Psycho: Êtes-vous narcissophobique ?

Narcissisme © getty images

Vous pensez que la perche à selfie est une invention démoniaque et le narcissisme, la maladie de l’époque. Peut-être souffrez-vous de cette nouvelle phobie identifiée par l’écrivaine américaine Kristin Dombek ? Nous avons décrypté son propos. Aussi neuf que décapant.

Psycho: Êtes-vous narcissophobique ?
© amy bouchette

Kristin Dombek est une vraie intello new-yorkaise, comme on en croise dans les films et les romans. Basée à Brooklyn, cette journaliste et essayiste – publiée par les prestigieux Paris Review, London Review of Books, New York Times Magazine ou N+1 – écrit sur les relations amoureuses, la gentrification ou sur des sujets totalement inédits, comme celui de son dernier ouvrage : L’Egoïsme des autres. Essai sur la peur du narcissisme (*). Selon elle, le narcissisme est la nouvelle tarte à la crème de la  » pop psychologie « . Outre d’innombrables Unes de journaux, il a inspiré aux Etats-Unis tant de manuels de  » self-help  » et de sites d' » aide aux victimes  » que notre essayiste a fini par trouver cela suspect.

Désormais employé pour désigner, en vrac, l’amoureux qui nous délaisse, le parent toxique, les ados accros aux réseaux sociaux, les célébrités et les politiciens de tout poil (Donald Trump en tête ! ), le mot  » narcissiste  » a-t-il encore un sens ? Pourquoi voit-on des narcissiques partout ? Et, au fait, pourquoi le Narcisse est-il toujours l’autre ? La thèse de l’auteure : nous serions également confrontés à une épidémie insidieuse de narcissophobie. Intrigant, non ? En tout cas, dans ce petit bouquin aussi brillant que provocateur, Kristin Dombek tord le cou à toutes nos idées reçues sur la question.

Pratique, le narcissique !

En amour, il faut fuir les pervers narcissiques. Et si traiter l’autre de cette manière était devenu une posture un peu facile ? s’interroge Kristin Dombek. Soudain, notre partenaire nous ignore, il ne nous parle plus, ne parle que de lui ? Avant la vogue de cette expression, on n’en aurait pas forcément… fait une maladie. On lui aurait cherché des excuses : elle ou il est préoccupé, excité par un nouveau projet. On aurait pris du recul, patienté. Aujourd’hui, conforté par les articles alarmistes et les manuels de  » self-help « , on se convainc aisément que l’on a affaire à un monstre d’égoïsme et de perversité. Et, selon l’auteure, il est très pratique d’avoir un  » narcissique  » dans sa vie ! On lui attribue notre mal-être, et cela évite de se poser bien des questions. Sur sa dépendance amoureuse. Son sentiment d’insécurité. Sa peur de la solitude. Sans le regard bienveillant, l’attention continue de l’autre, on n’existe plus ? C’est peut-être là le vrai problème ! D’ailleurs, notre partenaire, avec ses remarques vachardes, cherche-t-il vraiment à nous rabaisser ? Ou bien est-il simplement plus honnête et lucide à notre égard que nous-même ?

Une chose est sûre : si notre confiance en nous était moins vacillante, son emprise serait moindre. Drôle d’idée que de confier à l’autre le soin de soigner notre estime de soi… Et quel masochisme nous pousse à choisir quelqu’un qui en est incapable ? Eh oui, ça va loin ! Quand on se sent coincé dans ce type de relation, selon Dombek, il faut s’interroger sur ses propres choix. L’autre nous hérisse à parader en société ? Serait-ce parce que l’on est bien incapable à ce moment M de notre vie, d’en faire autant ? Que l’on s’ennuie dans notre boulot ? Que notre quotidien est moins riche et intéressant que le sien ? Toutes ces questions ont le don de fâcher, raison de plus pour se les poser.

Le narcissiste est égoïste, on est sa victime car on est généreux et modeste. Le  » narcissiste « , dans le langage courant, est devenu  » celui qui ne fait pas attention à moi, celui qui ne me parle pas de moi. Celui qui ne m’aime pas. Il aime peut-être quelqu’un d’autre, mais on se voile la face !  » ironise Kristin Dombek. Et si on lui reprochait surtout… de ne pas tendre le miroir à notre propre narcissisme ? On se plaint toujours d’en être la victime, mais on se défend âprement de lui ressembler.  » Dans le récit que l’on se raconte à soi-même, il est toujours le méchant, un méchant caricatural. Et nous sommes un ange, doué de cette capacité d’empathie qui lui fait défaut.  »

Pourquoi voit-on des narcissiques partout ? Et pourquoi est-ce toujours l’autre ?

Fierté mal placée

Mais si notre ego, écorché par ses piques, n’était pas moins hypertrophié que le sien ? Qu’il soit notre boss, notre soeur, notre fiancé, Narcisse a compris que le monde est un théâtre où il aime faire le beau. Il y excelle. Et nous moins. Il sait qu’il a besoin du regard des autres pour se sentir exister. Ou simplement pour avancer. Est-ce si vain, si monstrueux ? Quelle fierté mal placée nous empêche d’avouer qu’on aimerait aussi, parfois, être sur le devant de la scène ? (Et nous interdit donc de nous en donner les moyens ? ) Faute de s’avouer à nous-même notre besoin fondamental de reconnaissance – c’est superficiel, mais c’est humain -, on se condamne à cette relation victime-bourreau. Sans issue.

Les Millennials sont vraiment une génération narcissique. Qu’ils nous agacent, les ados de notre entourage, à se recoiffer pour un énième selfie ou à se rêver en influenceurs Instagram ! Mais attention. Selon Kristin Dombek, ce n’est pas parce que les réseaux sociaux encouragent l’expression de leur narcissisme – et nous le rend plus visible – qu’ils sont plus autocentrés que nous ne l’étions à leur âge – on dansait devant le miroir bien avant l’invention de Snapchat ! Ce passage obligé de l’adolescence n’augure en rien de la suite. Un exemple ? Kristin Dombek a retrouvé Allyson, héroïne de l’émission de téléréalité My Super Sweet Sixteen en 2005, dont les caprices de gosse de riche avaient profondément choqué l’Amérique. Elle est devenue coach de vie et a créé une fondation pour jeunes en difficulté !

Selon l’essayiste, on condamne aussi la superficialité de la génération Z parce que l’on comprend souvent mal la nature des relations qui sont nouées via le Net. Cela nous horripile toujours qu’ils appellent leurs contacts Facebook des  » amis  » !  » Ils sont beaucoup moins indifférents qu’on ne le croit, assure pourtant Dombek. Même si cela nous échappe, ils tissent des communautés. Ils se soucient vraiment de gens qu’ils n’ont pas forcément vus IRL ( » in real life « ), mais qu’ils sont prêts à aider.  » A l’ère du  » moi d’abord « , les jeunes actifs sont aussi la  » we generation « , réinventant l’idée du collectif et collaborant dans les nouveaux espaces de travail partagés. En outre, jamais une génération n’a été moins raciste, misogyne, homophobe. Et les manifs sont remplies de Millennials. Alors, révisons nos préjugés :  » Comment, sinon, trouver l’énergie de  » réparer le monde « , de s’attaquer aux grands enjeux, les inégalités, le changement climatique ? Comment penser que cela en vaut la peine, si on les considère comme un tas de jeunes crétins indifférents ?  » Avouons-le, la réflexion est imparable.

Qu’ils nous agacent, les ados de notre entourage, à se recoiffer pour un énième selfie ou à se rêver en influenceurs Instagram !

Champions de l’autopromotion

L’épidémie touche aussi le monde professionnel. Les gens se pavanent désormais sur les réseaux professionnels de façon indécente. Même (surtout ? ) les plus incompétents… Et si tout cela nous gênait surtout parce que nous sommes moins doués qu’eux à ce petit jeu de l’époque ? s’interroge Kristin Dombek.  » A ce stade du capitalisme, tout nous pousse à mettre en scène notre vie professionnelle, à la présenter en permanence sous son meilleur jour. A partager publiquement le moindre de nos accomplissements. A nous auto-promouvoir comme si nous étions une marque, un produit. Si l’on trouve cela vain, si on se sent angoissé et coupable à l’idée de se « vendre », on va avoir tendance à taxer de narcissisme tous ceux qui y parviennent mieux que nous.  »

Mais cette condamnation en bloc n’est-elle pas légèrement hypocrite ? Il y a une part d’orgueil à vouloir jouer les modestes (ou les génies méconnus ? ) dans un monde où tout un chacun s’autocongratule non-stop en ligne. Ces champions de l’autopromotion, nous les jugeons sévèrement. Mais souvent, ils cherchent juste à tirer leur épingle du jeu dans le monde du travail tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Ce sont les nouvelles règles du jeu, estime Kristin Dombek. Nous ne pouvons pas les changer. Donc, inutile de les diaboliser. Autant se les approprier – sans ruminer inutilement – et avec un peu plus de légèreté. Ou, si l’on préfère se draper dans une (fausse ?) modestie vertueuse, ne nous plaignons pas que personne ne nous propose une promotion ou un job de rêve…

(*) The Selfishness of Others. An Essay on the Fear of Narcissism, par Kristin Dombek, éditions Farrar, Straus and Giroux.

Par Marie-Odile Briet

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