Légendaires Dolomites
De glaciers en bois de pins, voyage hivernal dans le val di Fassa sur les traces des lutins et des fées chassés par le concile de Trente, au XVIe siècle.
Le soleil se lève sur les cimes du mont Catinaccio. Rose, corail, parme, les crêtes flamboient : enrosadira, un mot, la couleur d’une légende colportée de mont en mont. On raconte que Laurin, le maître de la nature, régnait sur le jardin de Roses. En un château voisin vivait une princesse, que le roi enleva. Un chevalier envoyé à sa recherche par le père de la belle franchit le fil de soie placé en guise de frontière, violant ainsi la sacralité du jardin. Sur le royaume enchanteur s’abattit alors la malédiction : » Que le jour entier, que la nuit entière, le noir de la pierre recouvre à jamais la splendeur du règne perdu. »
Mais le roi négligea la malédiction à l’aube et au couchant. Et deux fois par jour, l’espace d’un instant, les sommets resplendissent.
Le noir d’un vol de corbeaux tranche sur la masse du Pordoi, des sapins floconneux s’élancent vers les à-pics de la Marmolada, un glacier né d’un blasphème, dont voici l’histoire : en ce 15 août, jour de la Madone, l’orage menaçait et le foin en train de sécher risquait l’averse. Plus empressée à sauver son bien qu’à prier, une paysanne se hâta de le rentrer. » Que m’importe la fête, seul compte le foin au sec! » La tourmente se leva, la colère de neige et de glace ensevelit les champs, les récoltes et la femme sacrilège. Ainsi disparurent richesses et pécheresse sous la Marmolada. Près de là, un peuple de géants au dos bossu ceinture le Sassolungo et dresse un rempart contre le piton la Città dei Sassi. Chaos fantomatique voilé de blanc, les rocs se hérissent, se voûtent. Tours, obélisques, blocs de calcaire, l’univers de pierre étudié au XVIIIe siècle par le minéralogiste Dolomieu trace des merveilles aux frontières du fantastique.
Au creux du val di Fassa coule l’Avisio. Soraga, Vigo, Mazzin, les villages se serrent le long de la rivière. Leurs édifices portent l’empreinte de huit siècles de domination germanique. Confiés à des évêques investis du titre de prince, les confins du Saint-Empire s’érigent dès 1027 en deux principautés : Bressanone pour la haute vallée, Trente pour la basse. Soucieux de préserver la paix en ces zones stratégiques de grand passage, les autorités laissent aux habitants l’autonomie léguée par les duchés lombards.
A flanc de colline s’accrochent quelques hameaux. A Tamion, Maria se prépare à la traite, Giovanni rentre des bois chargé de fagots, Carlo revient de la chasse au mouflon. Six vaches pour la survie d’une famille entière, la montée aux alpages en char à boeufs pour faire les foins, au moment de la transhumance, la fête au retour, fin septembre, travaux et réjouissances ponctuent un temps éternel. Sur les pentes des alpages se trouvent les baite, modestes chalets aux diverses fonctions. Le grand se divise entre étable et pièce à vivre pour plusieurs familles, le petit fait office de cuisine. L’âtre de pierre aménagé au centre mange l’espace. Edifice plus massif, la malga des villages abrite hommes, bêtes et laiterie. Pin cembro pour le bâtiment, les lambris, les meubles, ce bois se façonne à chaque besoin. La vie se concentre dans la stua, salle chauffée par la musa, poêle bossu en céramique.
Sur les versants du mont Sella, un chamois trace un chemin vers un bosquet de mélèzes. Un ruisseau se fige dans les glaces, un bouquet de bruyère et de genièvre disparaît au pied d’un sapin blanc. Autour du massif, cinq vallées se partagent un seul peuple, les Ladins. En 15 avant Jésus-Christ, Tibère annexe la Rhétie. Au mélange de rèthe et de latin vulgaire des soldats ajoutent les emprunts faits aux colonisateurs successifs pour former une langue, le ladin, associée, dans un plurilinguisme issu de l’Histoire, au vénitien et au tyrolien. Combattue par le nationalisme du XIXe siècle, cette langue unit une minorité forte de 35 000 habitants. Les mythes transmis par les chanteurs et les conteurs, l’hiver à la vieillée, renforcent cette identité.
Sur la route de Pian, un homme chargé d’un panier rempli de bois grimpe vers le hameau. Sur l’autre versant, le chemin de croix mène à une ciasa, maison dont l’entrée est gardée par un autel. Des barres de fer protègent les fenêtres contre les sorcières de la nuit. Dans le village de Someda, une portella, trou percé dans le battant d’un volet, rappelle que, selon la légende, à la faveur du soir, en hiver, les fées privées de raves, d’herbes et de baies venaient s’y nourrir. Plus haut, à Soraga Alta, un masque défend la porte d’une grosse ferme placée sous la protection de saint Georges, un Christ veille sur les hommes et sur les bêtes.
Vers le Tyrol, sur la route du vin et du sel, au-delà du Passo San Pellegrino, frontière de la République de Venise, cheminaient marchands, pèlerins, musiciens et peintres itinérants. A la belle saison, chevalet à l’épaule, ceux-ci franchissaient les cols. Croix, Christ, saint Christophe les protégeaient. Les artistes traduisaient dans leurs oeuvres la dévotion populaire. Sur la façade des maisons, auprès du lavoir, au croisement des chemins, les images sacrées assurent renaissance et fertilité. Chapelles et églises portent aussi la marque de ces anonymes parcourant les monts. A Santa Giuliana, les fresques retracent le martyre de la sainte de la vallée, une » déesse de la guerre « . Accourue pour sauver les habitants de l’invasion des Huns, Giuliana fendit la roche de Vael d’un coup d’épée et convainquit l’ennemi d’épargner la vallée. Devant la même faille, les armées françaises reculèrent en 1797, puis en 1809.
Plus au sud, Trente ne put échapper à l’invasion des troupes de Bonaparte. La ville, comme le Trentin, revint à l’Autriche en 1802. Une fois les bois et les vignobles franchis, on découvre une cité magnifiée par le génie d’un homme, le prince-évêque Bernardo Clesio. Homme de pouvoir auprès des Habsbourg comme la cour pontificale, le chancelier, nommé cardinal en 1530, s’installa au castello del Buonconsiglio. Le château, siège de la principauté épiscopale, surplombe la cité de ses tours médiévales, décorées, au XVIe siècle, d’oeuvres profanes. Des scènes de chasse parent la torre Falcone, d’éblouissantes fresques chevaleresques la torre Aquila. Sur la place monumentale s’affichent les virtuosités baroques de la fontaine de Neptune. Autour s’ordonnent l’élégance romano-lombarde du Duomo, l’austérité médiévale du Palazzo Pretorio et de la Torre Civica. Loggias, arcades, fresques ornent les palais Renaissance. La ville entière a été édifiée pour recevoir le célèbre concile. En l’église Santa Maria Maggiore, par trois fois, entre 1545 et 1563, la papauté et le Saint-Empire unirent leurs forces contre la Réforme. Maître d’oeuvre de l’assemblée. Bernardo Clesio, grand mécène, agrandit le château d’un bâtiment. Marbre, stuc, fresques, plafonds à caissons, la magnificence du Palazzo Magno incita les nobles au renouveau de l’urbanisme. De cette ardeur partagée surgit une cité où chaque façade conte les hauts faits des grands de ce temps.
Si le concile inspira un élan créateur, il relégua bons et mauvais esprits sur les crêtes les plus inhospitalières. Ainsi moururent de faim les fées et les sorcières mangeuses d’enfants. De l’Ave Maria du soir à celui du matin, par les vallées et les monts, les chouettes n’apportent plus guère de nouvelles des belles des bois.
Agnès Gattegno
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