La saison des Beautiful Losers

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

L’époque est aux  » perdants magnifiques  » comme Pete Doherty ou Amy Winehouse. Piégés par leur propre rôle de stars, traqués par une presse avide, ils nourrissent un penchant pour l’autodestruction et risquent de transformer le héros en zéro.

En écrivant Beautiful Losers, paru en 1966, Leonard Cohen ne peut se douter qu’un livre racontant l’histoire d’un triangle amoureux naviguant entre excès et sainteté, deviendra une expression courante des années 2000. Lecture culte en Amérique du Nord, Beautiful Losers entre dans la langue des sixties pour désigner les stars qui ont du panache mais mènent une vie dangereuse à divers égards. Des étoiles qui confondent glamour et addictions, des  » perdants magnifiques  » : Jimi Hendrix, Janis Joplin ou Jim Morrison, tous morts avant 30 ans, constituent de bons exemples de dommages collatéraux de la gloire.

Le  » beautiful loser  » est celui qui transforme le succès en échec potentiellement mortel, jouant d’un destin qu’on s’imagine romantique. Ces derniers temps, l’expression est en recrudescence. Mardi 22 janvier dernier, le tabloïd britannique The Sun, propose sur son site web, une vidéo montrant Amy Winehouse fumant une pipe à crack chez elle, après avoir, selon ses propres termes,  » avalé six Valium « . La chanteuse anglaise de 24 ans, connue pour la puissance éraillée de sa voix, star aux plusieurs millions d’albums vendus, signe une nouvelle descente aux enfers par drogues et alcool interposés. On peut évidemment se poser la question de la diffusion de telles images filmées – Amy regarde clairement la  » caméra  » – mais cette sinistre séquence n’est qu’un épisode supplémentaire d’un interminable feuilleton glauque en cours depuis plus d’un an.

Pour Amy, 2007 a été l’année de tous les dangers : la courbe du succès de son album Back To Black croise un trajet personnel pour le moins perturbé. Difficile de séparer les rumeurs de boulimie/anorexie, de désordre bipolaire, de la simple vie exagérément rock’n’roll d’une jeune superstar harcelée par la presse à sensation. D’autant qu’Amy a le chic pour nouer des relations troubles : on prête à Blake Fielder-Civil, son amant devenu son mari en mai dernier, une initiation aux drogues dures. Dans une charmante saga familiale où les beaux-parents balancent sur leur gendre et bru respectifs par medias interposés, le dernier épisode fait grimper les taux d’écoute : accusé d’avoir soudoyé un barman londonien – qu’il avait auparavant tabassé – pour qu’il retire sa plainte, Monsieur Amy Winehouse loge depuis novembre dans une geôle de Sa Gracieuse Majesté. Accablé par le comportement de sa femme, il aurait demandé le divorce…

Jumeaux jumelles

Une véritable bénédiction pour les tabloïds britanniques qui, site web aidant, multiplient les  » exclus  » sur Winehouse et son double masculin, Pete Doherty. Fils de militaire, Doherty, ex-fiancé de Kate Moss, est également un artiste talentueux : au sein des Libertines et puis des Babyshambles, il incendie des chansons habitées, poétiques, nourries de l’Angleterre urbaine et fauve du xxie siècle. Doherty pourrait se contenter d’être un croisement symbolique de Clash et de Rimbaud, de fréquenter les top models (Kate Moss, Irina Lazareanu, Portia Freeman), mais il s’enlise dans un cocktail de vodka, crack, cocaïne et héroïne. C’est d’ailleurs en sa compagnie que Miss Moss est photographiée, en septembre 2005, sniffant une longue ligne de coke, provoquant un bref – et hypocrite – effroi dans le milieu de la mode.

Drogus miserabilis. En attendant, le quotidien de Doherty fuit de partout et accumule les naufrages. Arrestations pour consommation et trafic de drogues, conduites sous influences, annulations de concerts, désintoxications à répétition et, même en 2003, cambriolage de l’appartement de Mayfair, le quartier ultrachic de Londres, de son ami Carl Barat des Libertines. Comme sa copine Winehouse, il bénéficie aussi du traitement paparazzi à son zénith, ayant droit à une vidéo le montrant s’injecter de l’héroïne deux jours après être sorti de cure…

En ce début 2008, le jeune homme qui aura seulement 29 ans en mars prochain, semble tenir ses récentes promesses d’abstinence… Ce qui annonce un concert bruxellois (1) à l’Ancienne Belgique moins pathétique que l’apparition des Babyshambles, il y a deux ans au Botanique.

La mode adore

Si le physique est la métaphore naturelle de l’esprit, alors Amy Winehouse va mal. Cette exceptionnelle chanteuse anglaise qui sonne comme si elle avait dix vies de gospel derrière elle, est révélée internationalement avec son second album Back To Black paru fin 2006. Son nouveau look d’alors frappe d’emblée. Jambes, tailles et bras tutoient une maigreur suprême, le déluge de make-up dissimule à peine un visage blafard et sa coiffure en choucroute géante domine un look de gitane décavée. Amy crâne, overdose mais chante toujours son tube Rehab (2).

Début 2008, finie la choucroute géante, Amy se coupe la perruque et se teint les cheveux en jaune, d’une couleur délavée plutôt raccord avec sa peau cireuse. Tout cela respire davantage la déglingue junkie que le triomphe des Omega-3. Cela n’empêche nullement la mode de s’intéresser à Winehouse : la compagnie britannique Gio-Goi sponsorise sa dernière tournée anglaise et songe à en faire son modèle féminin de 2008. Initiative d’autant plus savoureuse que cette marque très street vend également un tee-shirt fièrement frappé d’un slogan  » Drug Free « .

Doherty n’est pas en reste, Gio-Goi – visiblement sensible au monde des  » beautiful losers  » – trouve sa baby-face chou comme tout, et l’aligne comme modèle masculin. Il faut dire que Pete agit sur la mode comme une sorte d’aimant négatif, donnant peut-être l’impression aux créateurs fashion que lui, a le culot – et l’inconscience – de reculer les limites de la transgression, fût-elle suicidaire. C’est le sous-texte du livre de photos London, Birth of a Cult dédié à Pete Doherty par le prodigieux Heidi Slimane, directeur artistique de Dior Homme de juillet 2000 à février 2007. L’élégance sartoriale déglinguée de Doherty y croise les rêves rock éternels. L’autodestruction s’y habille de romantisme morbide. Une façon complaisante de bâtir un  » mythe  » où l’art d’écrire des chansons, se trouve relayé loin derrière une façade dopée de faux glamour et de vraie dépendance. La mort en point de mire comme ultime argument fashion, tendance d’une époque qui érige le cynisme au rayon des beaux-arts ? Désormais, l’Italien Roberto Cavalli fait appel aux atours de la jeune rock-star Doherty : en attendant une place chez Yves Saint Laurent ? Là même où Kate  » Destroy  » Moss occupe déjà… des fonctions fashion.

(1) Pete Doherty : Babyshambles, CD Shoffers Nation, chez EMI, DVD Up The Shambles, Eagle/Pias. En concert (complet) le 20 février à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles.

(2) Amy Winehouse : DVD I Told You I Was Trouble – Live In London, Universal.

Philippe Cornet

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