Antoine Arnault le luxe dans la peau
Perçu comme l’un des hommes de moins de 45 ans les plus influents au monde, l’héritier de l’une des plus grosses fortunes de France dirige aujourd’hui la communication de Louis Vuitton. Son ambition ? Faire rêver la terre entière en monogramme. Rencontre exclusive à Paris sur fond de star-système. Et de Fraises Tagada.
La façade de l’immeuble haussmannien n’avait pas besoin de cela pour en imposer. Mais les lettres cuivrées accrochées au fronton Art nouveau, le monogramme gravé à même la pierre de la façade, font peser sur le visiteur qui ose pousser la porte du siège social parisien de Louis Vuitton le poids de l’histoire du célèbre malletier français. Celui qu’il pèse aussi dans le portefeuille überluxueux du groupe LVMH : plus de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, 11 400 personnes employées dans le monde pour 350 boutiques exclusives dans 51 pays. Pas étonnant finalement que l’on ait l’impression, en pénétrant ici, d’entrer dans le coffre-fort d’une banque suisseà Pour aller plus loin, obligation de montrer patte blanche. Et de troquer une pièce d’identité contre un badge » visiteur » format carte bancaire – le comble de l’accessoire antifashion dans ce temple de la mode électrisé par Marc Jacobs depuis dix ans – à pincer au revers de la veste.
Dans le petit salon qui jouxte l’accueil, un téléviseur écran plat passe en boucle le défilé automne-hiver 08-09. Des silhouettes montées sur des bottines maxicompensées qui se déhanchent aussi sur le site Internet de la marque, rubrique » univers « . » Les shows, nous les mettons désormais en ligne dès le lendemain des défilés « , confiera quelques instants plus tard Antoine Arnault, convaincu de répondre ainsi à l’attente de la » fan base » modeuse de la marque française. Le pouvoir de la Toile, il est vrai qu’il n’a pas attendu d’être nommé, l’an dernier, à la tête du département communication de Louis Vuitton, pour y croire dur comme fer. C’est dans le monde virtuel du net que » le fils de Bernard » s’est fait un prénom en créant et dirigeant Domainoo. com, le premier site français consacré à l’achat de noms de domaine. Aujourd’hui, celui qui vient de faire son entrée officielle dans le Who’s Who français et compte sur Facebook pas moins de 162 » friends « , figure également dans le top 50 des » hommes de moins de 45 ans les plus influents du monde » établi par le magazine américain Details.
L’arrivée en guest star de Mikhaïl Gorbatchev dans l’univers Vuitton, un sac Keepall à ses côtés, c’est à lui qu’on la doit. Le souhait avant tout de surprendre, choquer, même, pourquoi pas, pourvu que les gens – clients historiques de Vuitton ou pas d’ailleurs -, en parlent autour d’eux. Quatre images plus tard – Catherine Deneuve, André Agassi et Steffi Graf, Keith Richards et maintenant Sofia et Francis Ford Coppola – le buzz est bien installé, entretenu sur le site de la marque par le making of des campagnes shootées par la portraitiste des stars, Annie Leibovitz et les récits de voyages en images commentés par tous les protagonistes. Ajouter à cela la réalisation par Bruno Aveillan d’un film publicitaire de 90 secondes – jamais jusqu’ici une marque de mode ne s’était offert un tel luxe pour mettre en scène son univers en montrant si peu de produitsà – et vous comprendrez qu’il s’agit bel et bien d’une campagne d’un genre nouveau, détachée de la ronde des saisons qui trop vite démode tout ce qui bouge.
C’est d’ailleurs cette communication » corporate » comme l’appellent les pros de la pub qui figure à l’ordre du jour de cette rencontre exclusive avec Antoine Arnault presque aussi cadrée qu’une interview avec une star de cinéma américaine. Sur papier, le briefing est miné d’interdits. » Pas de questions économiques, ce n’est pas sa spécialité. Rien sur son père. Aucune indiscrétion d’ordre privé. » Dans la réalité, l’entrevue sera tout sauf coincée.
L’échange formel de poignées de main à peine expédié, Antoine Arnault brise la glace en proposant une tournée générale deà Fraises Tagada ! » Je viens de fêter mon anniversaire, sourit-il, les yeux verts pétillants de malice. Mes collègues m’ont offert ce gâteau de bonbons, vous en voulez ? » Oublié aussi le bureau derrière lequel il pourrait se retrancher. La discussion s’engage dans le coin salon de la pièce dont la grande baie vitrée offre une vue imprenable sur la Seine.
Sûr de lui mais sans arrogance, l’élégant Golden Boy parle de tout. Sans tabou. Sans fausse modestie non plus. Conscient de sa position d’héritier de l’une des plus grosses fortunes de France. Et de la chance qui est la sienne. » Travailler pour le groupe, je sais depuis l’âge de 15 ans que c’est mon destin, reconnaît-il. Dit comme cela, cela sonne comme un truc terrible. Mais c’est très positif, en réalité. Et plutôt rassurant d’ailleurs. De savoir qu’il y a une place qui vous attend. Le luxe est une industrie fascinante et mon père m’en a donné très tôt le goût. Je n’ai pas la prétention de dire que tout ce que je fais est parfait, mais c’est un monde que je sens bien. «
Antoine Arnault se définit comme un joueur de poker » prudent et pas très bon bluffeur « . Un aveu que l’on comprend mieux à voir le mal qu’il a à cacher la joie ressentie lorsqu’il fait mouche. » Un jour, j’étais assis dans l’avion et mes deux voisins ont découvert la photo de Gorbatchev en quatrième de couverture d’un magazine, rappelle-t-il, comme amusé encore par le souvenir de cet instant furtif. Ils se poussaient du coude, en se disant « tu as vu ça ? » C’était tellement inattendu. » A le découvrir, un rien moqueur, balayer les objections pas encore formulées de l’attachée de presse qui assiste à l’entretien alors qu’il vante les méritesà d’Hermès – » Quoi ? Je ne peux parler que de Vuitton ? » -, on sent que son sourire charmeur l’aide sûrement à convaincre autant que la force de ses arguments. La digression d’ailleurs, le ramène très vite à parler, encore et toujours, du célèbre monogramme. Un sujet dont on dirait qu’il ne se lasse jamaisà
Weekend Le Vif/L’Express : Le luxe, peut-on dire que vous y êtes littéralement plongé depuis l’enfance ?
Antoine Arnault : Exactement. Depuis que nous sommes très jeunes, ma s£ur et moi, nous vivons à travers cette industrie. La plupart de nos week-ends, lorsque nous les passions avec mon père, nous faisions le tour des magasins avec lui, pour vérifier que tout allait bien. Le luxe, c’est en nous, sans que nous ayons vraiment eu à l’apprendre. A 18 ans déjà, je savais, en entrant dans une boutique, ce qui allait, ce qui n’allait pas. Delphine et moi, nous avons une vision juste de la concurrence et cela, depuis longtemps. A 14 ans, je connaissais les marques de luxe, je lisais Vogue tous les mois.
Par goût personnel ?
Oui, car c’est une industrie fascinante et monpère m’en a donné le goût. Il m’a très vite fait confiance et m’a appris beaucoup de choses. Lorsque j’étais étudiant, déjà, je revenais de Montréal et il m’emmenait avec lui pour une réunion de travail de deux heures avec le patron de Dior et un groupe de publicitaires.
Travailler pour Louis Vuitton, c’était une envie de toujours ?
J’avais tenu avant cela à travailler ailleurs pour comprendre ce que c’était la vie dans une petite entreprise. J’avais 23 ans quand mon père m’a proposé d’aller faire un tour chez Vuitton. Un tour qui s’est un peu prolongé d’ailleurs. Je me suis pris au jeu. J’ai d’abord été responsable, pendant cinq ans, des 12 magasins français, hors Paris, avant de reprendre l’an dernier la direction de la communication. Personnellement, j’avais moins d’affinité avec les marques 100 % mode du groupe (NDLR : comme Dior ou Givenchy) qu’avec une marque de luxe à l’univers centré sur le voyage. Mon père a beaucoup d’affection pour Vuitton et très jeune, moi aussi, je m’y suis attaché. Lorsqu’on vous offre, à 23 ans, l’occasion de travailler pour la plus grande entreprise de luxe au monde, la marque la plus rentable du groupe LVMH, on accepte.
Que représente Vuitton pour vous ?
Vuitton, c’est une marque globale qui ne se contente pas de proposer des bagages et des sacs à main mais qui offre aussi de la mode, des bijoux, de la haute joaillerie, même. C’est la marque ultime du luxe pour laquelle nos clients ont énormément de respect. Nous le ressentons lorsqu’ils entrent dans nos magasins. Je ne vois qu’une seule autre marque au monde qui ait droit à ce même respect, c’est Hermès. Comme elle, Vuitton arrive à transcender les générations, les classes sociales. Tout le monde tend vers Vuitton.
Les objets Vuitton sont pourtant loin d’être accessibles à tousà
Nos campagnes de pub mode mettent en scène des créations qui sont très chères mais il existe aussi des produits d’appel, vous pouvez trouver un objet Vuitton pour 50 euros dans nos magasins.
La baisse du pouvoir d’achat dont parlent les médias, vous la ressentez aussi dans les ventes ?
Non. Car parallèlement à cette baisse, la proportion de gens dans le monde qui peuvent acheter des sacs très, très chers ne cesse d’augmenter car il y a de plus en plus de riches dans les pays émergents. Quand vous entendez dire que plus de 750 millionnaires en dollars se créent par jour – des chiffres aberrants qui dans l’absolu ne veulent pas dire grand-choseà – c’est une bonne nouvelle pour l’industrie du luxe qui reste épargnée par les crises.
Avez-vous eu du mal, en interne, à faire accepter l’idée de choisir Mikhaïl Gorbatchev – un ancien leader communiste, quand même – comme top-modèle pour une campagne Vuitton ?
C’est vrai que lorsque je suis arrivé chez Yves Carcelle ( NDLR : le PDG de Louis Vuitton) pour lui vendre Gorbatchev comme mannequin homme, il a fait une drôle de tête. Mais j’ai beaucoup de chance : car c’est un visionnaire, comme mon père, qui n’a pas peur de prendre des risques et qui sait faire confiance à ses équipes.
Et Gorbatchev, il s’est laissé convaincre facilement ?
Il était plus que surpris ! C’est son chef de cabinet qui nous a reçu la première fois et il nous a regardé comme des fous furieux ! Il nous a demandé : » Qu’est-ce que vous voulez exactement ? Que Gorbatchev pose pour une campagne Vuitton ? » Nous lui avons expliqué tout le concept. Il a accepté de lui en parler, en nous conseillant d’envoyer un dessin le représentant devant le mur de Berlin. Nous avons envoyé le brouillon du projet deux jours plus tard. Et deux semaines après, nous recevions un appel pour nous dire qu’il acceptait.
Dans ces images – il y en a cinq désormais -, les modèles de sacs mis en scène ne sont pas les derniers it-bagsà
L’idée de cette campagne, c’était de créer une saga autour du voyage, du savoir-faire de Vuitton. Reparler du monogramme au travers d’images très fortes, très inattendues, qui racontent l’histoire de Vuitton autrement, au travers de personnalités au destin extraordinaire. C’était un concept aventureux car depuis dix ans, Vuitton parlait exclusivement de mode à ses consommateurs. Dans ces nouvelles images, on pourrait presque enlever le produit, le message serait le même. Même si moi, je me ferais sans doute virer par Yves Carcelle ( rires). Mais le sac – finalement – est accessoire dans cette image. Car Vuitton communique ici sur ses valeurs et non sur ses produits. Ces images parlent d’intemporalité, elles disent que Vuitton est la marque du voyage, du savoir-faire et ces valeurs-là perdureront, je l’espère, des dizaines, voire des centaines d’années. La dernière campagne, en particulier, qui met en scène les Coppola, parle de l’idée de transmission du savoir-faire. Un père et sa fille qui ont tous les deux le même métier et qui sont tous les deux extrêmement talentueux.
Avez-vous ressenti le besoin de renouer avec une clientèle plus » historique » qui se sentait peut-être un peu oubliée par les campagnes de ces dix dernières années ?
C’est vrai qu’avec l’arrivée de Marc Jacobs en 1997, Vuitton s’est lancé du jour au lendemain dans le prêt-à-porter, ajoutant des bijoux, des chaussures. Nous nous sommes retrouvés sur le même terrain que nos concurrents français et italiens et mêmes des griffes mode du groupe LVMH. Nos campagnes alors visaient le segment fashion de notre clientèle, celle qui lit les journaux de mode pointus, qui veut savoir ce qui se passe dans toutes les marques de mode et Vuitton en particulier en termes de nouvelles matières, couleurs, styles de la saison. Les campagnes dirigées par Marc Jacobs – la dernière en date met en scène Eva Herzigova – répondent exactement aux attentes de ces clients – les trendsetters qui font parler d’eux et qui sont vus – importants en termes d’image et de visibilité de la marque mais qui ne représentent finalement qu’un petit pourcentage de notre chiffre d’affaires. Le reste de notre clientèle plus classique, plus traditionnelle, en termes de communication, nous l’avions un peu laissée de côté. Ces nouvelles images sont un moyen de lui reparler, à mon sens assez subtilement, de ce qui la touche, l’âme du voyage et les souvenirs de bagages Vuitton qu’on retrouve dans les greniers des grands-parentsà
En même temps, dans les deux cas, vous avez choisi de mettre en scène des visages connus. Est-ce indispensable, aujourd’hui, pour une marque, d’être validée par la présence d’une personnalité ?
Je crois beaucoup dans la force des célébrités. Elles assurent cette fraction de seconde supplémentaire que le lecteur va passer sur une publicité quand il parcourt un magazine. Il va se dire » Tiens !, Scarlett Johanson fait une pub pour Vuitton « . Il s’arrête. Ce n’est pas la vocation de Vuitton de travailler avec le dernier mannequin qui a 17 ans, qui est très à la modemais que personne ne connaît réellement. Maintenant, même si on y retrouve dans les deux cas des personnalités, nos campagnes mode et institutionnelle sont aux antipodes l’une de l’autre. Scarlett, Jennifer ( NDLR : Lopez), Uma ( NDLR : Thurman), quand nous les avons choisies, elles étaient un peu » le parfum du mois « , la star du moment. Si vous prenez Keith Richards ou Francis Ford Coppola, ce sont des personnalités intemporelles, aux destins fantastiques. Pour ces images, nous ne pouvions pas nous contenter de l’acteur ou du chanteur un peu à la mode, cela n’aurait pas fonctionné du tout. C’était intéressant pour nous de lier des personnalités éternelles à l’intemporalité de notre toile monogramme. Il fallait aussi que l’exécution soit parfaite : et c’est pour cela que nous avons choisi Annie Leibovitz.
La saga, nous dites-vous, va se poursuivre. Avez-vous essuyé des refus ?
Oui, Nelson Mandela. Mais je ne désespère pas de le faire changer d’avisà Nous continuons à appeler. La persévérance, cela paie souventà
Votre luxe à vous aujourd’hui, c’està
Le temps. Dans nos vies, on n’a pas beaucoup de temps à passer avec ceux qu’on aime. Pour moi, le luxe, ce n’est pas un objetà
Propos recueillis par Isabelle Willot
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