Le caballero de la création
Dans la langue de Cervantès, » caballero » signifie cavalier, chevalier et par extension, gentilhomme. Rencontre avec José Enrique Oña Selfa, un vrai gentleman-créateur.
Même s’il n’est pas de Cadix, le beau José Enrique a des yeux de velours… et un débit de paroles plus rapide qu’un coup d’escopette. José Enrique Oña Selfa, qui tient beaucoup à ce qu’on le cite par son nom complet – » Sinon, j’ai l’impression d’être estropié en tant qu’homme et en tant que label « , avoue-t-il -, a aussi de sacrées missions de mode. Des missions que d’autres jugeraient impossibles mais qui, chez cet Ibère né en Belgique de parents andalous, affichent des résultats superbes.
Partagé entre olé(-olé) et sérénité, fils de la lumière et de l’ombre, José Enrique Oña Selfa (27 ans) mêle ses racines du Sud et son vécu nordique afin de trouver, au prix de » corridas » permanentes qu’il livre contre lui-même, un équilibre, une force, une foi en béton. De cette énergie où création et destruction fusionnent pour le meilleur et loin du pire, jaillissent chaque saison, et depuis deux ans (1), des modèles à » haute valeur féminine ajoutée « .
» Quand je travaille le volant et les fronces par exemple, je me réfère aux méthodes de Madeleine Vionnet ou de Jeanne Lanvin, sans « pli-plis » ni « plo-plos », déclare José Enrique. J’entends par là que j’exploite le biais à travers toutes les possibilités qu’offrent ses courbes, afin de donner un maximum d’ampleur, sans maximalisme outrancier. Tenez, pour l’été 2002, par exemple, j’ai notamment joué sur le biais et les effets d’optiques, en travaillant le vêtement de façon assez dense au milieu puis de manière plus légère au fur et à mesure que l’on va vers le bord. «
Réalisées dans des matériaux naturels (José Enrique fuit le synthétique comme la peste) tels que le cuir non doublé, le cuir papier, le voile de coton délicat qui porte si bien les imprimés aux couleurs tendres, la soie française, la viscose, la résille de laine, la maille italienne poids plume, les créations empruntent à la nature et aux sorbets leurs coloris exquis. Valsant du blanc pur à la couleur crème, le lin belge troque son antique rugosité contre une transparence et une fluidité parfaite, garante du tombé impeccable d’un vêtement. L’air de ne pas y toucher, un petit haut volanté verticalement côtoie une culotte-short d’ingénue, tandis que les chandails, chemisiers et corsages ultralight semblent couler sur le corps des mannequins. Prises aux appâts des plissés et des volants, les jupes – sans doute la pièce vestimentaire favorite de José Enrique -, et les robes s’en vont danser sur le pont d’Avignon de l’élégance.
» A Paris, un journaliste m’a défini comme un baroque-classique et il n’avait pas tort. Dans mes créations, je suis exubérant en surface mais, au fond, je reste sobre et sans chichis. Si vous regardez attentivement, les coupes de mes jupes et de mes robes n’ont rien d’extravagant. Je façonne des vêtements censés être portables… et portés. » Ne ménageant ni ses mots ni ses efforts, » el señor » Oña Selfa s’avère intarissable sur les couleurs, les subtilités d’un motif, les détails d’une coupe ou d’une finition, la sélection des tissus, les sources d’inspiration qui prennent vie tous azimuts, le doute face à la naissance d’une collection.
Chez cet » hombre « -là, on ne bâtit pas de châteaux en Espagne quand il s’agit de style et de savoir-faire couturier. » Sans jouer les prétentieux, je veux que les femmes soient et se sentent belles dans mes vêtements. » Une motivation qui a éveillé l’attention du groupe de luxe LVMH, dirigé par Bernard Arnault et de Loewe, la célèbre griffe madrilène également propriété de LVMH. Au point que fin septembre 2001, José Enrique Oña Selfa signait un contrat avec Loewe pour y occuper le poste de directeur artistique à la place de l’Américano-Cubain Narciso Rodriguez. » Bernard Arnault m’a dit: je veux de l’excitation, du piment dans le potage. «
Entre parenthèses, d’aucuns murmurent que Rodriguez, avec son penchant pour le minimalisme exacerbé et le gommage radical des formes féminines, avait attrapé la grosse tête. Et que ses prétentions, mélangées à une paranoïa croissante, rendaient littéralement » loco » (dingues) les instances du label espagnol. Mais cela, c’est une autre histoire.
Le chapitre qui s’écrit maintenant raconte les noces, au demeurant réussies, d’un hidalgo du style avec une noble héritière du produit de luxe traditionnel ( NDLR: surnommée l’Hermès espagnol, la maison Loewe fut fondée en 1846 par Heinrich Loewe Rossberg et se spécialisa d’abord dans la maroquinerie de haute qualité). » Je suis tellement enthousiaste et ravi, aussi, de la confiance que LVMH et Loewe m’accordent; ces temps-ci, maintes grandes marques comme Céline, Louis Vuitton ou Gucci ont engagé de « jeunes » designers. Mais leur moyenne d’âge gravite autour des 36-40 ans et ils ont déjà roulé leur bosse ailleurs. Moi pas, et je sens la pression qui monte face au premier défilé que je présenterai pour Loewe à Paris d’ici trois semaines, lors de la semaine du prêt-à-porter automne-hiver 02-03. Enfin, n’ayons pas peur des chiffres, quels qu’ils soient. »
De cette prestation imminente, nous ne saurons pas grand-chose d’autre, José Enrique et ses collaborateurs étant tenus de garder le silence sur les caractéristiques et les points forts de la prochaine collection Loewe. » Tout ce que je puis révéler, c’est que mon style et l’esprit de Loewe s’entendent bien. A l’opposé de griffes comme Chanel, Yves Saint Laurent ou Missoni, Loewe n’a pas de réels codes d’identification. Moi, j’ai envie d’apporter une dimension identitaire à cette marque. Cela peut paraître utopique, dans un monde où la mode se veut semblable, marketing oblige, aux quatre coins de la planète. Bah, on verra bien… Ce qui me fascine encore chez Loewe, c’est la méga-réputation dont elle jouit en Espagne. Là-bas, on ne parle pas de fashion-victims mais d’aficionados de la marque. On va chez Loewe comme on irait au musée du Prado à Madrid ou à la Sagrada Familia à Barcelone! Inutile de répéter que je suis fier et ému de participer à une aventure de cette dimension. «
Ces clairs objets de désir
Jamais en manque d’idées, il parle volontiers d’un torrent d’inspirations, José Enrique avoue souvent demeurer sur sa faim car, précise-t-il, » je n’arrive pas à tout ingérer en une seule saison de mode « . Qu’il se rassasie, pardon, se rassure: la thématique de sa collection printemps-été 2002 mettra en appétit toutes les gourmandes de l’allure! Sans doute est-ce dû à la récurrence des corbeilles de fruits où trônent pommes et raisins – » des fruits » défendus » selon les critères des religions occidentales « , précise le créateur -, et des cornes d’abondance imprimées sur des vêtements à 0% calories. Ici, l’on singe sans grimaces l’orgie divine et l’on picore avec (im)pertinence à la mangeoire de la mythologie.
» J’ai dévoré plusieurs ouvrages sur la mythologie gréco-latine dont j’avais, jusqu’à présent, un souvenir scolaire un peu fané doublé d’une vision kitsch diffusée par les dessins animés du genre Ulysse 31 et Goldorak. En (re)plongeant, dictionnaires à l’appui, dans cet univers incroyable composé de bacchanales et de dionysies, où les nymphes sautillent aux côtés des satyres, j’avais l’impression de visionner des telenovelas (feuilletons à rallonge) sud-américaines, précise José en rigolant. Sur ce canevas érotico-buccolique viennent ensuite se greffer les trois Grâces: Aglaé, Thalie et Euphrosyne. Pour moi, ce trio symbolise la femme, plurielle dans son caractère, son attitude et son élégance. » Fait rare sur les catwalk parisiens, les trois » expressions » du charme féminin selon José Enrique Oña Selfa viendront même saluer de concert à la clôture du défilé.
» Ces déesses – je ne peux m’empêcher d’assimiler les mannequins professionnels à des icônes vivantes -, me servent aussi de muses… puisque tout artiste a un besoin vital d’inspiration, un besoin de conjurer l’angoisse de la feuille blanche. » Pfiou! En voilà un dont le fil d’Ariane de l’imagination effectue un parcours » labyrinthique « . José Enrique, dont les méninges n’ont jamais connu le fléau de la grippe, condense finalement le script de sa collection en une phrase- clé, » Nous n’irons plus au bois… tant que le loup n’y est pas « .
» En fait, j’ai amalgamé deux célèbres comptines pour déboucher sur un clin d’oeil; j’invite les femmes à flirter avec le côté piquant de l’inattendu, l’aspect pimenté de l’inaccoutumé. «
Chez ce Don Quichotte du chic, les femmes cultivent la sensualité et l’impertinence avec beaucoup de légèreté et de fraîcheur. » Je suis un grand amoureux et, forcément, il y a toujours une pointe de romantisme dans mon travail. Cela dit, je déteste l’interprétation – hélas, très tendance – d’un romantisme genre XIXe siècle finissant, éthéré et nunuche. Le côté « princesse en robe à crinoline » me donne la nausée. On dirait des pièces montées sur lesquelles on a trop forcé avec la crème fraîche! En revanche, je fonds pour le romantisme pré-raphaélite des peintres Fernand Knopff et Gustav Klimt. Ces visages carrés, cette maîtrise de la géométrie, cette vision un peu décalée de la femme, voilà ce que j’appelle du véritable romantisme. » Il est vrai que les égéries de José possèdent un charme mi-sucré mi-acide à la Vanessa Paradis. Un charme que la musique composée spécialement pour José Enrique par le DJ Michel Gobert ( NDLR: celui-ci signe notamment les bandes-sons des défilés Chanel, Balenciaga, Sonia Rykiel et Paul Smith… et le show de fin d’études de José Enrique à La Cambre en 1999!) traduit à ravir. » Entre nous, on a beau consulter tous les bouquins du monde et se raconter mille et une histoires, notre objectif, c’est quand même d’aboutir à un vêtement digne de ce nom. »
Seuls les meilleurs connaissent les affres du doute et de l’incertitude. Ainsi en va-t-il chez José Enrique Oña Selfa pour qui l’élaboration d’une collection signifie une totale remise en question de son travail. » Sur l’écran noir de vos nuits blanches, face à une feuille de papier qui l’est également, vous vous repassez cent fois le scénario de la saison précédente. Et alors, « quid » du prochain épisode? Arriverais-je à ne pas tomber dans le piège de la répétition? A l’occasion de l’hiver 2001, par exemple, j’avais imaginé une collection bourrée de codes hispaniques (le taureau, les pois, la corrida et sa foule en délire…) où j’évoquais une femme en attente, en souffrance même, d’un homme qu’elle aime et qui ne reviendra peut-être pas. Bien sûr, je voulais passer ensuite à tout à fait autre chose. Mais lorsqu’on planche là-dessus, on se rend compte qu’il ne s’agit pas seulement de griffonner quelques croquis puis de couper et d’assembler des morceaux de tissu. Enfin, malgré le stress, on se connaît, on sait de quoi on est capable. Le hic, c’est de compléter avec brio nos bases, nos acquis, notre réflexion par rapport à la mode. Moi, je réfléchis à la façon de préserver la beauté intrinsèque du vêtement et à lui apporter « la » touche qui le différenciera. «
A cette philosophie, José Enrique ajoute une notion un brin controversée de plaisir à la fois personnel et universel: » Ce qui me plaît, ce qui correspond à mes canons esthétiques ne va pas forcément enchanter les autres. Et, en même temps, j’ai envie que ma mode séduise. » Pas de panique, muchacho, le message passe cinq sur cinq.
(1) En juin 1999, José Enrique Oña Selfa signe une magistrale collection de fin d’études à La Cambre (Bruxelles). Et dès le printemps 2000, il triomphe à Paris via sa propre ligne.
Marianne Hublet
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