Berceau du romantisme, la Saxe, coincée entre la Bohême et la Pologne, s’offre voluptueusement au fil de l’Elbe. Un vrai bonheur pour les amateurs d’art et d’histoire.

Guide pratique en page 70.

Des coups sourds martèlent l’acier. La chaudière halète et semble contenir sa puissance. Un ordre de la passerelle. Sonneries. Pistons et axes s’entremêlent dans une danse saccadée. Lentement, puis de plus en plus vite. Cela siffle, cela chuinte. Les aiguilles des manomètres s’affolent. Frappant les flots des pales de ses deux roues à aubes, dans une lenteur mesurée, presque retenue, le vapeur  » Leipzig  » s’échappe de l’embarcadère et glisse, majestueux, sur l’Elbe, ce fleuve tranquille, vaste et ample aux colères vengeresses et terribles comme lors des crues catastrophiques d’août 2002. Aujourd’hui, apaisé, il a retrouvé ses berges et a repris paisiblement son cours vers la mer du Nord. Née en République tchèque, nourrie des eaux de la Moldau (Vltava en tchèque) qui baigne Prague, l’Elbe force son passage à travers la Suisse saxonne.

Les sommets du romantisme allemand

L’Elbsandsteingebirge ou Suisse saxonne forme avec les monts Métallifères le massif montagneux qui sépare la Bohême de la Saxe. Source de prospérité par la richesse de ses filons de plomb, de zinc, de cuivre, d’argent et d’or, cette région, aujourd’hui réserve naturelle, fut la source d’inspiration de grands peintres romantiques allemands comme Caspar David Friedrich (1774 û 1840). En magnifiant l’isolement et la solitude de l’homme face à la splendeur mystérieuse et insondable de la nature, l’artiste fut à l’origine de l’engouement devenu aujourd’hui un must : le tourisme d’escalade et de randonnée. Dans un méandre du fleuve, sur sa rive droite, de colossaux pieux de grès érodés de 200 mètres de hauteur dominent l’ample boucle alluvionnaire. Frappant l’imagination, chaque immense stalagmite, façonnée par la nature, s’est vue baptisée d’un nom légendaire. A l’aube, déchirant les brumes denses que l’Elbe exhale, ces totems impressionnants, tels des géants tutélaires se drapent de reflets roux et dorés. A leurs sommets, le Bastion (Bastei), ancien poste d’observation pour prévenir les invasions venant de la Bohême toute proche, est devenu un lieu touristique incontournable depuis le xixe siècle. Ici, de multiples passerelles métalliques ajourées et des chemins de chèvres tutoyant le vide suscitent quelques frayeurs. Ils permettent toutefois d’accéder à un point de vue saisissant sur un panorama vertigineux. Plongeant au-delà du fleuve, le regard porte au loin sur les monts Métallifères aux immenses plateaux de grès qui rappellent la Monument Valley en Utah. Leurs tables sédimentaires surgissent, isolées, et surplombent d’amples moutonnements forestiers et montagneux.

Vues de Pirna

Aux portes de la Suisse saxonne, la petite ville de Pirna doit sa célébrité à Bernardo Bellotto (1721 û 1780). Peintre vénitien, neveu d’Antonio Canal dit Canaletto, il se substitue à son oncle, trop occupé au Royaume-Uni, pour répondre aux appels pressants de la cour de Saxe. Friande de  » vedute « , vues réalistes et presque maniéristes de la Cité des doges puis, vu leur succès, de nombreuses villes d’Europe, elle attire le jeune artiste à Dresde dès 1746 à qui il offrira de somptueuses vues de la capitale saxonne. Devenu peintre du roi, il perpétue ensuite tout le charme de Pirna, gracieux quadrilatère urbain aux tracés de rues et ruelles tirées au cordeau. Ce damier élégant, amarré au bord du fleuve, s’orne de ravissants petits palais et demeures patriciennes percés de porches armoriés qui dévoilent jardins et cours intérieures où voûtes, arcades polychromes et escaliers de pierre s’enroulent. Au 19 de la Schmiedestrasse, dans une bâtisse impressionnante et massive, est né en 1465 Johann Tetzel, un moine dominicain qui se rendra tristement célèbre par le commerce des indulgences suscitant l’ire de Martin Luther et par voie de conséquence, le mouvement de la Réforme qui déchirera la chrétienté et l’Europe. A Pirna, la partition architecturale s’envole entre gothique, Renaissance et baroque. Parmi la dizaine de vedute que Bellotto peindra ici entre 1753 et 1755, la plus célèbre est celle représentant la place du Marché qui dans ses volumes et dans son unité est restée intacte. Une toile vivante. Essentiellement Renaissance du xvie siècle mâtiné d’éléments baroques du xviiie siècle. Un panorama unique. D’un seul regard, le spectateur comme l’artiste, il y a exactement 250 ans, capte toute la majesté de la place bordée d’immeubles cossus, l’éclatante blancheur et la superbe harmonie des volumes de l’hôtel de ville plantée d’une charmante tour d’horloge baroque, la rigueur gothique de l’église Sainte-Marie et, là-haut, la puissance arrogante et massive du château Sonnenstein. Ce dernier lieu est étroitement lié à l’un des épisodes les plus cruels de la Seconde Guerre mondiale : l’Aktion T4. T4 pour Tiergartenstrasse, numéro 4 dans le quartier résidentiel de Charlottenburg à Berlin, l’endroit où se trouvait la villa, siège de l’organisation nazie des mesures d’extermination à l’égard des handicapés physiques et mentaux. Ancien hôpital psychiatrique, Sonnenstein sera pourvu d’une chambre à gaz et d’un four crématoire où seront exécutées 13 720 victimes entre 1940 et 1941. Un site commémoratif a été créé sur les lieux mêmes, il y a trois ans.

Au fil de l’Elbe

Pirna s’éloigne. Orné de sa haute cheminée noire, glissant le long de l’embarcadère, le vieux vapeur blanc tranche de sa proue les flots bouillonnants. Attraction touristique, mais aussi moyen de transport quotidien des riverains du fleuve, la Weisse Flotte (la flotte blanche) dessert les rivages de l’Elbe saxonne depuis 1837. Plus d’une quinzaine de lieux d’embarquement relient ainsi la République tchèque (à Decin) jusqu’au nord de Meissen (à Seusslitz), via Dresde, port d’attache de la compagnie. Fortement endommagée pendant les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, mal entretenue mais préservée sous l’ère communiste, cette flotte pittoresque toujours à vapeur comporte aujourd’hui encore neuf bateaux à aubes (sur les 33 en 1911). Ces véritables reliques historiques (dont la plus ancienne date de 1879, et la plus  » jeune  » de 1929) ont été remises à flot à coups de millions d’euros (environ 2 millions par bateau). Restaurés à l’identique, les bateaux comportent salons, bars, restaurants et passerelles tout de bois vêtus. La salle des machines, fascinante, est visible depuis la coursive. En dehors de leur cachet esthétique certain, ces navires sont aussi les derniers témoins d’une époque révolue où l’Elbe était une voie fluviale majeure.

Dresde, un chef-d’£uvre ressuscité

Sur 55 kilomètres, depuis Pirna, la rive droite du fleuve, doucement s’élève. Bénéficiant d’un ensoleillement privilégié, piqués de surprenants belvédères, de villages charmants, d’imposantes villas palladiennes du xixe siècle, les hauts coteaux des vignobles les plus septentrionaux d’Allemagne partagent leur domaine avec d’extraordinaires parcs et jardins. Ainsi, à Pillnitz, résidence d’été des rois de Saxe depuis le xviiie siècle, la luxuriance des frondaisons et les parterres de fleurs dessinent un écrin précieux aux divers palais  » à la chinoise « . Ceux-ci forment un ensemble baroque parfait et majestueux où la chaleur d’un jaune puissant tranche avec le vert profond du fleuve où ils se mirent.

Prouesse technique, le  » Blaue Wunder  » (le miracle bleu), inauguré en 1893, un pont spectaculaire suspendu aux enchevêtrements de poutrelles d’acier couleur topaze, relie Loschwitz et Blasewitz. Lancé au-dessus du fleuve, il annonce les premiers quartiers de Dresde. Prestigieux faubourg, Blasewitz est parcouru par de grandes avenues ombragées où s’alignent de fastueuses villas anciennes. Eclectique, Jugendstil (Art nouveau), historiciste… Témoins imposants et d’un luxe ostentatoire, ces palais bourgeois, aujourd’hui délabrés ou ressuscités en résidences de prestige, rappellent la prospérité d’antan et composent un magnifique catalogue de l’architecture de la fin du xixe siècle jusqu’au début du xxe siècle.

Et puis, au détour d’un dernier méandre apparaît celle que l’on a qualifiée de Florence-sur-l’Elbe, la sublime Dresde. Harmonie parfaite, composition majestueuse où l’architecture se veut à la fois peinture, sculpture et théâtre. Comme l’a si scrupuleusement restituée le jeune Bellotto. Rêve abouti et grandiose des dynastes saxons en proie à des tentations expansionnistes, Dresde toise son fleuve nourricier depuis la terrasse de Brühl. Ancien jardin d’agrément du comte de Brühl, Premier ministre de l’électeur de Saxe et roi de Pologne Auguste III, cette prestigieuse esplanade est l’avant-scène d’un théâtre baroque unique érigé en 1685 après un incendie. Le jardin du Belvédère, le musée de l’Albertinum, les palais du Sekundogenitur (prince cadet) et du Ständehaus (parlement saxon) se succèdent sur ce  » balcon de l’Europe « . En contrebas, prodige de légèreté, la Hofkirche, l’église catholique de la Cour, construite entre 1738 et 1755, réussit la synthèse entre baroque romain et allemand. Accolé, l’ancienne résidence royale, le Residenzschloss, fait toujours l’objet d’une reconstruction-restauration. A l’opposé, l’opéra Semper domine de ses structures pompéiennes la place du Théâtre. Réouvert depuis 1985, cet édifice néo-Renaissance italienne spectaculaire érigé dans les années 1870 ouvre sa scène à des spectacles lyriques exceptionnels. Tout proche, véritable polygone aux pavillons pareils à des bonbonnières, le Zwinger, construit sous le règne d’Auguste le Fort, le plus célèbre des électeurs de Saxe et roi de Pologne, renferme des collections inestimables. Ce chef-d’£uvre du baroque recèle en ses murs non seulement les toiles des plus grands maîtres de la peinture européenne, mais aussi la plus grande collection de porcelaine ancienne de Meissen. La première manufacture de l’Ancien Continent, dont la formule de fabrication (alors l’apanage des seuls Chinois et Japonais) fut découverte ici même, en réalise aujourd’hui encore l’une des plus belles et des plus luxueuses productions. Mais Dresde, c’est aussi un chantier et un pari sur l’avenir. Le pari de reconstruire ce qui fut l’une des plus belles villes d’Europe détruite le 13 février 1945, en l’espace de quelques heures. Les bombardements au phosphore firent alors de la perle du baroque, le plus horrible des enfers. Tel le phénix, elle veut renaître resplendissante pour ses 800 ans en 2006. Son symbole majeur, la Frauenkirche, immense dôme de pierre dominant la vieille ville, alors détruit sera reconstruit à l’identique grâce aux dons provenant du monde entier. Les artisans y travaillent en respectant les plans originaux et en réutilisant au maximum les matériaux récupérés sur place (pierre par pierre). Aujourd’hui, le chantier bourdonne nuit et jour. Inauguration prévue : le 30 octobre 2005.

Les Sorabes, un peuple venu d’ailleurs

A mi-chemin entre Dresde et la frontière polonaise, les panneaux routiers deviennent curieusement bilingues. Budysin/Bautzen annonce ainsi la petite cité fortifiée plantée sur un rocher dominant un méandre de la Spree, rivière qui s’en va ensuite irriguer Berlin. Sur la place du marché, enveloppant l’hôtel de ville baroque, de belles et charmantes maisons fraîchement restaurées habitent un réseau étroit et pittoresque de ruelles moyenâgeuses. Incontournable parmi les 17 tours qui protègent et enserrent la ville, véritable cierge haut-baroque, la Reichenturm ou  » Schiefe Turme  » (tour penchée) guette l’horizon du haut de ses 56 mètres. La cathédrale (Dom) Saint-Pierre, en gothique tardif, présente cette particularité d’avoir été partagée, en 1524 au moment de la Réforme, en deux parties. Alors que la paroisse catholique ne comptait plus que 11 fidèles… le millier de protestants décida de leur conserver un lieu de culte dans ce qui était devenu  » leur  » temple. Cette preuve de tolérance est toujours d’application aujourd’hui. Et une simple balustrade marque cette division  » spirituelle « . Le ch£ur est catholique et la nef, protestante. Millénaire, la capitale romantique de la région de Haute-Lusace est aussi et surtout la ville emblématique d’une minorité linguistique. Peuple slave, les Sorabes, Sorbes ou Serbes, sont arrivés dans la région de l’Elbe vers l’an 600, lors des grandes migrations européennes. Proche du tchèque et du polonais, l’idiome sorabe est encore parlé par environ 60 000 personnes. Longtemps menacées de germanisation et persécutées par les nazis, les communautés de Haute et Basse-Lusace (au Brandebourg voisin) représentent à peine 0,2 % de la population allemande. Soucieuses de la préservation de leur langue et de leur culture, elles le sont également de leurs traditions. Ainsi, portant de splendides costumes traditionnels chamarrés, les Sorbes catholiques fêtent avec faste la marche pascale. Ce sont alors neuf processions qui parcourent la campagne. Plus de mille cavaliers chantant et portant bannières se rendent en longs cortèges dans les paroisses à l’ouest de Bautzen où ils font le tour de l’église et du cimetière. L’occasion, ces jours-là, de décorer les traditionnels £ufs de Pâques qui parsèmeront les prairies où la communauté s’égaillera en de joyeuses récoltes.

Michel Hordies n

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