Instagram, prescripteur et guide de voyage tout-puissant

Le Cervin passe pour être la montagne la plus photographiée au monde. Notre compatriote Michiel Pieters l'a immortalisé depuis le village de Zermatt, en Suisse. © MICHIEL PIETERS

Le réseau social qui fait la part belle aux images est une véritable poule aux oeufs d’or pour le secteur touristique. Il suffit parfois d’une photo postée pour générer un afflux de visiteurs. Quelles seront, cette année, les destinations qui accéderont à l’Instacélébrité ?

Oubliés, le LonelyPlanet et le Guide du Routard : aujourd’hui, Instagram s’impose comme l’une des principales sources d’inspiration des jeunes voyageurs ! Il suffit pour s’en convaincre d’y encoder un hashtag comme #wanderlust (esprit d’aventure) pour que défilent cascades spectaculaires, lacs cristallins et villages éblouissants de blancheur… curieusement exempts de toute foule. La réalité est pourtant autre : les chutes de Skogafoss, dans le sud de l’Islande, voient affluer au quotidien des dizaines de cars et des centaines de voitures ; des hordes de chasseurs d’images se disputent les meilleures spots sur les rives du lac de Braies dans les Dolomites, et ce même au plus froid de l’hiver ; et dans le Parc national de Banff, au Canada, on fait la file pour aller admirer à 6 heures du matin le lever du soleil sur le lac Moraine…

Sud-Tyrol
Sud-Tyrol© DR

 » Pour les services de promotion qui doivent vanter de tels endroits, Instagram est un rêve… qui peut parfois virer au cauchemar « , concède Florian Castlunger, responsable médias sociaux du service du tourisme du Sud-Tyrol. Après avoir investi de façon conséquente – et avec un succès phénoménal – dans le potentiel marketing de cette communauté en ligne, la région italienne possède aujourd’hui, en sus du lac de Braies, toute une brochette de sites Instacélèbres dont la vallée de Funès, la Seceda, l’Alpe de Siusi ou encore les trois pics de Lavaredo – autant d’endroits hautement photogéniques où tout le monde ou presque s’efforce de prendre le même cliché.  » Alors qu’il n’accueillait encore qu’une poignée de personnes en haute saison, il y a cinq ans à peine, le lac de Braies – ou  » Instalake « , comme on le surnomme parfois en boutade – a aujourd’hui acquis une popularité telle qu’il est devenu une source d’embarras de circulation, de pollution et de problèmes logistiques. Il faut que les professionnels du secteur aient conscience de cette réalité. Si le flot de visiteurs continue à augmenter, nous allons devoir envisager une fermeture temporaire ou un système d’autorisations, comme dans les parcs nationaux ! Nous n’en sommes heureusement pas encore là, mais la question commence à se poser et nous avons même déjà eu, l’été dernier, une discussion sur nos chiffres de fréquentation. N’est-ce pas assez ? Voulons-nous vraiment encore attirer plus de touristes ? Les effets de cette publicité virale s’avèrent toutefois difficiles à juguler, et nous avons donc fait le choix de ne plus travailler qu’avec des utilisateurs qui mettent en avant d’autres facettes de la région. Saviez-vous par exemple que nous possédons plus de huit cents châteaux ? Non, évidemment : on ne les voit pas beaucoup passer sur l’appli… « 

La force de frappe

La formidable force de ce médium, le Liégeois Johan Lolos (célèbre en ligne sous le pseudonyme @lebackpacker) la connaît mieux que personne, lui qui a réussi à séduire, en l’espace de quelques années, plus d’un demi-million d’abonnés. Son histoire commence en Nouvelle-Zélande, dans la petite ville de Wanaka sur l’île du Sud – un endroit largement méconnu et mal-aimé jusqu’au débarquement du Belge.  » En découvrant ce coin, au cours de mon périple à travers le pays, j’ai immédiatement eu le coup de foudre, raconte-t-il. Bien décidé à prolonger mon séjour et fort d’une base d’abonnés déjà assez conséquente, j’ai négocié avec l’office de tourisme local en me proposant comme ambassadeur numérique. En échange, ils ont pris en charge mon hébergement dans un petit studio pendant sept mois. Nous avons organisé avec succès un Instameet avec des utilisateurs en provenance du monde entier, à charge pour eux de publier en échange vingt posts… Et c’est là que les chiffres ont explosé. Cette année-là, Wanaka a vu sa fréquentation progresser de 15 % – la plus forte croissance dans cette nation, et ce rien que grâce à ce réseau ! La ville a été l’un des pionniers du marketing d’influence, suivie un peu plus tard par l’Australie, le Canada, l’Islande, les îles Féroé et enfin le reste de l’Europe.  »

De 2014 à 2015, Johan Lolos a séjourné à Wanaka en Nouvelle-Zélande, où il a collaboré avec les services du tourisme pour assurer la promotion mondiale de la région sur les médias sociaux.
De 2014 à 2015, Johan Lolos a séjourné à Wanaka en Nouvelle-Zélande, où il a collaboré avec les services du tourisme pour assurer la promotion mondiale de la région sur les médias sociaux.© JOHAN LOLOS

Ces dernières illustrent parfaitement le pouvoir de l’Instacélébrité. Alors que l’archipel n’accueillait guère, en 2015, que trois pelés et un tondu, les globe-trotteurs peuvent désormais remercier leur bonne étoile s’ils parviennent à y trouver une chambre en haute saison.  » Cette notoriété virtuelle nous permet de toucher chaque jour des milliers de personnes à travers la planète, confirme Levi Hanssen, gestionnaire de contenu chez Visit Faroe Islands. Les photos publiées sur notre propre compte récoltent en moyenne 9 000 mentions  » J’aime  » chacune. Nous avons bien conscience que la plupart des gens n’ont jamais entendu parler des Féroé, mais le réseau social est en train de changer la donne : notre fréquentation a progressé de 10 % en 2017, et ce largement grâce à lui. Nous collaborons d’ailleurs souvent avec des utilisateurs et des blogueurs spécialisés en voyages, dont l’impact est infiniment plus grand que celui des panneaux publicitaires ou des magazines… et ce à moindre coût. Evidemment, c’est une arme à double tranchant. Le manque d’hébergements en haute saison est un peu problématique, mais c’est un écueil positif et nos habitants restent très satisfaits, car nous sommes encore loin du point de saturation. Chez nous, vous serez souvent encore le seul visiteur même sur les sites les plus populaires.  »

En équilibre au bord du volcan Ruapehu, le plus haut sommet de l'île du Nord, en Nouvelle-Zélande : un cliché de Johan Lolos (@lebackpacker sur Instagram).
En équilibre au bord du volcan Ruapehu, le plus haut sommet de l’île du Nord, en Nouvelle-Zélande : un cliché de Johan Lolos (@lebackpacker sur Instagram).© JOHAN LOLOS

Le Limbourgeois Michiel Pieters (@michielpieters, 112 000 abonnés) n’est sans doute pas complètement étranger à la popularité naissante de l’archipel. Géomètre dans l’entreprise de son père, il consacre ses loisirs à arpenter le globe, en quête de paysages spectaculaires. C’est ainsi qu’il s’est envolé pour les îles Féroé, en mars 2016, en compagnie de quelques  » collègues  » allemands.  » Nous étions pratiquement les premiers Instagrammeurs à nous rendre sur place. Les organisateurs avaient notamment invité Chris Burkard, l’un des plus célèbres photographes de la plate-forme avec près de trois millions de followers. Hannes Becker aussi est un grand nom. Il suffit que ces gars aillent quelque part pour y voir affluer, quelques mois plus tard, des hordes de curieux.  »

Les buzz annoncés

Le Belge confirme que certains lieux génèrent presque automatiquement des mentions  » J’aime  » – le château d’Eltz ou celui de Neuschwanstein en Allemagne, par exemple, ou le si pittoresque village d’Hallstatt en Autriche, qui font l’objet d’un flux quasi ininterrompu de nouvelles images.  » Ce sont tout simplement de très beaux endroits dont le public ne se lasse pas. Quand je remarque que mes  » likes  » sont en baisse, je sais qu’ils font invariablement remonter ma cote… mais ce que les utilisateurs ne voient pas, c’est que, sur place, il y a littéralement quarante personnes qui se bousculent pour prendre exactement le même angle. Ces sites sont victimes de leur succès.

Sa photo du château médiéval d'Eltz, en Allemagne, a récemment valu à Michiel Pieters plus de 14 000 mentions
Sa photo du château médiéval d’Eltz, en Allemagne, a récemment valu à Michiel Pieters plus de 14 000 mentions  » J’aime « .© MICHIEL PIETERS

Hallstatt, par exemple, est envahi par les Asiatiques. En Suisse, alors que je campais en pleine nature non loin du Cervin, j’ai un jour été réveillé à 5 heures du matin par des dizaines de Chinois qu’un car avait déposés là et qui cherchaient le meilleur endroit pour admirer le lever du soleil. Cela gâche évidemment complètement l’expérience. Heureusement, la plupart d’entre eux ne prennent pas la peine de s’éloigner des sentiers battus. Ils veulent tous exactement la même vue que sur Internet… Et ils s’étonnent ensuite que l’endroit soit tellement couru ! A cet égard, la plate-forme fonctionne pratiquement comme un guide de voyage. Personnellement, mon but n’est pas de rendre un endroit si désirable et d’y attirer la foule ; mais j’ai bien conscience que c’est ce qui se produit.  »

 » Quand je remarque que mes mentions  » J’aime  » sont en baisse, je sais qu’il suffit d’une photo d’un village pittoresque comme celui d’Hallstatt, en Autriche, pour faire remonter ma cote « , confie Michiel Pieters.© MICHIEL PIETERS

Si les photographes très suivis savent qu’ils peuvent faire le succès d’une région, ne devraient-ils dès lors pas également être en mesure de prévoir quelles seront les destinations-phares de 2018 ?  » Absolument, confirme Johan Lolos. Pour moi, 2016 a été l’année des Féroé – tout comme 2017, d’ailleurs, où elles ont partagé le haut du tableau avec l’Ecosse. En 2018, je pense que c’est la Patagonie qui va exploser, mais le Groenland devrait tirer son épingle du jeu. J’ai également pleine confiance en des destinations asiatiques comme le Kazakhstan, la Mongolie, le Kirghizistan ou même la Géorgie. Ces pays ont un formidable potentiel… et si leurs services touristiques dégagent les moyens nécessaires pour séduire quelques influenceurs, il y a fort à parier que tout le monde voudra y aller l’année suivante.  »

Michiel Pieters attend plutôt la Nouvelle-Zélande parmi les spots qui vont exploser en 2018, parce que les German Roamers – le plus célèbre groupe d’Instagrammeurs européen – viennent d’y poser leurs valises.  » Les paysages d’Asie du Sud-Est restent assez mal connus. Je soupçonne par ailleurs que les îles Lofoten, en Norvège, pourraient gagner en popularité… mais il va sans dire que la cascade de Skogafoss en Islande et le lac de Braies continueront à faire le buzz. Pour le reste, je citerais encore Etretat en France et le Cervin, en Suisse. Je suis également impatient de voir ce que donneront les Météores, en Grèce, où je dois me rendre bientôt.  »

Et en Belgique ? Un petit village perdu en Ardenne pourrait-il espérer accéder un jour au panthéon 3.0 en invitant des pros du cliché sur smartphone soigneusement choisis ?  » J’en suis sûr et certain, affirme Michiel Pieters. Si vous parvenez à faire percer ne fût-ce qu’une bonne image, le succès est à portée de main. Je verrais d’ailleurs bien un château sur une falaise au bord de l’Ourthe conquérir ce canal de communication.  » Johan Lolos aussi croit au potentiel de la Belgique.  » La photographie urbaine a déjà apporté à certains sites un formidable écho – pensez par exemple au centre historique de Bruges. Personnellement, mon créneau est plutôt les paysages naturels que les villes pittoresques, ce qui est sans doute moins évident dans notre pays… mais le bois de Hal, par exemple, est déjà Instacélèbre et voit débarquer chaque année au mois d’avril des cars entiers de Chinois ! J’ai des amis qui viennent de partout pour le shooter, et je suis convaincu qu’il y a encore d’autres lieux qui pourraient gagner en popularité et en notoriété. C’est pour cette raison que je voudrais lancer un projet où je me profilerais comme ambassadeur de notre pays pour y servir de guide à mes amis de la plate-forme le temps d’une semaine.  »

Jacinthes en danger

On ne peut pas lui donner tort, le bois de Hal rencontre manifestement un franc succès… au point que la situation est en passe de devenir un véritable casse-tête pour les responsables de la zone.  » Les visuels qui circulent sur les médias sociaux au printemps, à la saison des jacinthes, ont souvent été pris par des personnes qui sont allées s’installer au beau milieu des fleurs en s’écartant des sentiers officiels, déplore Patrick Huvenne, gestionnaire régional de l’agence flamande pour la nature et les forêts. Malheureusement, ces fleurs sont très fragiles et risquent après quelques passages d’être tellement endommagées qu’elles auront disparu l’année suivante, ce qui n’est tout de même pas le but ! Bien sûr, nous sommes ravis que des nouveaux médias entraînent un regain d’intérêt pour la nature, et tout le monde reste le bienvenu au bois de Hal… Mais si nous voulons préserver sa beauté pour les générations futures, les visiteurs doivent absolument se tenir aux règles.  »

Chaque printemps, le bois de Hal voit une partie de ses jacinthes piétinées par des touristes en quête du cliché parfait.
Chaque printemps, le bois de Hal voit une partie de ses jacinthes piétinées par des touristes en quête du cliché parfait.© HALLERBOS.BE

L’agence Toerisme Vlaanderen a également conscience du potentiel de ce vecteur de com’ pour booster une destination.  » Des études ont démontré que l' » Instagrammabilité «  est l’un des cinq grands arguments qui déterminent le choix d’une destination chez les jeunes, souligne son porte-parole Stef Gits. En sus du contenu généré par nos propres photographes, nous partageons les clichés de tiers.  » Notre compte VisitFlanders existe depuis un an et demi et totalise déjà environ 13 600 abonnés.  » Côté wallon, @tourismebelge ne compte lui qu’un bon millier de suiveurs…

Des résultats qui restent néanmoins, dans les deux cas, négligeables, en comparaison avec la Suisse (@MySwitzerland, 240 000 abonnés), qui a compris très tôt le potentiel marketing à portée de main.  » Les influenceurs nous permettent de présenter nos contrées sous un autre angle, tout en touchant un formidable nombre d’abonnés, explique Saar Claeys, chargée de communication. Grâce aux médias sociaux, nous avons remarqué que la randonnée a réussi à se défaire de son étiquette écolo-bobo chez les plus jeunes et revient aujourd’hui à la mode, comme en témoignent les très nombreux hashtags qui lui sont consacrés. Le but ultime reste évidemment de générer davantage de nuitées, mais le choix d’une destination de vacances commence par l’inspiration… et c’est justement ce que nous nous efforçons de faire sur les médias sociaux : inspirer, étonner et mettre en avant ce que notre nation a de plus spectaculaire ! Jusqu’ici, cela n’a pas causé de réels problèmes, abstraction faite d’un post devenu viral, qui a provoqué un afflux sans précédent dans le Val Verzasca, au grand dam de la population locale. Il s’agit toutefois d’un cas aussi regrettable qu’exceptionnel, où les badauds se sont montrés fort peu respectueux… et où le village lui-même n’était pas vraiment préparé à ce raz-de-marée soudain. De tels incidents sont malheureusement difficiles à prévoir et plus encore à éviter, mais nous en avons tiré les leçons.  »

Par Sebastiaan Bedaux

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