LA VALSE RAPIDE DES CRÉATEURS

Balenciaga ne renouvelle pas le contrat d’Alexander Wang, pourtant encensé par les médias, la discrète Nadège Vanhee-Cybulski a présenté sa première collection chez Hermès, Gucci remercie Frida Giannini pour promouvoir son assistant… Pas un mois ne passe sans un changement de directeur artistique, dans la sphère fashion. Une stratégie de transition aussi périlleuse que stimulante.

Qu’ont en commun les longues robes moirées poético-ethniques imaginées par Antonio Marras pour l’hiver 2011 et les casquettes street ou les sweat-shirts estampillés d’un tigre ultragraphique pensés par Carol Lim et Humberto Leon un an plus tard ? Sans doute pas grand-chose, mis à part une étiquette Kenzo. C’est que, lorsque le groupe de luxe LVMH, propriétaire de ce label fondé en 1970 par Kenzo Takada, décide en juillet 2011 d’engager un nouveau directeur artistique, il n’y va pas par quatre chemins et assume son envie de modernité. L’ère Marras, teintée nomade, bohème et luxe, passe à la trappe, pour faire place à l’esprit contemporain du duo fondateur du concept store américain Opening Ceremony. L’heure est au message fun, fait de tenues courtes et ajustées, diffusé en masse sur les réseaux sociaux.

Kenzo n’est pas la seule maison à avoir pris cette voie. Ces dernières années, les DA se succèdent à une vitesse toujours plus folle. Ainsi, Balenciaga vient d’annoncer qu’elle se séparait de l’Américain chouchou, Alexander Wang, qui avait lui-même remplacé Nicolas Ghesquière fin 2012, engagé chez Louis Vuitton après le départ de Marc Jacobs. Ou Carven, qui a accueilli, en mars dernier, Alexis Martial et Adrien Caillaudaud, successeurs de Guillaume Henry, parti chez Nina Ricci pour occuper le poste de Peter Copping, lui-même ayant endossé pendant quelques années le rôle du Belge Olivier Theyskens. Et ce jeu de chaises musicales pourrait se démultiplier presque à l’infini…

UN EXERCICE D’ÉQUILIBRISTE

Autant de transitions pas faciles à gérer et qui nécessitent un difficile exercice d’équilibriste, consistant à communiquer sur la relève, tout en rassurant les clients fidèles. Selon Benoît Heilbrunn, professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Paris, elles ont, pour ce faire, souvent recours implicitement à une théorie politique forgée au Moyen Age, qui rend compte de la continuité de la Royauté : en résumé, le fait de créer des catégories mentales, telles que l’Empire, l’Eglise ou le peuple, permet de représenter la permanence et de combler le vide laissé par la mort d’un roi ou d’un évêque.  » La marque de luxe doit également suggérer la subsistance d’un principe de cohérence interne, tout en montrant qu’elle est capable de se renouveler, détaille le Français. Il faut donc partir du postulat qu’une griffe est dotée d’un corps mortel (le directeur artistique, les produits, les messages, les points de vente), mais aussi d’un corps immortel, qui assure la cohérence éthique et esthétique dans le temps. C’est tout le paradoxe des maisons de mode : il faut montrer que l’on est soi-même et que l’on évolue.  »

Pour rendre compte de ces changements de règne, il existe plusieurs options. Certains labels choisissent de modifier leur nom, comme Maison Margiela et Saint Laurent, qui ont tous deux abandonné le prénom du fondateur pour montrer qu’une nouvelle page s’écrit. D’autres mettent l’accent sur des valeurs différentes, comme Louis Vuitton, qui privilégie désormais la technologie et une vision davantage futuriste. Notons enfin la mise au point d’une identité graphique revue et corrigée, avec réaménagement des boutiques, à l’instar de Givenchy qui, à l’arrivée de Riccardo Tisci en 2005, a laissé de côté le romantisme dramatique de ses enseignes pour une atmosphère nettement plus brute et urbaine.

Cette étape de transition peut s’établir de façon lente ou rapide. Chez Carven, par exemple, les modifications autour de l’image se font en douceur, pour ne pas effrayer les followers de la griffe sur les réseaux sociaux. Chez Kenzo, par contre, on ne s’est pas embarrassé d’un temps d’adaptation.  » La rupture stylistique apportée par Carol et Humberto était tellement forte qu’il ne fallait pas tenter de couvrir l’ensemble d’une cible, allant de 17 à 70 ans, explique Sophie Metzker, directrice de la communication. L’objectif premier était de se concentrer sur les urbains de 20 à 40 ans, et qu’importe si cela ne parlait pas à nos fans historiques.  »

Résultat : Kenzo commence par perdre 80 % de ses acheteurs, rien de moins.  » Mais depuis quatre ans, nous gagnons 50 % de nouveaux clients chaque année, ce qui donne une balance largement positive finalement, se réjouit la Parisienne. Mieux encore : grâce au fait que nous avons massivement créé un engouement auprès des jeunes, nous constatons que, quelques années plus tard, la cible historique revient en boutique. C’est le réveil d’une belle endormie !  » Et la responsable d’insister : si la transition a été rapide, elle s’inscrit néanmoins dans la durée.  » Nous ne sommes pas là pour générer de l’argent à court terme, précise-t-elle, mais pour faire en sorte que cet héritage de quatre décennies perdure encore dans quarante ans.  »

DE NOUVELLES HISTOIRES

En changeant régulièrement de DA, les griffes de luxe cherchent bien sûr à engranger plus de bénéfices mais diverses raisons justifient aussi cette valse à mille temps.  » Elles témoignent de la difficulté, pour les dirigeants, de comprendre, analyser et trouver des personnes qui correspondent à l’identité de leur maison « , estime Florence Müller, historienne de la mode à l’IFM, l’Institut français de la mode. Faire appel à un autre créateur est, finalement, une façon de corriger une erreur de casting.

 » Le secteur se doit par ailleurs d’être très réactif, car le champ des possibles est immense et la concurrence s’envisage à présent à l’échelle mondiale, poursuit la spécialiste. On peut dès lors se demander si on n’assiste pas à un fonctionnement de marque qui est volontairement versatile, étant donné qu’une même personne ne peut plus durer dix ans et répondre à cet afflux de compétition.  » Sans compter que les griffes ont toujours plus besoin de raconter de nouvelles histoires.  » Le consommateur recherche essentiellement de l’inédit, l’excitation sensorielle, la surprise, confirme Benoît Heilbrunn. Dans une société où l’on achète en permanence des biens dont on n’a pas besoin mais envie, il faut sans cesse proposer de l’inattendu. De ce fait, tout changement va indéniablement susciter l’intérêt. Et ce d’autant plus qu’il y a en fait peu de réelles innovations, tant les labels se copient tous les uns les autres. « 

PAR CATHERINE PLEECK

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