De l’art de remettre au lendemain.

. Ce que vous pourriez (et même devriez) faire le jour même ! On appelle ça la procrastination. L’écrivaine Marie Desplechin nous livre les bénéfices que procure ce trait de caractère. Gare à la tentation !

Au panthéon des grands résistants à l’ordre productiviste brille toujours la figure énigmatique de l’employé Bartleby. Créé par Herman Melville, ce modeste héros oppose à toute demande un définitif  » J’aimerais mieux pas « . C’est courageux, mais extrémiste. Martyr de sa cause, Bartleby n’en tire au bout du compte aucun bénéfice, et finit enfermé dans son bureau avec des biscuits au gingembre. On peut le comprendre et l’admirer. Mais le suivre, certainement pas. Sans compter que son héroïsme du refus a quelque chose de suspect : poussé à ce stade, c’est déjà presque de l’efficacité. Il existe des stratégies moins spectaculaires pour décliner les diktats de l’idéologie dominante et saboter sournoisement ses valeurs. La plus éprouvée d’entre elles consiste à ériger la procrastination en règle de vie. Du latin  » cras « , demain. Procrastiner, c’est remettre à demain ce que vous pourriez (et même devriez) faire le jour même. On peut mesurer le caractère subversif de la procrastination à l’échelle de la méfiance et du mépris dans lesquels sont tenus les paresseux, les baratineurs et les velléitaires. Ils sont les parias d’un système fondé sur la réussite sociale, les lépreux du  » travailler-plus-pour-gagner-plus « . Pour être à ce point déconsidérés, il faut bien qu’ils représentent une menace, même faible. Voire, pire, une tentationà

Car les avantages de la procrastination sont nombreux : elle est à la portée de tout le monde, elle peut affecter au choix tout ou partie de votre existence, elle ne demande pas d’affrontement direct, et, si elle peut entraîner des désagréments, ils sont au moins compensés par des bénéfices immédiats. Enfin, joyeusement assumée et même revendiquée, elle est capable de faire de vous un être plus libre, plus riche et, en tout cas, plus heureux. C’est du moins ce que s’efforcent de prouver Kathrin Passig et Sascha Lobo, les deux jeunes auteurs berlinois d’un traité moderne, paru au printemps dernier, intitulé : Demain, c’est bien aussi. Comment régler ses affaires sans aucune discipline personnelle.

Autant le reconnaître, si le ton est alerte, le livre est parfois touffu, les citations fantaisistes, les sources foireuses et les cas bricolés. Mais cette absence de prétention littéraire et scientifique constitue une garantie d’authenticité : les auteurs savent de quoi ils parlent. Ils se présentent d’ailleurs eux-mêmes comme  » ceintures noires de la procrastination « . Le grand mérite de leur livre est de sortir la procrastination de la catégorie du péché, d’éviter au lecteur les avertissements moralisateurs, les appels à se ressaisir et autres injonctions aussi minables qu’inutiles. Ils y voient plutôt le symptôme d’un trouble de l’attention souvent accompagné d’hyperactivité. Ledit symptôme affectant de 20 à 85 % de la population (on relèvera la souplesse élastique de l’estimation), il n’y a pas de quoi paniquer. Ceux qui en sont affectés (vous, moi, les autres) sont baptisés  » lobos « , pour  » Lifestyle of Bad Organisation « .

Les manifestations du trouble sont aussi nombreuses que familières : tout ce que la simple survie en milieu urbain exige de vous est fait trop tard, en dépit du bon sens, voire pas fait du tout (travail, administration, ménage, sport, santé, etc.). Le tout dans l’espoir vague (et parfois récompensé) que les choses finiront par s’arranger d’elles-mêmes. Tout cela engendre évidemment un certain nombre de conséquences pénibles, de pénalités et de manifestations d’opprobre. Que faire ? À cette question que nous, lobos, nous posons depuis que nous avons identifié notre singularité – c’est-à-dire en gros depuis l’école primaire – nos deux amis allemands se gardent bien de répondre par des rappels à l’ordre.

D’abord, ils savent que c’est vain. Ensuite, ils pensent que c’est idiot.  » Ce n’est pas le procrastinateur qui est inadapté à notre société, écrivent-ils, mais son environnement qui est infesté de fausses attentes et de structures organisationnelles ultracompliquées.  » Ils présentent donc des exemples rassurants de procrastinateurs heureux, et proposent des  » techniques simples pour s’accommoder aux règles de la société « . Après bientôt cinquante ans de procrastination active, j’avoue que je les connaissais toutes. Ce qui n’enlève rien au plaisir qu’on trouve à les voir d’une certaine manière théorisées. Confier à d’autres les tâches qu’on n’accomplira pas. Faire de la dispersion un mode de production. Utiliser au maximum les ressources de l’Internet. Établir des listes de choses à ne pas faire, ou alors des listes de choses qu’on fera de toute façon (prendre son petit déjeuner) pour le seul plaisir de les rayer. Méditer sur la semaine de quatre heures, théorie économique de Timothy Ferriss. Apprendre à démissionner. Et surtout, admettre une bonne fois pour toutes que ceux qui gâchent leur vie à accomplir des tâches qu’ils n’aiment pas septante heures par semaine ne sont pas les grands vainqueurs de notre temps. Le seul conseil totalement inédit dans cette mine de stratagèmes consiste à vous inciter à prendre de la Ritaline, dite aussi  » kiddy coke  » ou drogue des enfants, médicament destiné à lutter contre l’hyperactivité en régulant l’apport de dopamine dans le cerveau. Mais encore faut-il trouver un médecin pour le prescrire, et surtout prendre rendez-vousà

Une fois convaincus du bien-fondé de l’éparpillement et de l’inaction, les lecteurs pourront perdre quelques heures en se livrant à la lecture inutile d’un ouvrage amusant intitulé Procrastination. Pourquoi remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui ? Son auteur, un certain Dr Steel, canadien, vient ajouter cet automne son pavé à la liste déjà interminable des manuels de développement personnel consacrés à éradiquer la douceur de vivre. Docteur en psychologie, le bon Dr Steel a mis la procrastination en équation, ce qui constitue une avancée considérable, il faut l’avouer. La partie scientifique de son ouvrage offre une bonne occasion de rigoler un peu. Mais ce n’est rien comparé à son étude historique, culturelle, métaphysique, et même phylogénétique de la procrastination. Tout y passe, de la dissection du cerveau au survol de la Bible, et tout concourt à stigmatiser le pauvre procrastinateur (assimilé par un glissement de sens au traditionnel paresseux). Ruinant sa vie sociale, professionnelle, sentimentale, sa santé, sa fortune, mettant en péril l’équilibre économique des nations, le procrastinateur court à la dépression, à la mort et même à la damnation (car il n’a même pas pris la peine de s’occuper de son avenir post mortem). Heureusement, grâce à ses équations scientifiques, le Dr Steel est en mesure de lui dispenser de précieux conseils de réhabilitation, assortis de menaces.

Un exemple ?  » Bref, fumer, boire excessivement, se droguer, avoir un comportement imprudent et une conduite dangereuse, trop manger, se battre – sans parler des partenaires qui défilent dans votre lit : voilà des activités que les procrastinateurs adoptent plutôt souvent.  » Suivi un peu plus loin de :  » Si le procrastinateur a tendance à être moins riche et plus malade, il est probable qu’il sera également moins heureux. Et c’est le cas.  » Tant d’énergie, d’arrogance et de mots (300 pages, quand même) pour aboutir à un résultat aussi bête : voilà quelqu’un qu’un peu de procrastination aurait pu sauver, au moins du ridicule. Cet automne en tout cas, au rayon Art de vivre et Développement personnel, on ne saurait trop recommander la tendance berlinoise, c’est clair.

Demain, c’est bien aussi. Comment régler ses affaires sans aucune discipline personnelle, par Kathrin Passig et Sascha Lobo (éd. Anabet).Procrastination. Pourquoi remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui ?, par le Dr Piers Steel (éd. Privé/Michel Lafon).

Marie Desplechin

Il y a toujours l’espoir que les choses s’arrangeront d’elles-mêmes.

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