CAP SUR LE DESIGN IBÉRIQUE
Chatoyant, arty et ensoleillé, le mobilier créé dans la péninsule s’avère à l’image des régions qui le voient prendre du galon. Bridé par les années de dictature, le secteur a pris son essor avec un peu de retard face aux voisins européens, mais n’a pas dit son dernier mot.
Malgré leur talent, des éditeurs et créateurs espagnols et portugais peinent parfois à exister face à l’hégémonie de leurs homologues scandinaves ou italiens. Au vu de leur production, subtil brassage d’authenticité et d’innovation, de respect des traditions et d’inventivité débridée, ils ont pourtant suffisamment d’atouts en main pour séduire une clientèle toujours plus exigeante et portée sur la plus-value du made in EU. Tour sélectif en terre ibère pour s’en convaincre, des valeurs sûres hispaniques aux initiatives moins médiatisées mais non dépourvues d’ambitions de leurs cousins lusitaniens.
OUTDOOR, MI AMOR
Dans un pays où la terrasse compte comme l’une des plus importantes pièces de vie du foyer, c’est sans surprise que de nombreux éditeurs de mobiliers d’extérieur ont fait florès, et peuvent compter sur un vaste marché national qui, durant les longs mois d’un été s’étalant parfois de mars à octobre, peut pleinement en profiter. Comme inspirée par l’exemple italien, l’Espagne abrite d’ailleurs certaines entreprises familiales fortes d’une histoire qui démarre dans la première moitié du XXe siècle, et dont la pérennité est aujourd’hui assurée par l’implication des plus jeunes générations, telles que Point ou la marque au chat noir, Gandia Blasco.
Parmi les spécialistes de l’outdoor, on citera encore les luxueuses créations de Skyline Design, taillées pour les palaces, le mobilier » méditerranéen » des Catalans de Calma et les mousses sculpturales de Stratta, les différents labels du groupe Resol, ou encore, du côté de Valence, deux expressions opposées d’un savoir-faire tourné vers l’extérieur : d’un côté, la réinterprétation de techniques et matériaux ancestraux adaptés aux habitations contemporaines chez Valencia Rattan et, de l’autre, le glamour nettement plus tape-à-l’oeil de Vondom et ses meubles high-tech – voir le Faz, un daybed polyédrique à capot refermable, équipé d’un système d’enceintes audio à piloter depuis son smartphone via Bluetooth.
Pour conclure, on célébrera le demi-siècle du coup de génie de Manuel Alorda qui, à la faveur d’un voyage en Allemagne au milieu des années 60, n’en revient pas de découvrir des contrées si peu ensoleillées dotées d’un mobilier de jardin d’une si bonne qualité. Il se met en tête d’importer des produits Kettler, mais change bien vite son fusil d’épaule et lance son propre label, qu’il baptise… Kettal – ce qui lui permettra de marquer les esprits avec quelques slogans bien sentis, comme » Qué tal ? Muy, muy bien ! » ( » Comment ça va ? Très, très bien ! « )
Toujours propriété de la famille Alorda après des décennies, Kettal s’est même trouvé une nouvelle jeunesse passé l’an 2000, en recourant aux services de la crème du design international : Jasper Morrison, les frères Bouroullec, Marcel Wanders ou Rodolfo Dordoni. Sans oublier l’inévitable Patricia Urquiola, qui fut d’ailleurs le véritable détonateur de cette poussée vers l’international, il y a une dizaine d’années.
PATRICIA URQUIOLA, LA REINA
Nous aurions pu nous tourner vers le passé et rendre hommage à Miguel Mila, authentique pionnier qui donna ses lettres de noblesses à un design industriel encore balbutiant, dans l’Espagne des années 50. Mais au moment de pointer les projecteurs sur la personnalité la plus marquante du royaume, difficile de ne pas honorer Patricia Urquiola – même si, avouons-le, elle est sans doute la plus italienne des Asturiennes. Car, bien qu’elle soit née à Oviedo en 1961, c’est à Milan qu’elle s’installe après ses études d’architecture. Elle s’oriente alors vers le design, intègre la prestigieuse Ecole polytechnique de la ville et soutient sa thèse sous la direction du maître Achille Castiglioni, dont par la suite elle deviendra l’assistante, de 1990 à 1992. Suivant son mentor, qui entretient des liens privilégiés avec la marque, elle délaisse progressivement les salles de cours pour devenir responsable du développement pour De Padova, avant de s’envoler aux quatre coins du monde pour réaliser une grande variété de projets, boutiques, showrooms, restaurants ou hôtels. Mais c’est avant tout en tant que designer indépendante qu’elle gagne le coeur du grand public, via des collaborations avec des éditeurs aussi prestigieux que B&B Italia, Kartell, Moroso ou Molteni – encore des Italiens.
Considérée comme l’une des grandes dames des arts appliqués depuis le début des années 2000, elle doit sa longévité à son style caractéristique, chaleureux et coloré, fait de savants tressages ou d’arrondis rebondis dont le confort saute littéralement aux yeux. Une fidélité à elle-même qui en fait la coqueluche des éditeurs, et tandis qu’ils s’arrachent ses talents, elle passe d’une griffe à l’autre avec un égal bonheur, jouant la carte, tantôt de l’humour, tantôt de la sensualité. En septembre 2015, le groupe Poltrona Frau annonçait non sans fierté que Patricia Urquiola intégrait l’organigramme de Cassina en qualité de directrice artistique. Et sa première livraison pour la marque fut le 570 Gender, fauteuil d’imposantes dimensions, rendu moelleux par une superposition de coussins et proposé dans une série de teintes inhabituellement gaies, soit du pur Urquiola. On ne se refait pas.
BD BARCELONA, L’HÉRITAGE ARTY
Barcelone, 1972. Si l’Espagne vit ses dernières années sous le joug de Franco, la turbulente Movida n’anime pas encore la Rambla. Anticipant ce renouveau culturel, un groupe de jeunes architectes emmené par Oscar Tusquets Blanca fonde Boccaccio Design, bientôt renommé BD Ediciones de Diseño avant de connaître sa forme définitive, BD Barcelona. » Art meets design » : dans ces seventies obsédées par le design industriel, leur credo ne ressemble à aucun autre. Préférant les procédés artisanaux à la production de masse, privilégiant les séries courtes, quand il ne s’agit pas d’éditions strictement limitées, les trublions vont jusqu’à briser l’un des tabous suprêmes et proclament la préséance de la beauté sur la fonction. Leur notoriété croît rapidement, notamment grâce à des rééditions iconiques de créateurs historiques tels que Charles Rennie Mackintosh. La société se place tout naturellement sous le patronage des plus grands maîtres catalans, Antoni Gaudí et Salvador Dalí, et est la première à proposer des reproductions fidèles de leur mobilier. D’où la présence dans le catalogue BD du Dalilips, fameux canapé inspiré des lèvres pulpeuses de Mae West – celui-là même qui figure dans la fameuse perspective du Théâtre-musée Dalí de Figueres – ou l’agneau Xai, table à tiroir logée dans un agneau avec la complicité du taxidermiste parisien Deyrolles, par ailleurs fournisseur historique du génial moustachu.
BD Barcelona n’en reste pas cantonné pour autant aux rééditions mythiques, elle sert de terrain de jeu et d’expérimentation à certains des plus enthousiasmants concepteurs actuels, parmi lesquels Jaime Hayon. On s’en voudrait de ne pas accorder quelques lignes à l’autre star de la production espagnole, collaborateur des plus prestigieux éditeurs – Moooi, Fritz Hansen, &Tradition, Cassina, Magis, pour n’en citer qu’une poignée. Venu du skate et du graffiti, passé par la Fabrica de Benetton, le Madrilène s’est créé un univers inclassable et fantaisiste qui le range aux côtés des voix les plus originales du design contemporain.
LA GALAXIE MENINA
Menina Design débarque sur le marché en 2004, avec la ferme intention de placer le Portugal sur la carte internationale du secteur. Son fondateur et actuel CEO est un jeune entrepreneur nommé Amandio Pereira, qui entend donner toutes ses chances à sa petite fille ( » menina « , en portugais) grâce à une stratégie de business offensive doublée d’une maîtrise des codes du marketing 2.0. Pari réussi : après douze ans d’existence, sa société gère un portefeuille de huit marques et peut compter sur la pugnacité d’équipes dévouées pour les développer et occuper le terrain, lors des grands événements et sur les réseaux sociaux.
Et s’il est parfois difficile de s’y retrouver, car ces Boca Do Lobo, Brabbu, Koket ou Essential Home prônent toutes ou presque un style » mid-century modern » et véhiculent une imagerie post-Gatsby pas avare en dorures, le panel est complété par les luxueuses salles de bains Maison Valentina, par Circú, véritable usine à rêves proposant des lits fusées, montgolfières ou carrosses de Cendrillon à nos chères têtes blondes, et last but not least, par deux lignes de luminaires qui, elles aussi, cultivent l’amour du bling : Luxxu et surtout Delightfull. Celle-ci est peut-être la gamme du cheptel qui s’exporte le mieux, avec ses modèles rappelant les grandes stars du rock (Hendrix, Kravitz), du jazz (Coltrane, Brubeck) ou même de la mode (Galliano).
Notons cependant que cet art du clin d’oeil appuyé est également pratiqué par Essential Home, qui, après avoir baptisé des fauteuils Bardot ou Monroe, n’a pas hésité à appeler un sofa… Loren. Et claironna récemment que » Le Birkin n’est pas qu’un sac « , dans un communiqué consacré au buffet du même nom. Jane appréciera !
LE LIÈGE, L’OR DE L’ALENTEJO
Si le liège figure à nouveau parmi les tendances déco/design les plus prisées de ces dernières années, les Portugais sont sans doute parmi les premiers satisfaits : le pays produit à lui seul plus de la moitié des exportations mondiales – la précieuse écorce revêt donc une importance vitale pour certaines régions couvertes de suberaies comme l’Alentejo, tout au sud de la péninsule. Passons rapidement sur les multiples qualités du matériau : chaleureux, flexible et résistant, imperméable et ignifuge, mais aussi naturel, 100 % durable et renouvelable. Rien que ça ! On ne s’étonnera donc pas que des marques aient vu le jour pour célébrer les bienfaits de la cortiça. On pointera ainsi CorkWay, ses accessoires pour la maison où cette matière est combinée à d’autres, pour faire office d’alternative à l’omniprésence domestique du plastique ; Around the Tree et son travail inspiré par les techniques traditionnelles et un héritage familial remontant aux années 50 ; ou BlackCork, qui comme son nom l’indique, concentre son activité sur les débouchés du liège noir, sous l’impulsion du Franco-Portugais Toni Grilo. Enfin, on recommandera à tous ceux que cette spécialité locale a séduits de faire un tour sur le site Cork and Co, qui recense tous les produits en liège, du meuble à l’accessoire fashion.
PAR MATHIEU NGUYEN
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