Féministes au masculin 1/2: « Je sais que, dans cette société, je suis privilégié en tant qu’homme; je ne vivrai jamais ce que les femmes vivent »

© Karel Duerinckx (montage)

On ne modifiera le patriarcat qu’avec l’autre moitié de l’humanité. On ne fera bouger les lignes qu’avec des « hommes justes », pour reprendre le titre de l’essai de l’historien et écrivain français Ivan Jablonka. Il est des hommes qui, par leurs actes, s’inscrivent dans le combat féministe. En ce 8 mars, l’officielle Journée internationale des droits des femmes, nous les avons rencontrés. Ils sont gynécologue, boxeur, avocat, réalisateur. Ils ont les mains dans le cambouis, leur militantisme se traduit au quotidien. Leurs engagements disent leur volonté d’égalité.

‘Elles ont renforcé ma tolérance’

Yannick Manigart, gynécologue-obstétricien, responsable du City planning du CHU Saint-Pierre et cofondateur du 320 rue Haute, à Bruxelles.

S’il a enfilé sa blouse blanche de docteur, c’est juste pour la photo. Yannick Manigart ne la porte jamais quand il consulte – il ne voit aucune raison d’incarner une autorité quelconque. Son féminisme au quotidien répond à la définition du dictionnaire où il est question noir sur blanc d' »égalité entre les femmes et les hommes ». Cela ne vient pas de nulle part: dans ses racines engagées, on trouve la figure tutélaire de sa mère, « issue d’un milieu assez modeste », qui a dû « se battre pour avoir sa place dans la société et sûrement plus que n’importe quel homme ». « Elle était d’une tolérance incroyable et militante. Elle s’est battue pour l’avortement, c’était le combat de sa génération, elle était née en 1938 et a donc vécu la plupart de sa vie sans qu’il soit autorisé puisque la loi le dépénalisant partiellement date du 3 avril 1990. »

Féministes au masculin 1/2:
© Karel Duerinckx

On voit la filiation, à lister les batailles politiques du gynécologue-obstétricien autour des violences faites aux femmes, de la contraception, de l’IVG. « On a réussi à faire bouger un peu les lignes, rappelle-t-il. En 2018, on a notamment fait retirer la notion de détresse dans la loi Lallemand-Michielsens mais on n’est pas parvenu à modifier le délai de 12 semaines. Or, c’est un véritable enjeu de santé publique et cela questionne le droit des femmes à disposer de leur corps. » Il mesure « la régression des mentalités » et il en est « inquiet »: « On sait qu’il y a un retour des religions et qu’en Europe, l’extrême droite monte en puissance. En Hongrie, en Pologne et même en Italie, les régimes ne sont pas du tout favorables à l’avortement. »

‘Je sais que je suis privilégié en tant qu’homme, dans cette société.’ Yannick Manigart

Il ne baissera pas la garde, il est en première ligne au 320 rue Haute, dans le centre pluridisciplinaire de planification familiale et de santé sexuelle du CHU Saint-Pierre. Lequel est né en 2017, par la volonté du trio qu’il forme avec Christine Gilles et Martin Caillet, spécialistes respectivement de la problématique de la prise en charge des viols et des mutilations génitales. Ça ne ressemble pas un hôpital, du tout, l’endroit est chaleureux, l’accueil aussi – on peut entrer ici 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et y trouver des soins adéquats et un accompagnement si l’on est victime de violences sexuelles. Ce lieu est unique à Bruxelles, « il n’existait rien avant, c’était un scandale », balance-t-il fougueusement avant de reconnaître qu’il est aujourd’hui plus féministe qu’il ne l’était avant. « Grâce aux femmes que je rencontre tous les jours, qui viennent de tous les horizons, de toutes les cultures, Saint-Pierre est un peu une Tour de Babel où l’on croise une grande diversité de gens… Elles ont renforcé ma tolérance. Et elles m’ont permis de mesurer la charge mentale qui pèse sur elles. Je sais que je suis privilégié en tant qu’homme, dans cette société, je ne vivrai jamais ce qu’elles vivent – et je ne parle même pas de toutes les horreurs que j’ai pu voir en vingt-cinq ans de pratique. » Alors à leurs côtés, Yannick Manigart s’acharne à faire ce qu’il fait de mieux: soigner.

‘Leur donner l’envie de ne pas baisser les bras’

Ben Messaoud Hassen, boxeur et entraîneur au Physical Boxing Club et au Physical Boxing Acting, à Bruxelles.

Il a beau être « un mi-lourd », on l’a vu dans Je suis un poids plume, face à Stéphanie Blanchoud, comédienne et autrice, qui a fait de son histoire un matériau théâtral cathartique. Ben Messaoud Hassen y jouait son propre rôle: un boxeur qui enseigne son sport de combat à une jeune femme fracassée par une rupture amoureuse et s’aventurant ainsi à tâtons vers une renaissance. La pièce a été créée au théâtre des Martyrs en 2017, ils l’ont jouée 100 fois, partout, en Belgique, en France et en Suisse. L’occasion pour lui de prendre la mesure de ce que signifie pour tant de femmes son compagnonnage initiatique. Car dans son Physical Boxing Club, cet ex-compétiteur médaillé, catégorie moins de 81 kilos, partage avec modestie tout ce qu’il sait de sa discipline, dans l’exigence, l’empathie et l’humanité, c’est son féminisme à lui, organique. « Je fais aux autres ce que j’aurais aimé qu’on me fasse », dit-il pudiquement.

Ben Messaoud Hassen
Ben Messaoud Hassen© Karel Duerinckx

Ses entraînements attirent surtout des femmes. Avec lui, elles savent qu’elles ne seront pas des sportives de seconde zone, qu’il ne sera pas question de « faire du fitness » et qu’elles apprendront à « ne rien lâcher », si ce n’est la peine, pour mieux se tenir debout droites et fières. Le bouche-à-oreille fonctionne tant et si bien que l’on y croise des boxeuses de tous bords, de tous âges, de toutes origines, de toutes religions, pour un tas de bonnes raisons, qui ont souvent à voir avec une certaine reconstruction. La confiance en soi peut aussi s’acquérir en enfilant des gants. Surtout si on est coachée par Ben qui défend le respect pour chacune et l’égalité pour toutes. « J’ai écouté ce qu’elles me racontaient de leurs expériences et je me bats pour qu’elles se sentent bien, j’ai instinctivement mis tout cela en pratique dans ma salle.

Beaucoup arrivent chez moi blessées par la vie. Elles me disent que je leur donne l’envie de se battre et de ne pas baisser les bras. Je ne pensais pas pouvoir apporter cela à quelqu’un… » Il lui aura fallu passer par la case « théâtre » pour le comprendre officiellement. Oui, les uppercuts peuvent être réparateurs, il le savait intimement cependant pour l’avoir expérimenté dès l’adolescence. « Il ne faut pas le cacher, confie-t-il. Cela m’a permis de me surpasser, de me donner du courage face aux situations difficiles. La boxe est une métaphore de la vie: quand on reçoit un coup, on tombe puis on se redresse et on continue. » Et cela se doit d’être partagé, c’est la promesse qu’il s’est faite. Voilà pourquoi, avec Stéphanie Blanchoud, ils ont en outre monté un autre projet, généreux: ils l’ont appelé Physical Boxing Acting, ils ouvriront leur salle en juin prochain, sauf contretemps, rue des Tanneurs, toujours dans la capitale. Elle y donnera des cours de théâtre et lui de boxe, on passera de l’un à l’autre, tout naturellement. « Stéphanie m’a emmené dans son ring et moi dans le mien. » Et si c’était une voie pour nos combats?

‘J’ai mon rôle à jouer dans le combat’

Michel Pasteel, directeur de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.

« Je me suis longtemps posé la question, prévient-il d’emblée. De quel droit me permettrais-je de me positionner par rapport aux revendications féministes? Je suis un homme, un homme blanc qui plus est. Mais si j’ai douté toute ma vie, tout le temps, j’ai cependant des certitudes en termes de militance et sur le fait que j’ai mon rôle à jouer dans le combat et la défense de l’égalité entre les femmes et les hommes et sur le fait que les hommes doivent s’impliquer dans ce combat. On ne peut pas faire bouger la société sans l’implication de tou.te.s. Même si on fait des lois. » Le ton est donné.

Michel Pasteel
Michel Pasteel© Karel Duerinckx

Michel Pasteel a très tôt compris qu’il choisirait le combat, version défense: son métier d’avocat le mènera aux côtés des homosexuels, des survivants du SIDA, des étrangers, des épouses malmenées par un divorce, bref, des discriminés dont les plus discriminées sont toujours les femmes, qu’elles soient racisées, cisgenres, transgenres ou queer. « En 1984, j’avais 24 ans, j’ai appris à mon père militaire de carrière que j’étais objecteur de conscience et que j’étais gay. J’ai immédiatement été confronté à ce qu’étaient le machisme et le patriarcat, cela m’a forcé à me positionner. Cela m’a certainement aidé à comprendre la situation des femmes victimes de ce patriarcat. » Depuis 2006, il dirige l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Lequel fête ses 20 ans cette année et rassemble sous son nom générique une mission et des domaines d’actions variés – gender mainstreaming, emploi, lutte contre les violences conjugales, recherche, traitement des plaintes des victimes de discrimination basée sur le sexe avec une capacité d’aller en justice, « c’est fondamental et cela constitue une exception en Europe ».

Pourtant Michel Pasteel avoue qu’il n’y pas si longtemps encore il se désespérait de réussir à faire évoluer les mentalités. « Je trouvais que cela allait trop lentement, malgré les nombreuses législations, les campagnes de sensibilisation, les études, les contacts permanents avec le monde politique. Jusqu’à ce que #metoo libère la parole. Et que désormais, le gouvernement paritaire – c’est la première fois en Belgique – s’implique dans les matières d’égalité. Il a débloqué des fonds importants, une vraie impulsion. Enfin, cela bouge… » Pour autant, les défis ne s’amenuisent guère. « La pandémie a mis en lumière les grandes inégalités salariales dans différents secteurs, essentiels mais sous-payés, que sont la petite enfance, la grande distribution, le nettoyage, les hôpitaux. Les phénomènes de violences intrafamiliales ont augmenté ainsi que le harcèlement en ligne – depuis juillet 2020, l’Institut est compétent pour traiter de Revenge porn. Et pour ce qui concerne le télétravail durant le confinement, une étude montre que les femmes ont assuré 80% des tâches ménagères, or, de cette répartition des tâches dans la sphère privée dépend aussi l’égalité dans la sphère professionnelle… » On peut compter sur lui, Michel Pasteel est pugnace, il n’a pas oublié d’ajouter à ses impératifs celui de faire adhérer les hommes à la lutte féministe.

‘Ce sont les actes qui comptent’

Christophe Hermans, réalisateur, scénariste, directeur de casting.

D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il a toujours voulu raconter des histoires, de préférence au féminin. Avec la volonté de s’approcher au plus près, au plus juste, Christophe Hermans donne à voir ces héroïnes du quotidien dans des documentaires, des courts-métrages, un premier long, dans l’ordre, sans être exhaustif, Fancy-fair, Les perruques de Christel, La Ruche bientôt sur grand écran. Nourri par l’oeuvre de John Cassavetes, Femme sous influence surtout, il ne cache pas son terreau émotionnel qui l’a entraîné sur ce chemin presque psychanalytique, transmué en projets cinématographiques. « Je suis marqué depuis l’enfance par les conflits entre mon père et ma mère. Il était démissionnaire, elle était bipolaire. Elle a tout sacrifié pour moi. Elle était exceptionnelle malgré le regard des autres et la société qui la traitait de folle. J’ai toujours voulu arriver à traduire son intériorité. Essayer de comprendre ce que sont les femmes, c’est le centre de mon travail. »

Christophe Hermans
Christophe Hermans© Karel Duerinckx

On ne le rangera pas dans une catégorie militante, les valeurs qu’il défend, il désire simplement qu’on les lise dans la somme de son travail. « Ce sont les actes qui comptent. Une oeuvre, c’est exactement cela: elle permet de montrer les directions que l’on a prises. J’ai fait des choix, je raconte des parcours de vie, je porte des paroles, des voix. » S’il a lu Virginie Despentes et son King Kong Théorie, ajoutez à cela la longue liste des ouvrages féministes recommandés, Christophe Hermans se reconnaît plus fortement encore dans les écrits d’Edouard Louis –  » Combats et métamorphoses d’une femme correspond en tout point à ma pensée ». Il n’ignore pas qu’il fait partie de la catégorie « homme blanc de 40 ans » qui a toujours eu les honneurs dans ce monde-là et trusté toutes les places depuis la nuit des temps – « cela doit changer ».

S’il prône « plus de rôles féminins sans stéréotypes », « plus de films de femmes aux Magritte, dans les compétitions et les festivals », à son échelle, il tente le changement. C’est la raison pour laquelle il a créé Another Light, une association destinée à permettre à tous, à toutes d’avoir accès au cinéma. L’idée lui est venue il y a dix ans. « Je faisais un atelier à Ciney, avec des femmes que l’on qualifiait de handicapées légères et à qui l’on apprenait à repasser à longueur de journée. Cela m’a rendu dingue, elles avaient une telle créativité… » Quand il n’écrit ni ne filme, Christophe Hermans est aussi directeur de casting: « J’ai la chance de pouvoir choisir les projets qui résonnent en moi, le scénario doit être solide, avec une thématique qui questionne la société. » Ce n’est pas par inadvertance qu’il a bossé sur Grave, de Julia Ducournau – « l’histoire d’une émancipation, de la métamorphose d’une jeune fille en femme » – ou sur Conan la Barbare, « la version ultraféministe de cette montagne de muscles », tournée par Bertrand Mandico. Et c’est résolument qu’il a casté pour son premier long-métrage Mara Taquin et Sophie Breyer, « deux actrices très militantes » dans un film sur « les liens, la sororité et la loyauté de trois filles envers leur mère malade ». Moteur, action.

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