« The Salt Path », un incroyable récit de voyage et de résilience à prendre avec une pincée de sel

"The Salt Path", un récit de voyage et de résilience trop beau pour être vrai? - DR Black Bear UK
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Si « The Salt Path », le chemin de sel parcouru par Moth et Raynor Winn et transformé par cette dernière en best-seller désormais adapté au cinéma, a rencontré un tel succès, c’est grâce à son authenticité. Et à la formidable résilience dont ses deux protagonistes ont su faire preuve lors d’une des périodes les plus sombres de leur vie. Problème: ainsi que le révèle une enquête menée par un quotidien britannique, l’aspect « authentique » du récit serait à prendre, et bien, avec une pincée de sel.

Quand les huissiers sont venus pour saisir la maison de Moth et Raynor Winn, le couple s’est réfugié sous l’escalier, comme deux enfants convaincus que tant que personne ne les voyait, ils étaient en sécurité. Une illusion d’autant plus douloureuse qu’ainsi que Raynor l’écrit, plus qu’une simple bâtisse, cette maison rurale au coeur du Pays de Galles était un rêve, restauré de longue haleine à la sueur de leur front, mais aussi leur gagne-pain, puisqu’ils y accueillaient des touristes en mal de campagne. On s’effondrerait à moins, mais quelques jours seulement avant de perdre leur bataille juridique pour sauver la maison familiale de la saisie, on a diagnostiqué à Moth une dégénérescence corticobasale, une maladie dégénérative incurable dont les symptômes ne sont pas sans rappeler ceux de la maladie de Parkinson. Confrontées à deux tragédies de telle ampleur dans un intervalle aussi bref, certaines personnes plongeraient dans les profondeurs de la dépression, voire pire. Mais pas les Wynn: sans domicile fixe par contrainte, ils font le choix de mettre ce nomadisme forcé à profit pour marcher le South West Coastpath, le plus long sentier d’Angleterre. 1.010 kilomètres à pied, sans rien d’autre souvent que la force de leur amour pour les aider à aller de l’avant. Un incroyable périple relaté dans un livre, The Salt Path, vendu à plus de 2 millions de copies depuis sa sortie en 2018. Et adapté au cinéma en 2025 avec Gillian Anderson et Jason Isaacs dans le rôle des héros de cette histoire presque trop belle pour être vraie. Et donc d’autant plus captivante qu’il ne s’agit pas de fiction mais bien du récit « indéfectiblement honnête » (selon son éditeur) d’un triomphe contre l’adversité.

Problème, ainsi que vient tout juste de le révéler la journaliste Chloe Hadjimatheou via une enquête qui l’a menée du Pays de Galles à Londres en passant par la Gironde, cette honnêteté serait tout ce qu’il y a de plus relative.

Victimes ou coupables?

Dans un exposé choc paru ce dimanche 6 juillet dans The Observer, elle démontre comment Raynor Winn aurait parsemé son histoire d’omissions et d’affabulations. « La belle affaire », vous dites-vous peut-être. Après tout, chaque récit autobiographique n’est-il pas précédé d’une notice stipulant que la personne qui l’a rédigé l’a fait sur base de ses propres souvenirs, forcément faillibles? Certes. Sauf que dans le cas de The Salt Path, les fabrications dénoncées par Chloe Hadjimatheou vont plus loin qu’une simple confusion autour d’une date ou du lieu précis où un évènement s’est produit.

La ferme familiale, injustement saisie par la justice après que les Winn aient fait confiance à un ami et investi dans son entreprise, sans se douter que sa faillite entraînerait la leur? Si des huissiers ont bien mis le bâtiment sous scellés, ce serait plutôt en raison d’une injustice dont le couple est coupable, et non victime. Ainsi, d’après l’enquête de la journaliste britannique, qui a rencontré la veuve de l’ancien patron de l’auteure du livre à Pwllheli, au Pays de Galles, Raynor Winn aurait profité de son poste de comptable à mi-temps dans une petite entreprise familiale pour détourner 64.000 livres, ou un peu plus de 74.300 euros. C’est en se tournant vers un membre de leur famille pour les aider à rembourser leur dette, et éviter les poursuites judiciaires, qu’ils auraient perdu leur maison: ce dernier a bien fait faillite, et quand leur dette envers lui a été transférée, le couple n’a pas pu rembourser son prêt.

Un couple qui ne répond d’ailleurs pas aux noms sous lesquels il a conquis l’imaginaire collectif, puisque Raynor Winn s’appelle en réalité Sally Walker et son mari, Moth, Tim Walker. Des pseudonymes nécessaires pour brouiller les pistes? En enquêtant dans les environs de la ferme dont la saisie a été le point de départ de leur périple, Chloe Hadjimatheou a rencontré plusieurs locaux qui affirment que le duo leur doit encore de l’argent, dont un garagiste qui réclame 930 euros à Sally alias Raynor.

De dangereuses libertés avec la vérité

Plus que la perte de leur maison de famille, un élément central du récit est le sans-abrisme des deux anti-héros, qui bien que donnant l’impression d’être des marcheurs comme les autres sur le South West Coastpath, n’a en réalité ni lit confortable ni bain chaud à retrouver une fois le sentier terminé. Les tentes qui font office de logements provisoires aux touristes qu’ils rencontrent sur leur chemin sont le seul toit dont ils disposent, et si cela peut parfois être source de malaise et d’inconfort, ils font néanmoins l’expérience d’une belle solidarité au sein des communautés de sans-abris qu’ils croisent en route.

Sauf que là aussi, il semblerait que quelques libertés éditoriales aient été prises, puisque le reportage paru dans The Observer révèle que les Walker sont toujours propriétaires d’une propriété dilapidée en Gironde, à une heure de Bordeaux, sur le terrain de laquelle ils sont venus camper à plusieurs reprises.

La révélation la plus choquante de l’article? Selon plusieurs médecins et spécialistes du cerveau, stupéfaits de la longévité dont « Moth » fait preuve depuis son diagnostic, avec des symptômes minimaux qui disparaissent miraculeusement après chaque longue marche, la dégénérescence corticobasale dont il souffrirait pourrait elle aussi avoir été inventée.

Sally Walker et Misha Defonseca, même combat?

Le piège de « l’histoire vraie »

Avant de crier au loup, il s’agit évidemment de comparer les deux versions de l’histoire. Ou plutôt, de prendre en compte ce que le couple, désormais immortalisé par Gillian Anderson et Jason Isaacs à l’écran, a à dire pour sa défense.

Dans un communiqué diffusé par le biais d’une porte-parole quelques heures après la parution de l’enquête incriminante, Sally Walker affirme que « The Salt Path met à nu le voyage physique et spirituel que Moth et moi avons partagé, une expérience qui nous a complètement transformés et qui a changé le cours de nos vies. C’est l’histoire vraie de notre voyage ».

Et de dénoncer des allégations « très trompeuses » dans l’article, sans toutefois préciser lesquelles, même si la porte-parole de l’auteure a assuré que le couple allait faire appel à un avocat. Affaire à suivre au prochain chapitre?

Le fait est que tout comme Survivre avec les loups de Misha Defonseca, dont la véracité a aussi été remise en question après un formidable succès en librairies construit en partie sur son étiquette « histoire vraie », The Salt Path, ou Le Chemin de Sel ainsi qu’il est titré en français, est un récit captivant, où nature, aventure et résilience se mélangent de manière irrésistible. Est-ce que son succès aurait été aussi retentissant s’il avait été vendu comme une oeuvre de fiction, et non en tant que récit autobiographique? Probablement que non.

Mais ainsi que le dénonce Chloe Hadjimatheou, « la force d’une histoire vraie réside dans le fait qu’elle est vraie. Elle promet de raconter au lecteur quelque chose de vrai sur ce qu’est l’être humain et sur ce qui est possible ». Or dans ce cas précis, c’est bien là tout le problème, car le récit de résilience de Moth et Raynor, ou Sally et Tim, donc, a rendu espoir à des personnes qui n’en avaient plus, que ce soit parce qu’elles avaient elles aussi tout perdu, ou bien parce qu’elles étaient confrontées à un diagnostic aux airs de sentence. Tout dans The Salt Path invite à y croire, à mettre un pied devant l’autre, à se dire que si eux y sont arrivés, et si Moth a pu ainsi repousser ses symptômes un pas à la fois, alors n’importe qui peut le faire.

Sauf qu’ainsi que le rappelle notre consoeur dans The Observer, ces personnes affligées de soucis d’argent ou de santé qui se lancent en croyant suivre une vraie voie, peuvent faire face à des conséquences parfois dangereusement dommageables. En tant que journalistes, nous sommes bien placés pour savoir que la réalité dépasse souvent (de manière presqu’impossible à concevoir) la fiction.

Malheureusement, cela ne veut pas dire que certaines histoires, aussi « authentiques » soient-elles, ne sont pas tout simplement trop belles pour être vraies.

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