Lisette Lombé
La vie, c’est comme un double album de free jazz
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
La voilà revenue au galop, cette marche pressée. Mon nouvel éditeur français m’avait prévenue lors de notre première rencontre: la rentrée littéraire, c’est un véritable marathon. Je ne peux donc pas faire comme si cette sensation d’être en train de courir entre deux halls de gare ou entre deux interviews me saisissait à la gorge par surprise. Ce qui est neuf, par contre, c’est le chevauchement des deux rentrées, littéraire et scolaire. Le bel accueil de mon roman est une excellente nouvelle, mais cela signifie aussi un affolement de l’agenda, une saturation vertigineuse et inédite avant la bascule vers l’automne.
Je repense à ces deux jeunes femmes croisées à un cocktail littéraire et à leurs mots, dans mon dos: «C’est vraiment la loose dans ce coin! Il n’y a personne d’assez connu!» Je souris. Petite leçon d’humilité. Rappel par le cocasse de rester bien ancrée, amarrée à mon port d’attache liégeois. Je repense aussi à ces deux moments de flottement que mon cerveau a reliés car arrivés à un jour d’intervalle.
D’abord, avoir pris la pose pour un shooting photo à quelques pas d’une stèle commémorative pour la mort d’un jeune homme et ne m’en être aperçue seulement qu’à la fin de la séance. Ensuite, avoir dormi dans un hôtel à quelques encablures d’un lieu historique pour la naissance du slam à Paris et ne m’en être rendu compte que le lendemain matin. Deux anecdotes, sur papier, mais dans les faits, un avertissement de l’univers pour ne pas me laisser emporter par le flot des sollicitations, pour ne pas commencer à évoluer hors sol, pour ne pas oublier d’où je viens, pour ne pas adopter, comme nouvel accessoire de mode, des œillères face aux injustices environnantes.
« Ne pas adopter, comme nouvel accessoire de mode, des œillères face aux injustices environnantes«
J’écris cette chronique dans le train, à deux sièges du saxophoniste Fabrizio Cassol. Aucun doute, c’est bien lui! J’ai reconnu sa coiffure. Je l’observe du coin de l’œil. Il écrit, relit un texte avec attention, l’annote. Baskets blanches soignées, veston noir, jeans relax. Même allure qu’à l’époque où je fréquentais un guitariste qui m’invitait à de nombreux concerts de musiciens belges. Saut dans le temps de vingt-cinq ans. Culture musicale toujours vivace, premier grand amour qui s’efface. Bouffée de passé. Aucune nostalgie, aucune amertume, aucun souvenir douloureux. L’ancien amoureux est devenu ami de la famille. L’expression «faire partie des meubles» est à entendre ici comme un signe de grande complicité.
Lorsque nous arrivons à la gare de Louvain, je fais ma fan de jazz et lui dis que j’aime beaucoup son travail. Il me demande si je suis musicienne. Non, mais j’aurais aimé. Je suis juste slameuse. Je partage mes poèmes le plus souvent a cappella. Je recherche de la musicalité en l’absence de musique. Echange courtois, fugace. Grand sourire intérieur. Le train redémarre. Cassol m’informe poliment qu’il va se remettre au travail.
Est-ce que la personne qui m’a reconnue sur le quai, à Bruxelles-Midi, et qui m’a remerciée pour une conférence gesticulée consacrée au burn out, présentée il y a plusieurs années, est-ce que cette personne a ressenti la même petite joie que je ressens actuellement après notre brève conversation? Casque sur les oreilles, je change de playlist et sélectionne l’un des premiers albums du groupe de Cassol: Aka Moon. C’est un peu étrange d’écouter ces notes qui virevoltent en tous sens, jouées par un homme assis, concentré sur ses corrections, sur la banquette voisine.
Je me dis que nos créations sont plus que nous, qu’elles voyagent par des chemins que nous ignorons le plus souvent, qu’elles touchent des cœurs et des esprits en notre absence, à des degrés insoupçonnés. Sur la tablette, le livre dont j’avais commencé à vous toucher un mot lors de la dernière chronique: Méfiez-vous des femmes qui marchent! On dirait bien que ce n’est pas encore aujourd’hui que je consacrerai à cette lecture les lignes qu’elle mériterait. Peut-être alors juste ceci, pages 27-28: «Elles marchaient afin de penser par elles-mêmes. De mettre de l’ordre dans leurs émotions. De comprendre les facultés de leur propre corps. D’affirmer leur indépendance. Elles marchaient pour commencer à exister, pour devenir tout court.»
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