Lisette Lombé
Quand les retrouvailles ont le goût des fruits mûrs
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou de paroles. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Quelle joie de revenir à ma table d’écriture pour reprendre ces chroniques! Quelle joie de partager à nouveau toute cette matière vibrante des trottoirs philosophes! Il faut parfois prendre le temps d’une respiration pour retrouver le chemin de l’inspiration. Il aura aussi fallu que les remerciements chaleureux et les retours positifs de lectrices se multiplient pour oser prendre mon courage à deux mains et demander à l’équipe de ce magazine de pouvoir reprendre l’aventure poétique là où je l’avais laissée, l’année passée.
La beauté du quotidien est aussi accessible qu’exigeante. Elle déborde de partout, elle fourmille, elle palpite mais se dérobe aux yeux qui s’habituent à son chatoiement et à son grésillement. Il faut sans cesse remettre les compteurs de l’émerveillement à zéro. J’avais besoin de renouer, dans mon propre quartier, avec cette bouche ouverte de l’enfant qui voit la mer pour la première fois de sa vie. J’avais besoin de retrouver cette acuité du regard, décrite si brillamment par Sylvain Tesson dans son livre La panthère des neiges. J’ai noté ses mots dans un calepin, avec l’impression qu’ils avaient été écrits juste pour moi, pour m’indiquer une direction: «Se tenir à l’affût est une ligne de conduite.»
Alors, comment recommencer? Peut-être tout simplement en refaisant confiance à la rue, en tant que source d’exaltation. C’est comme si celle-ci n’avait jamais douté de mon retour enthousiaste au glanage d’images singulières et de bribes de paroles de passants. Le jour même où j’entreprenais de m’atteler à la rédaction de ce texte, un petit incident allait m’offrir une porte d’entrée pour fêter ces retrouvailles.
‘ Il restera toujours l’empreinte de cet élan spontané. ‘
Cœur de l’été. Fin de journée. Créneau presque les doigts dans le nez. Une voiture de la même couleur que la mienne cale à ma hauteur. La conductrice tente, en vain, de redémarrer. Elle abaisse sa vitre et me fait un signe, étrange et nerveux. Je dois comprendre que son moteur est mort. Je sors de mon véhicule. Elle me demande si je peux l’aider à pousser son auto sur le côté afin de libérer le passage. Déjà une file se forme dans notre dos. La conductrice de l’utilitaire qui nous suivait propose également son aide. Nous voilà, trio de femmes en opération de sauvetage.
Les coups de klaxons de ceux qui ne voient pas la scène et qui s’impatientent dans la chaleur pesante nous pressent. Un groupe de jeunes hommes, qui papotent sur le trottoir d’en face, devant la salle de musculation, nous aperçoit, un peu présomptueuses de notre force. Ils sont trois, comme nous. Effet miroir. Ils se précipitent pour nous donner un coup de main. Avec eux, tout a l’air simple et léger. La voiture semble flotter vers le bas-côté. Salve de mercis. En repartant, je me dis que lorsque cette panne ne sera plus qu’un mauvais souvenir pour la conductrice, il restera toujours l’empreinte de cet élan spontané.
Pour ma part, je me souviens d’au moins deux épisodes de dépannage qui m’ont donné beaucoup de foi en la fibre solidaire des humains. Le premier, c’était il y a plus de quinze ans. Je travaillais comme enseignante au Rwanda. Je n’avais pas encore d’enfants. J’étais jeune et insouciante. Profitant d’un long week-end, avec deux collègues-amies, nous nous étions aventurées, seules, sur les pentes d’un ancien volcan, en Ouganda. La Jeep était tombée en panne au beau milieu d’une nature sauvage et magnifique. Nous avions dû notre salut à un homme d’église, qui nous avait remorquées jusqu’au village suivant et proposé le gîte jusqu’au lendemain. Aujourd’hui encore, j’utilise le mot «providence» pour parler de cette rencontre.
Le deuxième épisode date d’une dizaine d’années. J’avais acheté un lit trop grand qui ne rentrait pas dans mon coffre. La logique aurait voulu que je le ramène au magasin et que je l’échange contre un plus petit mais, très fragilisée par une séparation, je m’étais effondrée en larmes sur le parking. Un couple mixte (lui, noir ; elle, blanche), avec un bébé métis, m’avait spontanément proposé d’embarquer mon lit dans leur break et de le déposer à mon domicile. Ils m’avaient suivie et durant tout le trajet, toujours en larmes, je m’étais dit que la générosité sauverait le monde.
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