Yoshiyuki Miyamae réinvente une mode nippone universelle pour Miyake

© Frédérique Dumoulin

En digne fils spirituel d’Issey Miyake, Yoshiyuki Miyamae a repris les rênes de la création Femme de la marque. Depuis 2011, il cherche, innove, plisse et invente une mode japonaise mais universelle. Avec pudeur, il nous dévoile sa recette.

Yoshiyuki Miyamae
Yoshiyuki Miyamae© OLIVIER BACO

Un dimanche de Fashion Week, à Paris, place des Vosges, en octobre dernier, avec l’impression d’être soudain « lost in translation », c’est que dans le showroom d’Issey Miyake, on parle japonais, on pense japonais, on crée japonais.

La veille, la griffe avait défilé au jardin des Tuileries. Sur le catwalk, les jeunes filles faisant délicieusement bouger leur top, leur jupe, leur robe à chaque pas, on aurait dit des vagues, dans un de ces tissus plissés sur lesquels la maison a trois longueurs d’avance, tant techniques que poétiques. Sur une scène, en hauteur, le musicien Ei Wada interprétait en direct une partition où il était question de faire vibrer des bandes magnétiques reliées à d’antiques magnétophones, tandis que le virtuose des percussions Masatsugu Hattori donnait la cadence à une cohorte printanière, inspiration « Délices botaniques », matière Baked Stretch, papier tissé et ambiance jungle. Dans les coulisses, en proie au stress, Yoshiyuki Miyamae, directeur artistique d’Issey Miyake depuis 2011, c’est son huitième défilé mais à chaque fois « un combat intérieur entre moi et moi ».

Le défilé printemps-été 2016, en octobre dernier, avec, en bande-son, le musicien Ei Wada et le percussioniste Masatsugu Hattori.
Le défilé printemps-été 2016, en octobre dernier, avec, en bande-son, le musicien Ei Wada et le percussioniste Masatsugu Hattori.© XAVIER ROBERT
Le Baked Stretch, un plissé qui a nécessité un an de développement.
Le Baked Stretch, un plissé qui a nécessité un an de développement.© SDP

En ce lendemain de show donc, le successeur du maître a, à la main, un fer à repasser : il tient à expliquer lui-même le Baked Stretch, en japonais dans le texte, avec traduction dans la foulée et métaphores culinaires pour éclairer le tout. Car il est fier de ce procédé inédit mis au point par le studio : un tissu enduit de colle, pas n’importe laquelle, « cuit » sous une presse, comme un pain gonflant dans le four ; se développe et modèle un plissé de façon permanente sur le vêtement. Chez Miyake, tous les tissus sont faits en interne, et les plis dans les gènes, ils existent depuis vingt ans, avec la naissance des Pleats Please, marque de fabrique étonnante de ce créateur né à Hiroshima qui, dès 1971, inventa la mode japonaise… laquelle donnera naissance à la mode belge. Sans elle, pas de Martin Margiela, pas de Dries Van Noten, pas d’Ann Demeulemeester, qui suivirent les traces de la construction/déconstruction, du travail du volume et des couleurs non-couleurs chères à Rei Kawakubo, Yohji Yamamoto et Issey Miyake, petit rappel historique à ne pas négliger.

Yoshiyuki Miyamae s’emballe, enthousiaste, ne laisse pas le temps à la traductrice de glisser du français dans ses explications. Il rit, s’excuse, reprend son souffle, figurez-vous que lors des premiers essais, tout a brûlé, un four trop chaud et le tissu cramé, il a fallu tester « à peu près » 200 températures différentes pour obtenir le résultat escompté. A l’écouter raconter, on n’est pas sûr qu’il n’aime pas ça, ces recherches, ces tâtonnements, ces jeux d’apprentis sorciers en choeur, avec son équipe, ils sont dix. « Cela nous a pris plus ou moins un an pour développer ce Baked Stretch. Innover demande du temps. Or, dans le monde de la mode, tout est rapide, c’est un challenge pour nous d’essayer de trouver quelque chose de nouveau à chaque collection. Mais pour renforcer la marque, il faut continuellement penser à l’avenir… » Et revoilà cette métaphore qu’il semble apprécier, être créateur, ce n’est pas si différent qu’être aux fourneaux : « Je suis comme un chef en cuisine, je vais aux champs et je plante des graines pour que cela devienne un jour des fruits ou des légumes et puis je récolte le tout pour réfléchir ensuite à ce que je peux créer avec ces ingrédients. Le Baked Stretch, il y a plus d’un an qu’on l’a semé… »

Yoshiyuki Miyamae réinvente une mode nippone universelle pour Miyake
© FREDERIQUE DUMOULIN

Quand vous êtes plongé dans les recherches techniques, pensez-vous à la finalité du vêtement – être porté par une femme ?

Oui, d’autant plus qu’il est important qu’elle puisse conserver ces vêtements des dizaines d’années, il ne s’agit pas d’une star hollywoodienne qui mettra la robe une seule fois. Non, nous voulons que cela dure. Et en tant que « chef », j’essaie toujours d’améliorer le goût, que ce soit un peu plus délicieux et que l’on puisse aussi en manger tous les jours. Si c’est en Europe, ce sera du pain et au Japon, du riz, mais le meilleur que l’on puisse avoir… Voilà mon but. Et en tant que créateur, dans une collection, il faut trouver le bon équilibre entre l’exceptionnel et des pièces que l’on peut revêtir tous les jours.

Vous avez titré la collection de ce printemps-été Délices botaniques, d’où vous est venue l’inspiration ?

Au départ de la collection été, des images de l'île d'Okinawa.
Au départ de la collection été, des images de l’île d’Okinawa.© SDP

En réalité, j’en ai eu l’idée bien avant de commencer à dessiner la collection, plus de six mois avant même. J’avais réuni des photos que j’avais prises lors de mes voyages dans l’île d’Okinawa. J’avais été ébloui par la jungle tropicale. Elle est si pleine de vie – toutes ces plantes différentes qui coexistent au même endroit et essaient de survivre en cohabitant les unes avec les autres. Je trouve cela fascinant. Et cela me fait penser à la particularité de notre équipe : chacun est très original, ce n’est pas le créateur qui importe, ce qui compte, c’est d’extraire le meilleur de chaque être pour inventer, ensemble. Je veux que chacun puisse apporter sa couleur. C’est ce que monsieur Miyake m’a enseigné, et c’est très précieux pour moi.

Quelle est votre silhouette préférée ?

Il m’est difficile de dire quelle est la meilleure, parce qu’elles sont toutes différentes… Mais ma préférée, c’est ce top et cette jupe plissés en Baked Stretch. Parce que je suis attaché à ces vêtements que j’ai vraiment travaillés, sur lesquels j’ai fait tant de recherches. C’est un aboutissement. Et beaucoup d’émotion.

Vos défilés aussi sont empreints d’émotion. Grâce notamment au musicien Ei Wada et à ses performances live. Vous collaborez ensemble depuis longtemps, c’est la huitième fois. Comment cela se construit-il ?

Je lui présente des matières en amont, six mois avant le show. Il les sent, les touche, on en parle ensemble – « est-ce brillant ? », « est-ce brut ? » Il évoque ses sentiments et moi les miens. Deux mois avant le défilé, il propose les types de musique, cette fois, c’était plus « techno africain », avec la batterie du percussionniste Masatsugu Hattori du trio Dairo Suga… Ei Wada mêle des instruments qui lui sont familiers, des synthétiseurs et des magnétophones à bandes que plus personne n’utilise. En fait, au studio, nous procédons exactement de la même manière : nous tissons des tissus contemporains sur de très vieilles machines et nous créons ainsi quelque chose de neuf. En Europe, on voit cette combinaison d’ancien et de moderne, surtout en architecture, au Japon, c’est rare. C’est ce qui me plaît à Anvers. J’ai visité notre nouvelle boutique, j’apprécie cet aspect classique et en même temps très contemporain, c’est un bel équilibre… Peut-être est-ce générationnel ? Je suis coutumier des ordinateurs mais tout ce qui est traditionnel et que les générations antérieures connaissaient me fascine. J’aime combiner ce savoir-faire ancestral et les nouvelles technologies. Pour moi, c’est cela être d’aujourd’hui.

Yoshiyuki Miyamae réinvente une mode nippone universelle pour Miyake
© FREDERIQUE DUMOULIN

Petit, caressiez-vous le rêve de devenir créateur ?

Non, je ne connaissais pas ce métier mais ma mère enseignait le dessin et mon père était artiste, il créait des objets avec des graines, des pignons de pomme de pin, je ne comprenais pas exactement ce que c’était, je ne comprends toujours pas d’ailleurs ! Mes parents ne m’achetaient pas de jouets, non pas parce qu’ils étaient pauvres mais parce qu’ils ne voulaient pas. J’étais toujours un peu envieux de mes copains et j’essayais de recréer les mêmes jouets qu’eux… A l’époque, j’en voulais à mon père mais maintenant, je le remercie : j’ai l’habitude de me fabriquer tout ce que je désire depuis mon enfance. Vers 16 ans, je m’intéressais à la mode, mais je ne pouvais pas m’acheter de vêtements de marque, je me faisais donc ma garde-robe moi-même…

Et ça ressemblait à quoi ?

A quelque chose d’un peu bizarre, des vêtements brûlés, noircis à la flamme, je voulais étonner. Je m’exprimais par mes créations et lorsque mes amis trouvaient que c’était génial, cela me faisait plaisir, je désirais impressioner les autres. Et cette envie perdure.

Vous entrez au studio d’Issey Miyake en 2001, à 25 ans, quel souvenir en gardez-vous ?

Quand j’ai débuté aux côtés de monsieur Miyake, je ne savais rien du vêtement ni du monde, j’ai essayé de m’accrocher. Il m’a alors donné un conseil, qui m’a été précieux : « Si vous ne savez pas quoi faire, bougez. » Si je ne comprenais pas des matières ou que j’avais un doute, il fallait que j’aille rencontrer les fabricants ou que je me rende à l’usine. Si je ne savais que créer, que j’aille dans une boutique et que je parle avec les clients… J’ai écouté son conseil. Et aujourd’hui, je pense comme lui : il faut bouger pour trouver ce que l’on cherche.

Quel regard portez-vous sur votre évolution au sein de la maison ?

Au début je ne pensais peut-être qu’à moi, désormais, j’ai une autre perspective, je réfléchis aussi à l’avenir de la société, à notre équipe et à ce que monsieur Miyake veut exactement. J’ai une vision un peu plus globale mais je dois encore évoluer… Monsieur Miyake est sur le globe tandis que moi, je suis sur la montagne, nous n’avons pas encore la même vue sur l’ensemble du monde. Pour préparer l’expo The Work of Miyake Issey, qui aura lieu à Tokyo, en mars prochain, nous avons révisé ses archives depuis les années 70. Cela nous a permis de redécouvrir ses techniques mais aussi toutes ses créations et la joie qu’elles ont procurée, car un vêtement a ce pouvoir-là. A les revisiter, nous avons compris combien monsieur Miyake est innovant et combien sa mode a instillé le bonheur. Je sais que j’ai la responsabilité de transmettre son esprit aux générations futures.

N’est-ce pas un lourd fardeau ?

J’ai beaucoup de pression, comme un athlète qui a battu un record et doit en établir un autre, mais je ne suis pas seul, il y a toute une équipe, à mes côtés et dans le monde entier, pour faire vivre cet esprit.

Issey Miyake vous fait-il part de ses sentiments après le défilé ?

Oui, il est comme un père pour moi. Et j’apprécie qu’il ne dise jamais « c’était bon », mais plutôt qu’il faut aller au-delà. Cela me permet de grandir. Même si après chaque collection, j’ai toujours des regrets, mais avec le sentiment que je peux viser plus loin et faire mieux, je gagne ce pouvoir-là de continuer à avancer.

Issey Miyake, 13-15-17, Eiermarkt, à 2000 Anvers.

BIOGRAPHIES ENTREMÊLÉES

1938 Naissance d’Issey Miyake à Hiroshima.

1971 Présentation de la première collection Issey Miyake à New York.

1976 Naissance de Yoshiyuki Miyamae à Tokyo.

1989 Premier plissé qui portera ensuite officiellement le titre de Pleats Please Issey Miyake.

2001 Yoshiyuki Miyamae rejoint le Studio d’Issey Miyake après des études au Bunka Fashion College et travaille avec lui sur le projet A-POC.

2011 Yoshiyuki Miyamae est nommé directeur artistique de la maison.

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