Yves Saint Laurent et la fascination pour l’Asie

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Le créateur français était un voyageur immobile épris d’Asie. De ses débuts en 1962 à son retrait en 2002, il ne cessera d’en livrer sa vision personnelle mais cependant richement documentée. Son musée parisien met en lumière ses fantasmes haute couture.

L’Asie le fascinait. Mais ses rêves d’Orient, il préféra les imaginer, les écrire, les dessiner, les tailler, les draper, les montrer sur podium, puis dans la rue. Car Yves Saint Laurent (1936-2008) était un parfait voyageur immobile, s’offrant le luxe et la jouissance de tout fantasmer, ou presque, lui qui trouvait  » merveilleux  » que le rêve et la réalité ne fassent qu’un. En précurseur exigeant, le créateur fusionna dans sa mode ses visions oniriques et ses exotismes évanescents, qu’il avait abondamment nourris de lectures curieuses, d’objets raffinés amoureusement collectionnés et de récits d’amis, proches ou lointains, mieux qu’extravagants.

Yves Saint Laurent et la fascination pour l'Asie
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Du 2 octobre au 27 janvier prochains, le Musée Yves Saint Laurent Paris expose une cinquantaine de ses modèles haute couture, inspirés de l’Inde, de la Chine et du Japon. En veillant à les faire dialoguer avec des objets d’art asiatiques prêtés par le Musée Guimet et par des collectionneurs privés. A la tête de cet inventaire densément riche, la commissaire Aurélie Samuel, conservatrice du patrimoine, spécialiste de ce continent, indianiste plus précisément, qui brûle de nous  » donner les clés pour essayer de comprendre la quintessence du travail et du processus créatif de monsieur Saint Laurent « . Et qui entend nous faire partager son émerveillement. Immersion apéritive.

La Chine

Croquis d'illustration.
Croquis d’illustration.© YVES SAINT LAURENT

 » Il lui dédie la collection de l’automne-hiver 77, qui s’inscrit dans un contexte plus large d’orientalisme puisqu’il crée alors le parfum Opium. Yves Saint Laurent s’inspire de ses ouvrages sur les jades, les laques, les paravents et les vêtements. Il puise également dans l’opéra de Pékin, le cinéma, Shanghaï Express de Josef von Sternberg ou La dame de Shanghaï d’Orson Welles, et sa collection non négligeable d’objets en laque, de dessertes, de mobilier, de sculptures et de céramiques. Il connaît les deux types de costumes qui existent en Chine : le vêtement Han, c’est-à-dire continental, caractérisé par une veste droite se fermant bord à bord, et celui des envahisseurs mandchou, d’origine mongole, qui se ferme sur le côté au niveau de l’épaule gauche ou droite, plus généralement, sur un biais, avec un bouton. Il les réinterprète en un savant mélange d’influences. On y reconnaît la garde-robe impériale, la somptuosité de la Cité Interdite, le rouge symbole de prospérité et de bonheur, les motifs floraux, les chapeaux portés dans les rizières, le mobilier – ses vestes noires sont frappées d’un médaillon écarlate, pareil à celui qui ferme les armoires.

Ensemble du soir, collection haute couture, hiver 77.
Ensemble du soir, collection haute couture, hiver 77.© MUSÉE YVES SAINT LAURENT PARIS / SOPHIE CARRÉ

Les autres couturiers qui ont regardé l’Asie en ont soit livré une vision assez littérale, soit une interprétation occidentale. Monsieur Saint Laurent, lui, a réussi le parfait syncrétisme. Il a créé un style chinois qui ne l’est pas, c’est à la fois passionnant et vraiment unique. Car quand on regarde bien ses collections, il n’y a rien de chinois mais c’est chinois quand même. Mieux, cela a l’odeur de la Chine. Et il va plus loin, dans le sens où il conçoit un vrai univers parce que dans le même temps, il lance le parfum Opium. Il l’a décidé un an et demi auparavant, c’est le temps qu’il faut pour faire une fragrance alors qu’une collection prend un mois et demi. Avec Pierre Dinand, il pense le flacon, un inrô japonais, une petite boîte à compartiments en bois laqué que les samouraïs portaient à la taille pour y glisser leurs épices, leur sel et leurs boulettes d’Opium. Le flaconnier en avait confectionné un deux ans plus tôt, qu’il avait proposé à Kenzo, qui le trouva trop japonais. Quand il le lui présente, Yves Saint Laurent est enthousiaste, il connaît très bien cet objet et son usage, il est séduit. Une équipe de la maison de couture est envoyée au Musée Guimet pour observer les inrô de la collection, les regarder de près et ainsi imaginer comment passer les cordons de passementerie prévus sur le flacon. Yves Saint Laurent se plonge dans cet univers, esquisse des femmes sublimes qui mêlent des influences de Chine et du Japon. Il dessine très précisément des chimères, il écrit tout le dossier de presse, c’est absolument génial. La photo de la publicité, signée Helmut Newton, est prise chez lui, avec son bouddha ; les broderies de la veste que porte Jerry Hall font référence aux volutes de la fumée d’opium, c’est le parfait mélange de toutes ses sources. Et une plongée dans un autre monde, qui aboutit à la collection Chinoise et au scandale provoqué par ce parfum. Parce que le flacon était en plastique, que cela ne se faisait pas ; parce que le nom Opium choquait, qu’il sonnait, pour ses détracteurs, comme une ode à la drogue – il est vrai que le slogan était  » Pour celles qui s’adonnent à Yves Saint Laurent « … Certes, cela fit un esclandre mais ce fut également le plus grand succès de la maison de parfum et de couture. Ce qui changera la donne, car c’est alors seulement qu’elle commencera à faire de l’argent.  »

L’Inde

Yves Saint Laurent et la fascination pour l'Asie
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 » C’est une source constante d’inspiration dans l’oeuvre d’Yves Saint Laurent. Depuis ses paper dolls qu’il découpait, adolescent, dans sa chambre, à Oran, jusqu’à la fin de sa carrière, en 2002. La connaissance qu’il a de ce pays est essentiellement livresque. Il était très cultivé, possédait une grande bibliothèque, collectionnait les ouvrages et les objets dans ses différentes demeures. Il brassait tous les types d’influences, sur l’Asie en général et sur l’Inde en particulier. Il a évidemment regardé ce qu’avaient dessiné d’autres couturiers, tels que Paul Poiret, qui avait mis le turban à la mode, ou Christian Dior et ses collections sur l’Inde, en 1955, notamment, avec une robe d’inspiration sari en lamé or, drapée  » à l’indienne  » et coiffée d’un turban. Le cinéma est une autre source non négligeable d’inspiration, probablement pas étrangère à son imaginaire. J’ai retrouvé des listes des films qu’Yves Saint Laurent aimait et regardait et certains extraits qu’il avait sélectionnés pour nourrir sa création. Ainsi Mata Hari, réalisé par George Fitzmaurice en 1931, avec Greta Garbo, qui est une lointaine évocation de la danse brahmanique que ce personnage historique et désormais légendaire effectua au Musée Guimet, en 1905. Il s’intéressait à elle : l’une de ses paper dolls porte son nom. D’ailleurs, ses costumes indiens – je parle des premières collections – tiennent plus d’elle que de la réelle garde-robe impériale.

Robe de soir, Saint Laurent Rive Gauche, hiver 91.
Robe de soir, Saint Laurent Rive Gauche, hiver 91.© MUSÉE YVES SAINT LAURENT PARIS / SOPHIE CARRÉ

En 1982, il consacrera une collection entière à l’Inde mais en réalité, dès 1962, il invente de sublimes turbans, des sarpech, destinés à l’origine aux empereurs moghols. Ils symbolisent l’autorité patriarcale – lorsque le chef de famille meurt, son turban passe aux mains de son fils aîné, comme symbole de la responsabilité familiale. Yves Saint Laurent le fait porter par une femme, il adapte le vestiaire masculin et le transpose en garde-robe féminine, avec une vraie implication sociale. Ce n’est pas seulement joli, ce n’est pas ce qu’a fait Christian Dior ou Paul Poiret, c’est une revendication féministe, au fond, même s’il n’était pas militant. Il comprend l’Inde, au-delà des clichés. Et il prouve aussi qu’il a compris les vêtements qui y cohabitent, ceux faits de plusieurs pièces assemblées, et ceux d’une seule pièce que l’on drape autour du corps. Le drapé est censé être celui des dieux, car porté tel que sorti du métier à tisser, sans être souillé par la main de l’homme, plus pur donc, flou, vaporeux, s’apparentant au monde spirituel. Tandis que l’habit cousu, structuré, taillé, reflétant l’exercice du pouvoir temporel, est celui des souverains. Cette distinction est en réalité technique : c’est exactement ce qui se passe dans la haute couture avec le flou et le tailleur et leurs deux ateliers respectifs. Lorsqu’Yves Saint Laurent coud ensemble les différents éléments du sari qu’il adore, il passe du drapé au cousu en adaptant ce costume traditionnel à la garde-robe occidentale.  »

Le Japon

Costume de kabuki, période édo (1603-1868), collection Sam et Myrna Myers.
Costume de kabuki, période édo (1603-1868), collection Sam et Myrna Myers.© THIERRY OLLIVIER

 » Monsieur Saint Laurent s’y était rendu pour la première fois en 1963, pour présenter sa collection printemps-été à Kuniko Tsutsumi, l’héritière des grands magasins Seibu. Il y retourna à plusieurs reprises, il aimait le Japon. Il y a vu les courtisanes, le quartier de Gion à Kyoto, les spectacles de kabuki. Mais le fait d’y être allé l’a un peu brimé dans son imagination, alors que cette Chine, cette Inde qu’il n’avait jamais vues, il les a totalement imaginées. Du Japon, il a livré une version plus littérale, plus authentique peut-être : même s’il l’adapte un peu, son kimono est un kimono japonais. Et s’il transforme l’obi avec de la passementerie pour en faire une très belle robe du soir, il garde le raffinement et l’élégance des courtisanes. Ce qui fait dire à Kenzo qu’Yves Saint Laurent est celui qui a le mieux compris la quintessence de l’art japonais. Il a d’ailleurs parfaitement mesuré l’importance que les Japonais accordent à la place de la nature.

Veste de soir Iris, hommage à Van Gogh, collection haute couture, 1988.
Veste de soir Iris, hommage à Van Gogh, collection haute couture, 1988.© YVES SAINT LAURENT SOPHIE CARRÉ

Sa veste brodée de 1988, inspirée du tableau Iris de Vincent Van Gogh, lui-même inspiré d’une estampe de Katsushika Hokusai, résume parfaitement l’influence de l’archipel chez lui. Cette approche extrêmement graphique est japonaise. Et ce thème des iris évoque la nature changeante, à la fois révérée et crainte, que l’on pourra découvrir dans l’exposition à travers d’autres sublimes objets et des kimonos à décor d’iris que portent les acteurs de kabuki que monsieur Saint Laurent adorait.  »

L’Asie rêvée d’Yves Saint Laurent, Musée Yves Saint Laurent Paris, 5, avenue Marceau, à 75016 Paris. Du 2 octobre au 27 janvier prochains.

https://museeyslparis.com

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