Cartier, Van Cleef &Arpels, Piaget, Dunhill, Lancel, IWC. Ce sont quelques-unes des marques détenues par la famille Rupert les très discrets propriétaires du n° 2 mondial du luxe. Plongée au sein de la deuxième fortune d’Afrique du Sud.

Signée Cartier, la bague était somptueuse, montée d’un exceptionnel diamant de 5,5 carats. Le couple, à l’allure de riches touristes du Moyen-Orient, l’avait repérée, fin novembre, dans le magasin de la rue François-Ier, à deux pas des Champs-Elysées à Paris. Mais les visiteurs n’étaient autres que deux malfrats qui ont subtilisé le précieux bijou en un tour de passe-passe, avant de s’envoler avec ce butin, estimé à 635 000 euros.

Certes, ce vol fut vite éclipsé par le  » casse du siècle  » chez le concurrent Harry Winston – un hold-up à 85 millions d’euros ! Mais Cartier se serait bien passé d’une telle publicité, même si la perte du joyau ne représente qu’une goutte d’eau pour son propriétaire : la Compagniefinancière Richemont, un des principaux groupes suisses, détenu par la très discrète famille sud-africaine Rupert.

Si le nom de ce groupe ne dit rien au grand public, ses 18 prestigieuses  » maisons  » sont, elles, célébrissimes. On ne présente plus les parures, bijoux et montres de Cartier, Van Cleef & Arpels, Piaget, Jaeger-LeCoultre, IWC, Vacheron Constantin ; les stylos Montblanc ; la mode et les accessoires en cuir Dunhill, Lancel, Chloé ou Alaïa… Le tout constitue le n° 2 mondial du luxe (5,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 1,57 milliard de profits en mars 2008). Richemont ? C’est le challenger du leader français LVMH.

Nichés dans la forêt avec le lac Léman pour horizon, les bâtiments de verre du siège social plongent le visiteur dans l’univers de luxe imaginé par l’architecte Jean Nouvel, créateur de la Fondation Cartier d’art contemporain, à Paris. Au centre, dans un vaste chalet suisse magnifiquement rénové, le premier étage est aménagé pour le président actionnaire, Johann Rupert, lorsqu’il séjourne en Suisse. Habitué à faire la navette entre l’Europe et son Afrique du Sud natale, cet homme d’affaires de 58 ans, à la carrure de rugbyman, fuit les magazines people, zappe lesréunions financières et fréquente peu les dîners mondains ( voir l’encadré page 22 ).

Si les Rupert fabriquent aujourd’hui parures et montres à complications, le fondateur de l’empire, Anton – un Afrikaner antiapartheid, défenseur de Nelson Mandela – est, à l’origine, un self-made-man qui a fait sa pelote dans le tabac. Il s’est lancé, dès 1945, dans la fabrication de cigarettes, premier édifice de la multinationale sud-africaine Rembrandt (rebaptisée Remgro), puis il a investi dans la finance, les mines d’or et de diamants, les vignobles… Sa première incursion dans le luxe s’est faite par hasard dans les années 1960. Lorsqu’il entre chez le fabricant anglais de cigarettes Rothmans, il trouve dans la corbeille Dunhill et ses filiales Montblanc et Chloé. Mais sa véritable percée dans le secteur remonte à 1976, quand Robert Hocq – alors propriétaire de Cartier et dont la fille Nathalie est une amie de Johann le contacte pour monter dans le capital. En échange, Rupert obtient la licence de fabrication des cigarettes Cartier (aujourd’hui abandonnée). Douze ans plus tard, les Rupert prendront le contrôle total de l’affaire.

A l’époque, pour s’affranchir des sanctions qui pèsent sur l’Afrique du Sud, Anton demande à son fils Johann de créer un holding en Suisse pour y loger leurs actifs à l’étranger. Richemont est créé en 1988, et les acquisitions se succèdent – dans le tabac (Rothmans fusionne avec British American Tobacco [BAT]), les médias (avec un aller – retour dans Canal +) et le luxe, bien sûr – parfois à prix d’or, mais toujours dans une optique à long terme, et jamais agressives.  » Depuis le mois de septembre, M. Rupert s’est consacré à la réorganisation de Richemont. C’est dans cet esprit qu’il a décidé de séparer l’activité tabac (BAT) du luxe « , explique le secrétaire général, Alan Grieve.  » Aujourd’hui, Richemont est devenu le seul groupe coté multimarques dans le haut luxe « , affirme le directeur financier, Richard Lepeu, un Français installé à Genève, proche de Rupert.

Son navire amiral ? La prestigieuse maison Cartier. Le leader mondial de la joaillerie représente la moitié des ventes du groupe et une part encore plus importante de ses bénéfices.  » Cette maison est dotée d’une très forte culture, juge un patron concurrent. Les  » Cartier’s boys  » ont parfois l’arrogance des leaders, mais ne coupent jamais le cordon.  » On retrouve les anciens au staff de Richemont ou à la tête des marques. Le très influent Richard Lepeu, n° 3 (après Johann Rupert et Norbert Platt, directeur général), a lui-même dirigé Cartier. Tout comme Alain-Dominique Perrin –  » ADP  » pour les intimes – aujourd’hui au conseil d’administration du groupe. L’inventeur, dans les années 1980, des Must – une ligne accessible retirée depuis pour préserver le prestige de Cartier – est l’homme qui a démocratisé le luxe dans le monde. Ce n’est pas un hasard s’il codirige le comité stratégique de communication des produits, présidé par Johann Rupert lui-même, que l’on dit passionné par le marketing.  » Avec Johann, nous contrôlons scrupuleusement toutes les nouveautés afin qu’elles respectent l’ADN de la marque « , confie ADP. Concept, design, prix sont étudiés à la loupe. Et chaque patron de maison rencontre le boss plusieurs fois par an afin d’obtenir le feu vert du comité. Rendez-vous cruciaux.  » L’ADN d’une marque, c’est sa valeur ajoutée, ce qui nous permet de vendre cher « , résume un des dirigeants. Chez Richemont, le prix moyen des produits s’échelonne de 10 000 à 20 000 euros. Mais la gamme des tarifs est large : des sacs Chloé, comme le Paraty en python que les fashionistas s’arrachent à 2 250 euros, ou des bijoux et montres vendus quelques milliers d’euros – telle la bague Trinity de Cartier jusqu’aux parures estimées à des dizaines de millions d’euros !  » Cartier, c’est la qualité, le rare, l’unique. Nous contrôlons la création, la fabrication et ne cédons aucune licence « , résume Bernard Fornas, patron depuis sept ans de la maison. Comme Louis Vuitton, Cartier chasse tout autour de la planète les meilleurs emplacements pour installer ses boutiques (250 actuellement). Et pas question de partager son savoir-faire avec ses cousines du groupe : chaque responsable de marque est autonome.  » Cette saine émulation préserve l’individualité de chacun « , estime Fornas. Tous profitent de la puissance de feu de Richemont.  » Lorsque nous avons repris le contrôle de notre distribution en Chine, le groupe nous a fait gagner deux ans « , reconnaît Ralph Toledano, PDG de Chloé.

A l’instar des autres grands du luxe, Richemont a surfé sur la vague des nouveaux riches venus des pays émergents Russie, Chine, Inde – et du Moyen-Orient qui adorent le luxe et dépensent sans compter. Mais cette manne pourrait diminuer avec lacrise économique. En octobre dernier, déjà, les ventes du groupe ont reculé. Et l’action Richemont a perdu 24 % depuis le début de septembre dernier. Demain, comment vont se comporter ces clients pas comme les autres ? Les ultrariches ont encore de l’argent. Pour eux, la joaillerie est aussi un placement.  » Dans les ventes aux enchères, une parure signée Van Cleef se hisse toujours à la première ou à la deuxième place « , remarque Stanislas de Quercize, patron de cette maison très enviée de la concurrence. Sans doute, mais il y a fort à parier que Richemont soit tout de même contraint, pour s’adapter, de réduire sa production. Une montre de luxe ou un bijou, ce n’est pas comme une robe ou un sac, ça ne se brade pas !

Le groupe peut, de toute façon, voir venir. A la différence de certains de ses concurrents (comme le français PPR), il n’a aucune dette et dispose d’une trésorerie de plus de 1 milliard d’euros placés… en bons du Trésor.  » Nos marques, presque toutes centenaires, ont survécu à des chocs terribles : la crise de 1929, des révolutions et des guerres, rappelle Richard Lepeu… Et nous sommes toujours là ! « 

Corinne Tissier

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