Et le meilleur fromage suisse est…: au cœur des Swiss Cheese Awards
Ce concours, cela fait quatre ans qu’ils l’attendent, et la tension dans l’air est palpable. Sur 1064 fromages suisses, les meilleurs sont sur le point d’être choisis, et 150 juges en provenance des quatre coins du monde ont été convoqués pour l’occasion. Reportage au cœur des alpages. Dites cheese!
Combien de fromages suisses pouvez-vous nommer de mémoire? Gruyère, emmental, appenzeller peut-être, et vacherin… Si vous avez aussi cité le sbrinz et l’etivaz, vous êtes presque un expert! Il y a pourtant ici, à l’occasion des Swiss Cheese Awards, plus d’un millier d’échantillons à classer. Il existe en effet beaucoup plus de variétés que celles que l’on retrouve dans les grandes surfaces belges. Par ailleurs, le gruyère du fromager Y est un peu différent de celui de X. Un peu plus jaune ou plus pâle, plus gras, plus sucré ou plus salé. Et ce sont ces nuances qui feront la différence, là où nous nous trouvons, dans le Val de Bagnes.
La scène est impressionnante: dans une immense salle de réception, sur de longues tables, les centaines de demi-fromages sont regroupés par type, sans nom mais avec un code, car il est question d’une dégustation à l’aveugle. Des demi-fromages? Oui, car les participants sont arrivés il y a une semaine avec leurs camions frigorifiques et leurs produits ont été soigneusement coupés en deux par les organisateurs. Une moitié pour les juges, et l’autre dans le réfrigérateur, comme roue de secours en cas d’accident. Les Suisses ne font pas les choses à moitié.
Ce concours biennal a été organisé pour la première fois en 2001 à Berne, mais cela fait quatre ans qu’il n’a plus eu lieu, à cause de la pandémie. Philippe Moreau, fromager-affineur à Liège, est le seul Belge à avoir fait partie du jury à chaque édition. Aujourd’hui, il est chef de table pour les fromages à pâte mi-dure, 32 par table, qui sont au nombre de quatre. Dans cette catégorie, les juges doivent donc choisir le meilleur parmi 110 échantillons, en leur attribuant des points. «Nous testons tous le même fromage au même moment, explique l’expert. On coupe, on sent, on goûte. Nous avons commencé à 10 h 30, et avons travaillé sans interruption pendant environ quatre heures. C’est très fatigant. Il ne faut surtout pas prendre de trop gros morceaux, sinon, on bloque et c’est impossible de continuer.»
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Réveil matinal
Pendant que le jury fait son travail avec diligence, un petit bus nous emmène dans l’une des fromageries locales. Nous sommes dans le canton du Valais, en Suisse francophone, à quelques pas de la frontière italienne. A Orsières, sur la voie menant au Grand-Saint-Bernard et à Aoste, une coopérative de fromagers a récemment construit un nouveau bâtiment. «Pas seulement pour la fabrication de fromage, déclare le président Benoit Tournay. Beaucoup de touristes passent par ici, donc nous avons aussi installé une boutique, une salle de consommation, et le dimanche soir, quand les visiteurs rentrent chez eux, ils peuvent emporter un kit pour fondue. Dans la salle, on peut manger de la raclette de 6 à 22 heures.» La fameuse raclette du Valais, que la plupart d’entre nous connaissent comme un sport de table agréable dès que les températures baissent… Ici, elle se mange hiver comme été, en semaine comme le week-end. C’est la solution toute trouvée en cas de paresse culinaire.
Le premier maître fromager, René Levisa, coiffé d’un chapeau blanc et chaussé de bottes en caoutchouc, nous fait visiter le bâtiment flambant neuf. Le premier lait est arrivé entre 6 h 15 et 7 h 15 et quelques heures plus tard, les premières roues ont déjà été transférées dans un bain de saumure. Le processus est en grande partie automatique − «pourquoi s’obstiner à travailler manuellement, quand de bonnes machines peuvent nous aider?», précise Benoît Tournay. Pourtant, c’est toujours le savoir-faire du fromager qui fait la différence: «Ce n’est pas comme suivre une recette de compote de pommes. Tellement de facteurs entrent en jeu pour déterminer le goût du lait, comme la qualité de l’herbe, la météo, si les vaches ont récemment vêlé…» Les bêtes en question, de différentes races, ont passé l’été à 1 700 mètres d’altitude et plus, où l’eau est cristalline et les pâturages sont savoureux, avec beaucoup de fleurs sauvages. C’est ce qui donne la saveur florale au fromage à raclette. En hiver, elles descendent dans les étables et sont nourries avec le foin de ces mêmes pâturages. La star est la vache d’Hérens noire, une race relativement petite et robuste.
Le b.a.-ba de la raclette
Dans la cave d’affinage, Benoit Tournay nous montre comment les fromages sont contrôlés: on les tape avec un marteau, on inspecte et renifle la croûte, puis on y enfonce un bâton pour goûter. «Deux petits trous, c’est tout ce qui est autorisé», ajoute le fromager. Et il y a d’autres points sur lesquels il se montre intransigeant. Tous les fromages à raclette sont fabriqués à partir de lait cru et portent le label AOP, ou appellation d’origine protégée. «Certains ajoutent des herbes, ou enduisent la croûte d’un distillat ou de fleurs sauvages, mais nous ne sommes pas attirés par ces pratiques. Nous ne proposons qu’un seul fromage aux herbes, provenant du col du Saint-Bernard, près d’ici, d’où le chien sur notre logo.»
La dégustation de la raclette est, elle aussi, réglée comme du papier à musique: «A chaque raclage, on mange un cornichon, deux oignons perlés, une pomme noisette, et on boit un verre de fendant, souligne le spécialiste. Pas de poivre. Pas de charcuterie. Avant oui, mais pas pendant.» Combien de fois peut-on remplir son assiette? «Normalement, trois à quatre fois, mais j’ai déjà vu un homme manger 21 portions.» Eddy Baillifard, joyeux luron, est l’ambassadeur du fromage à raclette et, à ce titre, il parcourt le monde avec lui. «Au premier grand salon de l’agriculture, j’en ai servi à Jacques Chirac, et je l’ai aussi fait goûter à votre roi Philippe.» Son fils participe au concours, avec une version à la truffe, mais Eddy lui-même n’a pas le droit de participer, et doit rester neutre. Il ajoute que la main-d’œuvre devient de plus en plus difficile à trouver. «Nous espérons que les jeunes retourneront dans les montagnes et à l’agriculture, maintenant que la situation se complique un peu partout», dit-il.
Une grande fête
Dehors, nous découvrons le marché. Dans un chapiteau et de petits chalets, des fromagers de toutes les régions présentent leurs meilleurs produits. Nous assistons à une grande fête qui dure trois jours et qui est souvent l’occasion pour les artisans de rencontrer leur famille et leurs amis d’autres vallées, le tout en partageant des verres. Une bière blonde, mais aussi du vin blanc, beaucoup même. Certains ont enfilé leurs costumes pour l’occasion. Les Suisses aiment les traditions. Même si le concours comporte également une catégorie distincte pour les «nouveautés»: fromages noirs, fromage en forme de citrouille, petites boules, etc. «Un jour, j’ai dû goûter un morceau rempli de viande crue, je n’arrivais pas à l’avaler», confesse Philippe Moreau. La créativité a ses limites.
C’est enfin le moment où les gagnants des différentes catégories sont appelés sur scène, un par un, en trois langues pour recevoir leurs médailles. Les raisons de participer à ce concours sont variées: honneur, diplôme, réputation, notamment. Philippe Moreau nous explique que le superjury doit alors sélectionner une superstar parmi les vainqueurs. Et c’est la fromagerie de Montbovon qui repart avec le trophée 2022, pour son gruyère, le fromage sans trous mais au goût si familier.
L’Agence de promotion du fromage suisse visite régulièrement les magasins spécialisés et remet une plaque en émail aux affineurs qui accordent une attention particulière aux produits artisanaux de Suisse. Il y en a 104 en Belgique. Retrouvez une carte interactive sur fromagesdesuisse.be
LA REINE DES VACHES
Les vaches noires et brunes de la race d’Hérens sont faites pour la montagne. Relativement petites — une vache adulte pèse entre 400 et 800 kg —, elles sont recherchées pour leur douceur et leur lait riche. Mais elles sont surtout connues pour leurs «combats de reines».
Ces combats ne sont pas du tout comparables aux corridas sanglantes, qui se soldent souvent par la mort de l’animal. La race d’Hérens a ceci de particulier que les vaches rivalisent naturellement entre elles pour devenir les meneuses du troupeau. Ce comportement forme une hiérarchie dans celui-ci. Lors du combat, les deux bêtes, l’une en face de l’autre et front contre front, poussent jusqu’à ce que l’une d’elles recule. Tout est réglementé et l’on veille à ce que les animaux ne se blessent pas mutuellement avec leurs cornes. La gagnante devient la reine et reçoit une lourde cloche gravée autour du cou. Parée d’une guirlande de fleurs, elle conduira le troupeau vers les alpages au début de l’été. Dès lors, les autres vaches suivront toujours le tintement émis par leur reine.
Chaque vallée organise ses propres affrontements. Nous les découvrons de nos propres yeux aux Haudères, dans le Val d’Hérens. Une arène délimitée par une corde, entourée de stands en bois, et des vaches qui ont reçu des numéros à la peinture blanche sur leur garrot. Les accompagnateurs se tiennent prêts, casquette sur la tête, bottes aux pieds, et bâton à la main. Les bêtes sont appelées par deux et conduites dans l’arène. A chaque tour, il y a une gagnante, dont le propriétaire reçoit une cloche et une médaille.
Certaines vaches n’aiment pas combattre. Elles grattent le sol avec leur patte avant, remuent le sable, et regardent dans l’autre direction avec un air indifférent. Leurs propriétaires se tiennent à l’extérieur du ring et les encouragent en chuchotant, sifflant ou en leur offrant une petite friandise. Puis, parfois, la vache se décide et la lutte commence. Celle qui abandonne et s’en va perd. Après trois tentatives, elle est emmenée au loin.
Les vaches d’Hérens faisaient autrefois la richesse de la région. Elles fournissent le lait pour les fromages, le beurre et les yaourts, et sont aussi utilisées pour la viande fine qui est séchée, et connue chez nous comme viande des Grisons. Cependant, leur nombre a fortement diminué dans les années 50, avec la grande migration vers la ville de nombreux éleveurs quittant leur montagne. La race doit sa survie principalement aux traditionnels combats des reines, et à quelques amateurs inconditionnels qui ne voudraient élever une autre race pour rien au monde. Aussi, quand on demande à Eddy Baillifard combien il faut débourser pour acheter une telle vache, il nous regarde, l’air choqué. «Ça n’a pas de prix, une Hérens, c’est un coup de cœur!»
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