d’Isabelle Spaak (*)

A deux pas de mon bureau, un concessionnaire automobile fait l’angle d’une rue. Comme de gros jouets derrière les vitrines, une dizaine de bolides prennent la pose. Les carrosseries rutilent. Les marques flambent. Peu m’importe. Regarder les carlingues ? Très peu pour moi. Aucune raison de marquer le pas.

Aucune, jusqu’à l’autre mercredi. Ce jour-là : un courriel. Le propriétaire de la concession convoque la presse. Il souhaite détruire une sculpture monumentale. Placée dans l’entrée de son immeuble, invisible depuis l’extérieur, la pièce est signée Jean-Pierre Raynaud. Première nouvelle, une £uvre d’art inconnue dans ce quartier perdu ?

Concepteur du gigantesque Pot de fleurs doré qui trône sur le parvis du Centre Georges Pompidou, l’artiste est également connu pour ses collections de gravats élevés au rang d’£uvre d’art après la mise à sac volontaire de sa maison de la Celle-Saint-Cloud. Cette fois, la performance n’est pas de son fait. Elle incombe au propriétaire.

Lassé par un grand reliquaire recouvert de carreaux de céramique blanche, l’homme souhaite faire des travaux, déplacer l’autel construit autour d’un panneau de mosaïque antique. Problème, la pièce est fixée au sol. Le PDG s’explique. En 1986, son père – esthète et mécène – a passé cette commande pour soutenir le plasticien.

Aujourd’hui, devant les coûts exorbitants exigés par Jean-Pierre Raynaud pour faire déplacer son £uvre, le fils décide d’en finir. Il fait détruire le reliquaire.  » C’est moi la victime « , clame-t-il à qui veut l’entendre, tandis que l’£uvre se désagrège sous les assauts des marteaux piqueurs. Au bord des larmes, je m’indigne. C’est l’art qu’on assassine…

 » La pièce est démolie ? Sans importance « , tempère un commissaire-priseur contacté par téléphone.  » C’est un concept, sa matérialisation est accessoire. Le propriétaire peut la faire reconstruire ailleurs ou revendre son certificat quand il le souhaite. « 

Idiote. Je suis idiote. Flouée par les jérémiades du concessionnaire, par l’indignation de l’artiste, je n’ai rien vu venir. L’opération était purement commerciale. Avis aux amateurs, l’£uvre est estimée cent mille euros.

Je savais pourtant que je n’avais rien à faire là.

(*) Chaque semaine, la journaliste écrivain Isabelle Spaak (Prix Rossel 2004 pour son roman d’inspiration autobiographique ça ne se fait pas, Editions des Equateurs) nous gratifie de ses coups de c£ur et coups de griffe.

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