Aux pieds DES ÉCRIVAINS

Ernest Hemingway était fan de John Lobb. Jean Cocteau, lui, préférait Berluti. Tandis que Didier van Cauwelaert ne jure que par Weston. Petit point sur les liaisons amoureuses entre les écrivains et les beaux souliers.

Certaines maisons ne se refusent rien. Les éditions Le Cherche Midi ont publié un ouvrage consacré à l’histoire de J.M. Weston, signé Didier van Cauwelaert. Un livre de commande ? Pas seulement, un hymne au beau soulier, où l’on croise tour à tour des artistes, des présidents de la République française, mais aussi des écrivains comme Marcel Aymé, Sacha Guitry ou encore Frédéric Dard. À croire que les écrivains ont toujours aimé les belles pompes. Marcel Proust avait ses habitudes chez Old England, où il trouvait ses bottines noires vernies à boutons, toujours les mêmes. Ernest Hemingway était un grand amateur de John Lobb, maison qui, jusqu’en 1981, ne faisait que du sur-mesure, et Berluti, dans les années 60, chaussait, notamment, Alberto Moravia et Jean Cocteau. Passion d’esthète, souci de confort ou besoin de se sentir solidement ancré dans le sol ? Sans doute tout ça à la fois.

À l’exception d’ailleurs de ceux qui font corps avec leurs baskets, les écrivains contemporains continuent à arborer les souliers chics avec panache. La première acquisition de Didier van Cauwelaert, à l’âge de 20 ans, tient de l’acte symbolique.  » L’après-midi qui a suivi la signature de mon premier contrat d’édition, la moitié de mon à-valoir était engloutie dans une paire de Chelsea boots. Elles représentaient mon entrée officielle dans le rêve que je poursuivais depuis l’enfance, celui d’être publié.  » Quant au choix de la maison, il s’imposait naturellement, à travers le souvenir d’un grand-oncle et de sa paire de demi-chasse. Des Weston qu’il cirait religieusement, dans l’espoir de les transmettre un jour à son petit-neveu. Les choses se sont passées autrement.  » Le travail d’artisan me touche beaucoup, j’adore savoir tout le mal qu’on s’est donné pour quelque chose qu’on ne voit pas. De l’extérieur, on peut confondre les Weston avec d’autres chaussures, mais lorsqu’on les porte, on sait… « 

Stéphane Héaume, qui vient de sortir son sixième roman, Sheridan Square (Seuil), doit pour sa part sa passion des souliers à sa grand-mère italienne, une amoureuse de la mode.  » Son père à elle avait fondé Lus, une grande maison de couture, située boulevard Haussmann, à Paris. Dans les années 20-30, celle-ci rivalisait avec Poiret. Mon respect de la belle ouvrage vient sans doute de là.  » À 18 ans, c’est elle qui lui offre sa première paire de richelieus, des Fratelli Rossetti. Depuis, à l’instar de Gainsbourg qui ne quittait pas ses Repetto, le jeune auteur est resté fidèle à la griffe de sa jeunesse.  » Sensible à ce style italien qui rehausse l’élégance.  »

Qu’il soit écrivain ou non, l’homme n’échappe pas à cet effet Cendrillon, au pouvoir magique du soulier. Des chaussures capables de le mettre dans un état d’esprit particulier, le transformer presque. Avec des semelles en cuir, impossible d’être tout à fait le même homme qu’avec des semelles en corde. Laurent Binet, le très charismatique auteur de HHhH, prix Goncourt du premier roman 2010, résume cela avec humour.  » Lorsque j’ai des chaussures de ville, je me tiens plus droit, en Timberland, je me sens plus viril, et lorsque j’enfile une des paires de tennis, je me sens plus minet.  » Riche d’une mini-collection de baskets vintage – dont des modèles rapportés de New York – et malgré un style casual, on le croise, ces temps derniers, plutôt dans d’élégants souliers de ville. Obligation professionnelle. L’écrivain, responsable du journal de campagne de François Hollande (à paraître à la rentrée chez Grasset), a suivi le candidat du Parti Socialiste à la présidentielle 2012 dans ses divers déplacements. À l’image de ce qu’avait fait Yasmina Reza avec Nicolas Sarkozy en 2007. En homme plutôt discret –  » Les pompes ne doivent être ni trop pointues ni trop carrées  » -, ses goûts pencheraient vers des derbys classiques de Church’s ou des Luffield de John Lobb, modèle porté par Daniel Craig dans Casino Royale. Pourtant, c’est essentiellement chez Bata qu’il achète ses souliers noirs.  » Par fidélité affective pour la Tchéquie, où j’ai vécu pendant quelque temps. La marque est originaire de là-bas.  »

Une chaussure dévoile bien plus qu’elle ne laisse voir. Femme d’expérience, la chanteuse Régine avoue volontiers que c’est ce qu’elle regarde en premier chez un homme. Forme, matière, usure, mais aussi le soin mis à les entretenir, sont autant d’indications sur son propriétaire. Brillent-elles comme un miroir ? On a sans doute affaire à un narcisse. Sentent-elles légèrement le champagne ? Peut-être est-on face à l’un des membres de l’ultrasélect Club Swann, pratiquant le lustrage au Dom Pérignon (baptisé ainsi en hommage au héros de Proust, le club a été fondé par la maison Berluti). Rien d’étonnant que les romanciers, mais aussi les réalisateurs, décrivent parfois leurs personnages en commençant par les chaussures.  » Les souliers sont l’empreinte de la personnalité « , insiste Stéphane Héaume.

On ne va pas se hasarder pour autant à interroger ici le caractère d’un Tom Wolfe, l’auteur du Bûcher des vanités, en se fondant seulement sur son penchant pour des souliers bicolores. Des modèles sur mesure qu’il fait réaliser auprès du célèbre bottier londonien George Cleverley. Ni à analyser la personnalité d’Emmanuel Carrère d’après ses mocassins Tod’s à picots. Une chose est certaine, il y a parfois des décalages saisissants entre l’image que l’on peut se faire d’un écrivain, ses écrits et ses souliers.  » Lorsque j’ai rencontré Bret Easton Ellis, je m’attendais à voir l’auteur d’ American Psycho et de Glamorama en Armani, en Gucci, en Zegna…, à l’image de ses personnages, nous confie Laurent Binet. Celui qui pour moi incarnait la branchitude new-yorkaise et hollywoodienne est arrivé chaussé de grosses tennis aux semelles amortissantes. Un style plus retraité de Miami.  »

Des chaussures de travail, peut-être… Après tout, si l’on en croit les caricatures, Zola passait son temps chez lui en sabots, ne chaussant ses bottines que pour aller se faire photographier par Nadar. Pour ceux qui écrivent chaussés, le soulier participerait-il ainsi à un rituel, une sorte de superstition ? L’image du jeune Samuel Beckett vient à l’esprit. L’écrivain était heureux à l’idée de porter les souliers en cuir verni de James Joyce, même au prix de quelques souffrances, le maître chaussant une pointure de moins que son disciple. Pour Didier van Cauwelaert, qui propose aussi un roman, Double Identité(Albin Michel), rien de tout cela.  » Qu’il s’agisse de mes vêtements ou de mes chaussures d’écriture, je ne leur demande qu’une seule chose, c’est de se faire oublier. Pas de pull qui gratte ni de vêtements trop lourds ou qui serrent trop, il faut que ce soit comme si j’étais nu, mais que j’aie chaud. Aux pieds, des chaussures d’intérieur, confortables, avec un talon maintenu. Des Mephisto.  » Tout le contraire d’un Stéphane Héaume, qui chausse ses souliers de ville et s’habille comme s’il allait au bureau, même s’il ne sort pas de chez lui.  » Pour écrire, il faut que je sois extrêmement sanglé…  »

PAR SIMONA GOUCHAN

DÉVORANTE PASSION

Objet d’usage ou de fantasme ? Comme les femmes, certains hommes collectionnent les beaux souliers parfois même sans les porter.

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