirano, à Bruxelles. Une rencontre avec les Six d’Anvers l’a fait entrer dans le monde de la mode. C’est ainsi qu’il a commencé à imaginer les décors de leurs présentations à Florence, Paris et Milan.

Sa carrière a décollé lorsque Dries Van Noten, pour qui il travaille toujours, lui a demandé de participer à son premier défilé à Paris au début des années 90.

En 1996, il a lancé Villa Eugénie et vu arriver à sa porte de grands noms de la fashion sphère. Pendant de nombreuses années, il a été responsable des défilés de Chanel et d’Hermès, entre autres.

Showtime

Trois défilés spectaculaires des dernières Fashion Weeks, organisés par Etienne Russo et Villa Eugénie.

1—Boss

Plus d’un millier d’invités étaient réunis au Vélodrome Vigorelli, à Milan, pour le show «see now, buy now» de la marque allemande. Ils ont eu droit à un spectacle avec volume du son poussé à fond, des motos rugissantes dans des cages d’acier géantes et une kyrielle de stars sur le podium, de la top Naomi Campbell à la TikTokeuse Khaby Lame, en passant par le rappeur Future.

2—Hermès

Pas de musique forte ni de foule pour Hermès, mais une mise en scène élégante au Tennis Club de Paris. Bien que cela aurait aussi pu être dans le désert californien. Pour répondre au thème de la collection, «une rave dans le désert», une grande dune aux couleurs changeantes avait envahi le plateau.

3—Moncler

La marque a célébré son 70e anniversaire en investissant la Piazza del Duomo de Milan. Le show réunissait 1 952 artistes – en référence à l’année de naissance de la griffe –, dont 700 danseurs, 200 musiciens, 100 choristes et 952 mannequins vêtus d’une doudoune spécialement conçue. Ouvert au public, l’événement a attiré malgré la pluie quelque 18 000 curieux.

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