Dorothée Latteur Mailles en failles

Lauréate du dernier Festival international de mode de Dinard, la Belge Dorothée Latteur tente aujourd’hui de percer à Paris. Portrait d’une jeune femme déterminée qui allie volontiers la passion au thème de l’exclusion.

De Dries Van Noten à Olivier Strelli en passant par Ann Demeulemeester et Veronique Branquinho, les Belges qui ont réussi à se faire un nom dans les sphères de la mode internationale restent généralement au pays de leurs ancêtres pour mener sereinement leur brillante carrière. Rares sont les exceptions dérogeant à cette règle patriotique qui veut que le créateur noir-jaune-rouge reste précisément proche de ses ateliers de fabrication belges dont le savoir-faire est apprécié à l’étranger. Parmi elles, on peut citer Véronique Leroy, bien implantée au coeur de la mode parisienne, mais aussi la débutante Dorothée Latteur dont le talent a déjà été fortement récompensé au dernier Festival international des jeunes créateurs de mode de Dinard, en Bretagne, en avril 2000.  » Si j’ai décidé de m’installer à Paris, ce n’est pas par choix, mais bien par hasard, affirme d’emblée cette jeune femme de 24 ans. C’est vrai que j’adore cette ville et son architecture, mais je déteste en revanche l’ambiance qui y règne. Les gens n’ont aucun savoir-vivre et il se pourrait bien que je revienne un jour habiter en Belgique. « 

Le hasard, pourtant, fait parfois bien les choses. Car c’est lui qui a entraîné Dorothée, malgré elle, sur le sentier de la mode. Enfant, cette styliste originaire de Saint-Ghislain entretenait plutôt des rêves d’archéologue et d’Indiana Jones en herbe, même si elle s’amusait déjà à confectionner des petites robes originales pour ses poupées dénudées. A cette époque, elle n’a donc pas le feu sacré. Il faudra attendre l’adolescence et des envies de rébellion sociale pour voir doucement pointer ses premières tentatives de création vestimentaire.  » Mes parents, qui étaient ouvriers, voulaient que leur fille unique ait la meilleure éducation qu’il soit, se souvient Dorothée. En secondaire, je me suis donc retrouvée dans une école privée, très bourgeoise, où toutes les filles s’habillaient avec des marques hors de prix. Comme mes parents ne savaient pas suivre à ce niveau-là, j’ai donc été mise à l’écart et j’ai commencé à délirer pour mieux me faire remarquer.  » Partant du principe qu’il vaut mieux se faire exclure pour ses choix personnels que pour ses origines sociales, la jeune Dorothée Latteur entreprend donc une politique de provocation vestimentaire qui ne laisse pas les autres élèves indifférentes. Elle fouine alors dans les marchés aux puces et achète des vêtements de seconde main pour mieux les réinterpréter à sa façon. Elle apprend la couture sur le tas, expérimente, coud, découd, recoud à coups de fausses fourrures et de détournements habiles. Ses pulls deviennent des jupes, ses créations commencent à susciter la curiosité de ses copines de classe et Dorothée se met alors en tête d’entreprendre des études de stylisme. Ses parents, pourtant, ne l’entendent pas de cette oreille. La mode, c’est bien connu, n’a rien de très sérieux et la jeune fille se voit contrainte de décrocher un graduat d’aide-pharmacienne  » par sécurité « . Ce diplôme rassurant en poche, elle a désormais la bénédiction parentale pour suivre la formation dont elle rêve depuis peu. A nouveau, l’argument financier intervient dans le choix de l’école : La Cambre est beaucoup trop chère, Dorothée se retrouve donc pour trois années d’études à l’Institut Saint-Luc de Tournai en section  » Stylisme-Vêtements « . Le virus de la mode est en elle. Elle a désormais le feu sacré.

En juin 1998, la jeune diplômée se retrouve donc sur le marché de l’emploi, dans un secteur prisé où la concurrence fait rage. Elle accepte un premier travail de styliste au sein d’une petite société textile hennuyère mais, très vite, la frustration la ronge.  » C’est comme si vous étiez artiste peintre et que l’on vous imposait le sujet, le style et les couleurs, avoue Dorothée. Le plaisir s’estompe rapidement et vous n’attendez plus qu’une seule chose : créer votre propre tableau selon vos désirs et votre propre vision de la vie.  » Sur la base de ce constat, la jeune créatrice de mode tente donc de voler de ses propres ailes en participant à quelques festivals de mode. En février 1999, elle remporte le premier prix du concours Alta Fashion, à Charleroi, avec sa collection  » O-positions  » et récidive, deux mois plus tard, avec la même collection au concours Mode émois de Dijon. Là, aussi, le premier prix l’attend avec, en guise de récompense, l’opportunité d’un stage de quatre semaines chez Pedro Williams Borquez, un jeune créateur déjà implanté au coeur du Forum des Halles, à Paris. Prévu initialement au mois de juin 1999, l’expérience se poursuit pendant trois autres mois vu l’enthousiasme réciproque. Forcée de s’installer à Paris pour vivre pleinement cette aventure, Dorothée mène alors, selon ses dires,  » une vie de bohème  » entre l’appartement d’une amie danseuse à l’Opéra de Paris, la maison parentale d’un petit copain de l’époque et, finalement, un studio minuscule de 8 mètres carrés qu’elle gardera pendant huit mois.

A la fin de son stage parisien, elle entend parler du Festival international de Dinard et décide de constituer un sérieux dossier dans l’espoir d’y participer. Pour financer l’opération et payer son logement parisien, la styliste accepte un boulot de vendeuse dans un magasin de maroquinerie. La vie de bohème continue jusqu’à sa sélection effective au Festival de Dinard en compagnie de douze autres candidats français, allemands, italiens, japonais et polonais (sur plus de cent inscrits). Au souvenir de ce week-end des 15 et 16 avril 2000, Dorothée Latteur se montre franchement émue : la jeune femme y a, en effet, remporté trois des six prix décernés dont le plus convoité, le Grand Prix des Créateurs. Le jury de professionnels, présidé par Lolita Lempicka et honoré entre autres par la présence de Paco Rabanne et Olivier Lapidus, a visiblement apprécié l’hommage singulier de la créatrice belge aux nomades des villes à travers des silhouettes jouant sur le décalage des formes, les effets de cousu-décousu et la maille réinventée.  » Lorsque je suis arrivée à Paris, explique Dorothée, j’ai été fortement choquée par la misère qui y régnait. Les SDF m’ont vraiment obsédée et mon travail s’est naturellement organisé autour de ce thème. Contrairement à John Galliano qui, par la suite, a versé dans la parodie avec ses clochardes chics pour Dior, j’ai plutôt voulu rendre hommage à ces personnes exclues en imaginant une garde-robe originale qui a ensuite été interprétée en d’autres termes – nomades new age – au moment du festival. « 

La victoire de Dorothée Latteur à Dinard lui ouvre évidemment de nouvelles portes. Outre une récompense financière bienvenue qui lui permet de louer un studio un peu plus grand à Paris, elle reçoit non seulement l’opportunité d’organiser un défilé pour la presse à moindres frais pour une prochaine collection, mais aussi un espace gratuit pour le Salon international du Prêt-à-Porter féminin, à Paris. Ne souhaitant nullement rater le coche de pareilles occasions, Dorothée se met d’emblée à la création de cette nouvelle collection qu’elle entend bien présenter à la presse et aux éventuels acheteurs. Après quelques mois de travail acharné, elle convie enfin, le 4 décembre dernier, une centaine de personnes à découvrir sa première  » vraie  » collection de 25 silhouettes pour homme et femme sur le thème de la séparation.  » J’ai poursuivi ma recherche autour de l’exclusion, avoue Dorothée. Je l’ai interprétée cette fois sous la forme de motifs géométriques qui sont censés représenter les failles de la société dans des matières brutes et des couleurs sobres. D’ailleurs, chaque silhouette porte le nom d’une station de métro parisienne pour rappeler cet hommage que j’ai voulu rendre aux SDF.  » Séduisants, ses vêtements urbains retiennent l’attention des quelques journalistes présents. Les acheteurs ne se pressent pas encore (il est vrai que sa collection s’inscrit dans la saison de l’hiver 2001-2002!) mais Dorothée compte bien sur sa participation au Salon international du prêt-à-porter féminin à Paris pour relancer la machine commerciale. Du 26 au 29 janvier 2001, elle fait donc ses premiers pas en salon et noue quelques contacts qu’elle doit encore, aujourd’hui, exploiter.  » Je me trouve vraiment à une période charnière de ma jeune carrière, reconnaît Dorothée. Les prochains mois vont être décisifs. J’ai très envie de rester à Paris qui est la capitale de la mode et que j’aime par-dessus tout malgré l’absence de réels rapports humains, mais, d’un autre côté, cela m’oblige à conserver, en parallèle, un boulot alimentaire pour pouvoir financer mon activité de créatrice de mode. C’est la rançon de la passion. J’ai le feu sacré mais, en même temps, c’est horrible puisque je suis obligée de travailler à tout autre chose. Cela dit, je ne me sens nullement parisienne et je revendique toujours l’étiquette belge. Et si j’estime prochainement qu’il serait dans mon intérêt de revenir en Belgique, chez mes parents, pour m’investir à 100% dans la mode et nouer ainsi de nouveaux contacts prometteurs, je n’hésiterai sans doute pas.  » A 24 ans, Dorothée Latteur, qui a récemment inauguré un site Internet pour mieux exposer son univers (1), attend patiemment sa deuxième heure de gloire.

(1) www.dorothee-latteur.com

Frédéric Brébant

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