Hedi Slimane
A 32 ans, Hedi Slimane est déjà reconnu comme le créateur star de la mode masculine. Au-delà de cette étiquette réductrice, le talentueux directeur artistique de Dior Homme est avant tout un être secret, modeste et droit. Rencontre parisienne.
Le rendez-vous avait été donné dans une galerie d’art contemporain de la place des Vosges, à Paris, au surlendemain du défilé inaugural de Hedi Slimane pour la nouvelle ligne Dior Homme. Premier contact, première surprise : la galerie d’art a été transformée en un showroom effervescent où des émissaires commerciaux du monde entier se pressent déjà pour passer leurs commandes fermes de l’hiver 2001-2002. Dans cette ruche vestimentaire gagnée par la fièvre acheteuse, une silhouette longiligne de Tintin moderne fend discrètement le décor. Jeans large à taille basse, chemise blanche éclatante et manteau noir impeccablement coupé ponctuent la démarche d’un Hedi Slimane élégamment nonchalant.
Première poignée de main, deuxième surprise : celui que tous les magazines de mode présentent désormais comme » la » star des podiums masculins se révèle d’une réserve et d’une modestie rares. Rien à voir avec le profil excentrique qui sied généralement si bien aux créateurs de mode branchés. Sa voix est douce; son attitude, posée; son souci de l’autre, réel. » Cela vous dérangerait-il de faire l’interview autour d’un café? « . Heu… Non. Nous quittons les murs blancs garnis de tringles noires de la galerie d’art parisienne, direction le bistrot du coin. Hedi Slimane se ravise, appelle son chauffeur (à 32 ans, il n’a toujours pas son permis de conduire) et le prie de nous emmener dans un endroit beaucoup plus tranquille. » Vous avez déjeuné? « . Heu… Oui. Il est 14h30, le directeur artistique de Dior Homme meurt de faim et pense que le restaurant du superbe hôtel Meurice fera bien l’affaire. Fin du premier acte.
Deuxième acte, lever de rideau. L’interview se fera sans enregistreur, comme au bon vieux temps, la main scotchée sur le bloc-notes ouvert. Hedi Slimane préfère la discussion conviviale et détendue plutôt que l’interrogatoire journalistique beaucoup trop formel. Il parcourt le menu de ce restaurant huppé, hésite un court instant et interroge finalement le maître d’hôtel quant à la confection d’une » simple omelette » non reprise dans les propositions gastronomiques. Le feu vert est rapidement donné et, au-delà de ce choix franchement anodin, c’est une certaine philosophie de la mode qui apparaît en filigrane. Animé par » la recherche constante d’une forme de grâce « , le créateur de Dior Homme aime visiblement la difficulté qui se cache sous une apparente facilité. Quoi de plus banal et de plus difficile, en effet, qu’une modeste omelette? Pareil pour les vêtements.
Au-delà de leur simple évidence, les créations de Hedi Slimane s’illustrent, en effet, par une technicité hors pair, un dynamisme raffiné et une sensualité des plus rafraîchissantes qui forcent le respect sur la planète mode. » J’aime jouer sur le périmètre, concède le styliste, et faire une recherche sur le corps et la silhouette à la limite du champ du possible. » L’homme selon Hedi Slimane? » Il est animé par des contradictions, poursuit-il. Il est volontaire et déterminé, mais en même temps fragile et sensuel. Je n’aime pas l’idée d’une masculinité liée au pouvoir. Je n’aime pas non plus les choses surfaites. Je préfère le trompe-l’oeil dans une approche moins artificielle et beaucoup plus naturelle. «
Naturel. Un seul mot dans la bouche de Hedi Slimane pour tenter d’expliquer sa réelle passion pour la mode. » Je dirais même que c’est atavique, enchaîne-t-il. Il y avait des tailleurs dans ma famille et ma mère a toujours fait mes vêtements. Mon approche de la mode a donc été logique, évidente, naturelle. » Le petit Hedi, pourtant, a failli devenir reporter. De mère italienne et de père tunisien, ce Parisien métissé est vivement encouragé par ses professeurs à tenter l’aventure journalistique à la sortie du lycée. Ces conseils précieux le mènent en hypokhâgne avec, en ligne de mire, une probable inscription en sciences po, mais à 20 ans, le jeune homme surprend son entourage en entrant à l’Ecole du Louvre pour un avenir qu’il veut davantage artistique. Il est vrai que, depuis l’âge de 15 ans, l’étudiant réalise lui-même ses vêtements et que le virus de la mode le gagne de jour en jour.
Fraîchement diplômé, il fait ses premiers pas professionnels comme assistant chez José Lévy, avant de rejoindre Jean-Jacques Picart pour repositionner, d’une part, l’image de New Man et travailler, d’autre part, sur le projet du centenaire de la toile Monogramme de Vuitton. Son approche talentueuse de la mode le conduit, en 1997, à la première grande rencontre de sa jeune carrière en la personne de Pierre Bergé qui le propulse au rang de directeur artistique de la ligne homme Yves Saint Laurent Rive Gauche. A 29 ans, Hedi Slimane est déjà sur les rails de la reconnaissance internationale. Ses premières collections pour la marque mythique suscitent d’emblée les ovations de la presse et l’engouement des acheteurs, au point que rien ne semble pouvoir venir troubler l’avancée triomphale.
En 1999, l’orage éclate toutefois dans le ciel du luxe mondial : les groupes LVMH et PPR se font la guéguerre à coups de prises de pouvoir surprise et de rachats éclair. Dans la valse des concentrations ambiantes, Gucci met finalement la main, grâce à PPR, sur la plus prestigieuse des griffes françaises : Yves Saint Laurent. Dans cette opération financière des plus spectaculaires, seule l’activité haute couture de la marque échappe au contrôle de l’ambitieux Italien, puisque la direction artistique du prêt-à-porter tant féminin que masculin revient au Texan Tom Ford (déjà en place à la direction de la création chez Gucci).
Un grand point d’interrogation se dessine au-dessus de la tête du très convoité Hedi Slimane, fort de ses cinq brillantes saisons passées en » Rive Gauche « . Les propositions affluent, le jeune homme réfléchit. Dans les négociations en cours, Gucci offre à Hedi Slimane l’opportunité et le luxe inespéré de lancer sa propre marque éponyme alors qu’un autre pôle du luxe emmené par Prada l’invite à réfléchir sur une reprise éventuelle de la direction artistique de l’un de ses fleurons branché : Jil Sander. Surgit alors un émissaire du camp LVMH avec une offre de contrat plutôt alléchante : et si l’ex-créateur de Yves Saint Laurent Rive Gauche acceptait de prendre en charge l’ensemble de la création et de l’image des lignes de prêt-à-porter masculin du tout aussi mythique Christian Dior?
Hedi Slimane décide de relever le défi en juillet dernier et Bernard Arnault, patron de LVMH, jubile : il vient de marquer un point contre Domenico De Sole, PDG de Gucci et allié de François Pinault, le maître du géant PPR. » Dans cet épisode, je suis finalement devenu spectateur des nombreuses spéculations qui se faisaient à mon sujet et dont j’ignorais même parfois l’existence, se souvient Hedi Slimane. C’est d’ailleurs à cette période que je suis parti vivre à Berlin pour fuir toutes les rumeurs qui me concernaient ( NDLR : aujourd’hui, le créateur partage sa vie entre Paris et la capitale allemande). En ce qui concerne mon choix, je n’avais pas envie d’avoir mon nom sur une marque. Je ne suis pas carriériste et, de toute façon, je trouve que le fait d’avoir ma propre marque m’aurait privé de liberté. Mon nom serait devenu un label et j’en aurais été prisonnier. En revanche, j’estime avoir beaucoup plus de liberté en travaillant dans une maison comme Dior. Attention, je ne dis pas que c’est plus facile. C’est d’ailleurs tout aussi inconfortable parce qu’il y a tout un inconscient collectif autour de la marque. Je dois jouer avec des cartes qui sont déjà là. Mais l’idée de travailler au coeur d’une institution aussi prestigieuse m’intéresse vraiment. Il y a un héritage culturel, un patrimoine et une tradition qui peuvent avoir l’air archaïque, mais qui ne sont pas nécessairement ringards. En fait, je suis très attaché à un certain esprit couture et je pense vraiment que l’idée de le traduire en mode masculine au sein d’une maison comme Dior était, en définitive, le meilleur choix. De toute façon, je ne partage pas la culture de mode développée par Gucci et je peux dificilement faire quelque chose en laquelle je ne crois pas. »
Dans la guerre du luxe, le bruit des canons est toujours bien audible. Pour preuve : la passe d’armes symbolique qui s’est déroulée à la fin du mois de janvier, à Paris, lors des présentations des collections masculines de l’hiver 2001-2002. Tom Ford y présentait, le 27 janvier dernier, son premier défilé Yves Saint Laurent Rive Gauche, tandis que Hedi Slimane inaugurait, un jour plus tard, ses toutes premières silhouettes pour la ligne Dior Homme. Résumé de l’ambiance : Tom Ford avait garni ses mannequins des mêmes lunettes rectangulaires que celles habituellement portées par Yves Saint Laurent pour mieux rendre hommage au fondateur de la marque, mais l’illustre personnage (pourtant invité) était là où on ne l’attendait pas, c’est-à-dire au premier rang du défilé de Dior Homme en compagnie de ses proches Catherine Deneuve et Pierre Bergé et, bien sûr, de Bernard Arnault.
Si Tom Ford a réussi à convaincre l’assistance avec un audacieux mélange d’habillé et de décontracté, c’est assurément Hedi Slimane qui a remporté le match au sommet avec une collection d’une grande cohérence tissée de silhouettes nerveuses mais sensuelles, épurées mais raffinées, apparemment simples mais très intelligemment construites, où les costumes noirs portés avec une chemise ouverte disputaient la vedette aux tops blancs sans manches. Au-delà de ce coup de maître inaugural, l’assemblée a évidemment retenu l’embrassade qui suivit le défilé entre Monsieur Saint Laurent et son jeune élève d’antan. » C’est la première fois de sa vie que Yves Saint Laurent assiste à un défilé, précise Hedi Slimane. C’était très émouvant. J’étais en état de choc. C’est un personnage héroïque, romanesque et qui a su se préserver. Sans aucune prétentation de ma part, j’ai envie de le considérer comme quelqu’un de ma famille. «
Fort de la reconnaissance du maître et du soutien inconditionnel de Bernard Arnault, Hedi Slimane a plus que jamais le vent en poupe. Aujourd’hui, il est le moteur de Dior Homme et poursuit son travail de recherche artistique dans le studio immaculé qu’il a lui-même dessiné à la rue François Ier. Il est vrai que le styliste parisien est un passionné d’architecture contemporaine et de musique électronique (200 baffles ornent d’ailleurs le plafond de son atelier de création) et qu’il aime intégrer, à sa façon, ces deux disciplines dans son travail vestimentaire. » Je dois créer en musique, avoue-t-il. J’ai besoin de mouvement et je déteste le figé. D’ailleurs, tout relève du rythme en matière de mode. Il s’agit d’un principe de composition. C’est aussi pour cette raison que j’aime l’idée selon laquelle le noir est un outil de dessin. Il est essentiel. Il donne un meilleur accent sur la ligne. «
Troisième et dernier acte. Nous quittons le restaurant de l’hôtel Meurice, direction la galerie d’art où il doit retrouver les acheteurs agités. En chemin, Hedi Slimane tient à s’arrêter pour me montrer le dernier numéro de » Visionnaire « , la revue new-yorkaise la plus hype du monde occidental, en vente à la très confidentielle boutique Colette. Il a en effet été invité à occuper le poste temporaire de rédacteur en chef pour cette édition exceptionnelle consacrée à Paris et il se met à passer calmement en revue chaque page mûrement réfléchie de cette mini-oeuvre d’art. Un travail délicat, subtil et raffiné qui réunit à la fois son rêve éteint de journaliste, son talent bien réel de créateur de mode et ses fantasmes déjà palpables d’architecte en devenir. L’entretien aurait dû s’étendre sur trente petites minutes. Il aura duré cinq fois plus longtemps.
Le constat est là : malgré son emploi du temps surchargé et l’agitation ambiante liée à son succès croissant, Monsieur Slimane reste maître de son temps. Mieux, il n’a pas la grosse tête. Il est vrai qu’en arabe Hedi veut dire sagesse.
Frédéric Brébant
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