CASIMIR LIBERSKI SE RACONTE

J’ai 20 ans. Je suis pianiste de jazz. Je suis bruxellois. Je suis dans mon quatrième semestre d’études au Berklee College of Music à Boston. Mon arrivée ici en Amérique, le fait d’être à Boston, a correspondu à ce que je sois complètement plongé dans la musique. C’est ce qui a été évidemment, et tout de suite, très différent pour moi.

A Bruxelles, je faisais de la musique tout en poursuivant mes études secondaires. Je suis parti à Boston dès que je les ai eu finies.

Je me suis préparé à ça et mon entourage m’a soutenu énormément. Ma famille bien sûr, mais aussi mon école, l’International School of Brussels. Lors de ma dernière année à l’ISB, j’avais  » appliqué  » – c’est-à-dire fait une demande d’inscription – dans plusieurs écoles supérieures de musique aux Etats-Unis, à Boston et à NY. (Merci Rick Cameron, merci Eric Delson, qui m’avez tellement aidé dans ces démarches horriblement compliquées !) Je suis allé en avril 2006 aux USA pour faire les auditions. A la suite de quoi Berklee m’a offert une bourse très importante. Grâce à celle-ci, et à une autre bourse que m’a octroyée la fondation belge SPES, j’ai pu partir avec un super appui. Sans lui, sans ces bourses, je n’aurais pas pu envisager cette expérience. Berklee m’a accueilli, et SPES m’a donné la possibilité de mener un projet jazzistique très intéressant.

Au début, ça n’a pas été si facile que ça de s’adapter. La vie américaine, loin de ma famille, de mes potes de Bruxelles, tout ça. Mais il y avait donc ce que je découvrais : la possibilité de ne penser qu’à la musique. C’était même presque bizarre, au début. Même à ça, il fallait s’habituer ! Il y a bien sûr le côté académique de l’école, qui vous donne un emploi du temps organisé par les cours. Il faut d’abord s’y retrouver dans le programme et les séquences de cours (c’est déjà pas une mince affaire), enfin il y a les évaluations, les travaux, et toutes les choses habituelles des études supérieures.

Et puis il y a surtout les rencontres avec d’autres étudiants musiciens. Ça c’est très excitant. On cherche les affinités, on joue beaucoup. Il y a énormément de monde à Berklee, plus de 4000 étudiants. Il faut savoir que Berklee prépare à TOUT ce qu’on peut imaginer concernant la musique, sous tous ses aspects, depuis  » agent artistique  » à ingénieur du son, en passant par le chant gospel, la flûte celtique punk, l’industrie du Design musical ou la Music Therapy… – mais, finalement, il n’y a pas tant que ça d’étudiants en jazz.

Le campus de Berklee se trouve imbriqué dans la ville elle-même. Les bâtiments sont répartis sur quelques rues, près de South Bay. Le quartier est à deux mètres d’une autoroute qui pénètre dans la ville. La  » vie estudiantine  » se déroule dans ces quelques rues. On n’en sort pas beaucoup. La chambre du  » dorm  » (dortoir ?) qu’on partage avec un  » room-mate « , la cafèt’, les salles de répète, le Starbucks d’en face, le restau thaï (mon seul luxe)… Franchement rien de super glamour. Et attention : avant 21 ans, interdiction stricte de boire une bière dans un bar ou prendre le moindre verre de vin dans un restaurant ! Ça, ça change de la Belgique… Et puis, il fait très froid, l’hiver, à Boston. C’est pourquoi il y a d’immenses galeries commerciales qui communiquent entre elles, où l’on peut faire des kilomètres à pied sans mettre le nez dehors. Heureusement, il fait souvent beau et alors la lumière est magnifique !

Le plus important, ici, pour moi, ce sont bien sûr les gens, les rencontres, des départs d’amitiés musicales, les engouements qu’on partage, la recherche. Les rencontres musicales étant ce qui fait la substance du jazz. Avec les professeurs aussi, il y a de grandes rencontres. L’une d’elles, mémorable, a été celle de Danilo Perez.

Boston n’est pas très loin de NY. En termes de distances américaines, on peut même dire que c’est juste à côté. J’y vais très souvent pour de longs week-ends. J’y vais parce que c’est (encore et toujours) à NY qu’on trouve les jazzmen qui comptent. Même si la ville ne leur est plus particulièrement favorable, même si elle leur rend la vie dure, c’est toujours là qu’ils se retrouvent. NY est toujours  » la  » ville de la scène jazz.

J’ai eu la chance de prendre là-bas des cours avec des  » pointures « , comme Brad Mehldau, Jeff Ballard, Larry Grenadier, Fred Hersch, Russ Lossing, ou encore Masabumi Kikuchi. Avec ce dernier, j’ai noué une relation d’amitié. Masabumi Kikuchi est un pianiste japonais qui vit depuis longtemps aux Etats-Unis. Je l’avais rencontré en octobre 2004, au Japon, quand j’étais parti là-bas, avec mon père, pour le tournage de Bunker Paradise (film pour lequel j’ai donc écrit la musique).

Bien sûr, je vais aussi à New York pour voir et  » recueillir les paroles  » de mon maître Ornette Coleman (1). Ornette qui, oui, reste mon maître,  » definitely « .

Actuellement, je monte quelque chose avec des musiciens new-yorkais confirmés, des gens fabuleux : Nasheet Waits (le batteur de Jason Moran et de Andrew Hill dernière période), Sean Conly (un bassiste qui a joué avec des musiciens aussi divers que Freddie Hubbard, Ray Barretto, Tom Harrell ou Mike Stern), et Michaël Attias, un saxo alto et baryton. Michaël est un Marocain né en Israël qui vit à NY. Un beau mélange ! Il est pour moi une sorte de grand frère en jazz. C’est Masabumi Kikuchi qui me l’a fait rencontrer. Ensemble, avec Paul Motian et ce jeune bassiste génial Thomas Morgan, ils forment un trio qui joue ces jours-ci au Village Vanguard.

Comme on le voit, ce sont toujours des filiations, des rencontres, des affinités. C’est toujours comme ça que ça se passe, mais je le découvre de ce côté-ci de l’océan. J’aimerais prendre encore quelques cours avec Jason Moran, Craig Taborn, Vijay Iyer (ce dernier est surtout un magnifique compositeur).

A Berklee même, j’ai formé un groupe avec de jeunes musiciens de l’école, ou qui en sortent. C’est un groupe qui rassemble des personnalités animées par un même esprit de recherche. Des gens qui veulent porter les choses ailleurs. Je veux dire qui ne se contentent pas de jouer simplement du be-bop et des standards. Attention ! J’aime infiniment le be-bop (2) et les standards ! Mais il y a tellement de musiciens qui le font (ou qui l’ont fait) que ça fini par  » coincer  » dans une forme.

Disons que les musiciens de ce petit groupe (appelons-le le groupe de Boston) est engagé dans une tentative de faire bouger les limites de la forme  » tradition  » du jazz. Car il faut bien le dire, il y a un jazz qui a tendance à devenir  » muséal « , y compris le  » free « , d’ailleurs. Nous tentons de faire une musique plus compositionnelle et qui accueille la musique contemporaine. Les musiciens écrivent chacun leurs compositions. Plus qu’un groupe, il s’agit d’un  » collectif  » organisé autour d’un noyau constitué par Aaron Burnett, un saxophoniste très virtuose et très prospectif, et moi-même.

Aujourd’hui, je crois que pour être sur la crête de ce qui se fait, il faut savoir  » tout faire « . Enfin, le plus possible. Jouer sur tous les styles, et les intégrer dans  » quelque chose qui se passe « . La musique contemporaine fait partie de ces styles. Pour savoir tout faire, il faut tout apprendre. C’est la chance que j’ai d’être ici. Je mets à fond cette chance à profit pour apprendre le plus possible, que ce soit dans les cours que je suis, dans les concerts auxquels j’assiste.

Nous sommes ici, à Berklee, juste à côté du NEC (New England Conservatory), où l’on vient de donner tout un cycle Olivier Messiaen. C’était magnifique, passionnant. Là, je sors de Oiseaux exotiques. Les partitions sont à disposition à la bibliothèque. On peut les prendre, les étudier. Tout ça est très enrichissant.

Disons que pour l’instant j’essaie d’ingurgiter ici le plus de science possible. Bien sûr, le jazz exige que l’on reste authentique, parce que c’est de cette manière là qu’on accède au c£ur des gens. Et jamais je n’oublie que le jazz reste une musique de club où les gens tapent du pied et se sentent bouger, mais il faut évoluer. Il faut se porter ailleurs justement pour garder la pêche, et ne pas se contenter de refaire éternellement la même chose.

D’une manière plus générale, ce que j’éprouve ici, aux USA, c’est le rythme. On le sent tout de suite quand on arrive d’Europe. Ce que les bons musiciens ont d’exceptionnel, ici, c’est surtout dans le rythme que vous le percevez. C’est difficile à expliquer. Et pourtant, c’est quelque chose que l’on ressent à l’instant qu’on débarque. Prenez le groove hip-hop, par exemple. (Enfin, il y a une infinité de groove hip-hop, mais soit.) On croit que c’est rien ! Eh bien, je peux vous dire que c’est presque impossible à attraper si on ne l’a pas. Les gens d’ici sont nés dans cette culture James Brown, funk, etc. C’est leur langue naturelle. Il n’y a pas longtemps, j’étais à une soirée où il y avait un simple petit piano électrique et un batteur. Tout le monde se passait le clavier et jouait des lignes de basse. Ça groovait à fond, c’était incroyable. Quand je m’y mettais, moi, rien à faire, je n’arrivais jamais à être aussi  » bad ass  » que les Américains qui, eux, arrivaient à vous faire bouger dès qu’ils s’y mettaient.

Les batteurs d’ici, quand ils sont bons, ils sont tout simplement hallucinants. En Europe, il n’y a pas cette culture du groove. Nous sommes les héritiers d’autre chose. Mais disons que le rythme, c’est vraiment ce que j’apprends ici de plus profond, c’est-à-dire ce que j’apprends sans apprendre, baigné par cette culture du groove.

Que dire encore, sinon que dès que je ne joue pas, je n’aime pas. Quand je joue, j’ai l’impression d’être là où je dois être. Où que je sois.

(1) Ornette Coleman, né en 1930 au Texas, est un compositeur et multi-instrumentiste devenu célèbre par son adhésion au free jazz des années 1950 et 1960…

(2) Le be-bop est né et a prospéré dans les années 1940 et 1950, tranchant par sa complexité et sa virtuosité, sur les Big Bands et l’idée du jazz qui ne serait que musique swing : Charlie Parker, Oscar Peterson, Thelonious Monk, Charles Mingus en sont quelques-uns des interprètes les plus connus. |

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