A tu et à vous
(1), (2), « L’Express » du 13 septembre 2001
(3) « Le Culte de l’émotion », éd. Flammarion.
On le juge parfois un brin poseur. On le soupçonne même d’avancer masqué. C’est que face aux rites de la sociabilité postmoderne, il apparaît souvent bien ringard celui qui pratique volontiers encore le vouvoiement. Pur artifice? Coquetterie? Pas sûr. Certes, le « vous » ne peut plus guère rivaliser aujourd’hui avec le « tu » branché devenu le speak code obligé, héritage du « you » anglais si simple pour dialoguer décontracté. Avec le « vous », rien de tel. Enigmatique, on pourrait croire qu’il fait souffler un petit courant d’air froid dans les contacts, qu’il enferme les sentiments sous clé, qu’il pèche par défaut de simplicité. On le qualifie souvent de snob, de pincé, de bourru, de rigide, de sectaire. Alors qu’il peut être, au contraire, délicatesse, considération, courtoisie, respect et admiration. Non, les inconditionnels du vouvoiement n’ont pas nécessairement peur de se livrer au premier contact; ils ne s’enrobent pas dans une enveloppe de politesse ostentatoire. Ils ne veulent pas, non plus, se dérober. Ils ont appris simplement que le contact requiert du tact (pour garder l’autre in-tact ), un déchiffrement progressif. « Tout est un problème de distance. On ne passe pas sans risque du « vous » au « tu ». Lorsqu’on tutoie, on ne peut plus revenir en arrière », souligne le sociologue Jean-Pierre Le Goff (1). » Le grand mot désormais, dans la société, c’est respect. (…) Dans la conversation, l’usage du « vous » est redevenu une barrière sécurisante », enchaîne son confrère Gilles Lipovetsky (2). Même les GO du Club Med ont pour consigne désormais de vouvoyer leurs GM. De quoi traumatiser plus d’un soixante-huitard. Rappelons-leur simplement qu’il est toujours bien triste de limiter les possibilités du langage. Que si l’on ne choisit pas ses frères, on choisit ceux que l’on veut tutoyer. Que le cadre professionnel n’est pas nécessairement le meilleur écrin pour les débordements en tous genres. Qu’il ne s’agit ni de rejeter, ni de peiner l’autre, mais bien de briser progressivement la glace avec pudeur, voire légèreté. En prenant le temps de la découverte, on échappe à une proximité qui demande patience et confiance. « On profite mieux des choses quand on a différé le moment de leur jouissance », rappelle avec pertinence Michel Lacroix (3). Alors, pourquoi pas à « tu » et à « vous »…
Christine Laurent
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