Le bon pain d’épeautre

L’épeautre est l’un des blés les plus sains qui soient. Au Moulin de Hollange, entre Bastogne et Martelange, on en fait de la farine… qui servira à confectionner des pains délicieux.

 » Vingt-deux dents en bois m’ont lâché. Un enfer. Un travail démentiel pour que le moulin puisse à nouveau fonctionner. Dans cette mécanique complexe, un tout petit problème peut en effet se répercuter sur l’ensemble du système et engendrer des conséquences désastreuses. Un moulin ne tolère pas l’approximation: les rouages doivent s’imbriquer au centimètre près. Il suffit d’un frottement malheureux et c’est la casse assurée « .

Nerveux, Dominique Delacroix est sur la brèche. Durant les trois derniers jours, son moulin est resté à l’arrêt. Les fameuses  » dents  » qu’il évoque sont celles qui transmettent le mouvement de l’axe, un gros tronc de chêne, à toute la mécanique. Heureusement, depuis ce matin,  » l’orchestre symphonique  » suit scrupuleusement sa partition. L’oreille tendue, Dominique écoute la machinerie à l’affût de la moindre fausse note.  » Etre meunier, c’est avant tout être chef d’orchestre, enchaîne-t-il. Le plus infime bruit suspect signifie que quelque part quelque chose ne tourne pas rond. Je pourrais faire ce travail les yeux fermés. « 

Dominique a quitté l’univers de la médecine pour devenir un  » maître du pain « . Joignant le geste à la parole, il pose ses mains sur un socle afin d’en contrôler les vibrations. Ses doigts sont à la recherche de la moindre trace de chaleur qui témoignerait d’un frottement suspect. Ecouter, sentir, ressentir. Un meunier travaille avec tout son corps. La tempête semble pourtant bien passée. Dominique se calme. Se sert une tasse de café. Une bonne odeur de pain frais envahit la pièce. Aujourd’hui, enfin, tout roule. C’est bien  » la mélodie du bonheur  » qu’interprète à nouveau son moulin. Celle qui berce son quotidien.

Un moulin centenaire

C’est aux confins de la Belgique que se trouve le Moulin de Hollange. Entre Bastogne et Martelange. Là où le plateau semi-montagneux ardennais impose ses  » hauteurs  » au plat pays. Par la fenêtre, Dominique s’imprègne de l’écrin de nature qui protège son moulin de pierre: un enchevêtrement d’eau et de végétation qui tient du jardin zen. Quand il s’y est installé, il en a redessiné lui-même les contours et 35 000 mètres cubes de terre ont été prélevés dans la vallée qui s’étend devant le moulin. Objectif de ces excavations? Créer des étangs dans une optique paysagère, botanique et ornithologique.

Un pont sur un bassin invite, au loin, à la méditation. A gauche, un potager exprime la richesse d’un sol rude et généreux. Des canaux de pierre, les biefs, baladent l’eau de manière à tirer le meilleur profit de la Strange, un affluent de la Sûre. Dominique vénère ce bras nourricier qui baigne son moulin. Il en connaît les moindres caprices. Mais, ici, pas de clôtures, façon de bien montrer que  » rien n’appartient vraiment à personne « .

Le métier de meunier force à la modestie. Il rappelle qu’il est vain de vouloir tout maîtriser. Ici, la nature commande. La rivière et les saisons imposent leur rythme, à l’homme de s’en accommoder. Les périls sont nombreux : l’orage menace le moulin d’inondation ; la bise de printemps, elle, assèche le bois de la roue et oblige à humidifier en permanence; le gel risque d’emprisonner les augets dans ses filets ; sans compter la période d’étiage – le moment de l’année durant lequel la rivière est à son plus bas niveau – qui ne fournit plus suffisamment d’énergie au bon fonctionnement de la mécanique.

Toutes ces difficultés, Dominique a appris à les anticiper en tirant les enseignements d’une longue tradition. C’est en effet au début du XVe siècle (1420) que remonte l’histoire du Moulin de Hollange. Depuis cette époque, il n’a pas cessé de tourner. Mais si le savoir reste le même, en six siècles, beaucoup de choses ont changé. Au début du XXe siècle, 430 moulins hydrauliques s’activaient en province de Luxembourg. Aujourd’hui, celui de Hollange est le seul à assurer une production rentable. Inéluctablement, c’est tout un patrimoine qui se meurt. Rares sont encore les hommes qui en connaissent les rouages à la complexité horlogère des mécaniques. De temps à autre, Dominique reçoit la visite de Louis Schule, qui a construit la roue du Moulin de Hollange. Il est, à 88 ans, le dernier carrossier de moulin de Belgique.

Les vertus de l’épeautre

Dominique produit trois sortes de farine, à raison de 600 kilos de pain par semaine : celles de froment, de seigle et d’épeautre. Chacune d’elles peut être blanche, grise ou intégrale en fonction du traitement des épillets. La particularité des farines du Moulin de Hollange? Elles ne contiennent aucun adjuvant. Pour des raisons de rentabilité liée à un prix du pain imposé, les boulangers sont obligés de réduire leurs coûts de main d’oeuvre en utilisant une farine améliorée, plus simple à travailler. Pour cela, on y ajoute des agents antioxydants, des émulsifiants et des améliorants comme le gluten. Dominique, lui, refuse d’employer ces adjuvants technologiques pour des raisons de goût et de couleur. Pour preuve, son  » pain blanc  » affiche une appétissante couleur jaune crème.

La farine d’épeautre mérite qu’on s’y attarde. Longtemps méprisée et considérée comme  » le blé du pauvre « , cette graminée rustique et quasi sauvage suscite aujourd’hui un nouvel engouement. L’Ardenne belge en est le premier producteur mondial. En effet, cette céréale affectionne tout particulièrement le terroir que constitue le plateau semi-montagneux ardennais. Et pour cause, semée en automne et récoltée en été, elle aime les hivers blancs et les sols argilo-schisteux.

Commercialement, l’épeautre est moins rentable que le seigle et le froment. En cause, la difficulté de le décortiquer. Long et fin, l’épi de cette graminée se présente comme un blé dur dont le grain est vêtu. Les épillets sont entourés d’une sorte d’enveloppe (la glume) qui adhère au grain. Une opération minutieuse est alors nécessaire pour le décortiquer. Le seigle et le froment, quant à eux, ne nécessitent pas cette opération qui prend du temps et oblige à un stockage prolongé.

Le décorticage est l’une des spécialités du Moulin de Hollange. L’opération est effectuée de façon traditionnelle. Le grain passe entre deux pierres qui lui ôtent son enveloppe en prenant garde de ne pas l’écraser. La glume, elle, est propulsée loin du sac où tombe le grain au moyen d’une soufflerie. La farine intégrale est obtenue en moulant le grain à l’aide de meules en silex. La farine blanche s’obtient, elle, en broyant le grain et en le tamisant huit fois à l’aide de cylindres de plus en plus fins.

Aujourd’hui, l’épeautre est apprécié pour ses qualités nutritives exceptionnelles liées à sa composition remarquable en vitamines A et D, ainsi qu’en huiles et acides aminés essentiels. Les grands restaurateurs du pays ont aussi été séduits par son incomparable saveur d’amande. Nombre d’entre eux viennent chez Dominique pour retrouver le vrai goût du pain et le proposer à leurs clients.

Le meunier de Hollange évoque enfin une autre reconnaissance, très conviviale.  » Il y a un détail qui me fait très plaisir, confie-t-il. Lorsque les gens viennent pour acheter leur pain, beaucoup poussent la porte et, en me voyant travailler, risquent un « oh, excusez-nous de vous déranger » qui en dit long. C’est en fait l’indice d’une relation qui n’est pas seulement commerciale « .

Carnet d’adresses en page 73.

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Michel Verlinden Photos: Philippe Saenen

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